La SABIX
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Sommaire du bulletin 23
 

LAGRANGE


Lagrange
Photo : Patrice Maurin-Berthier
(C) Photo Collections Ecole polytechnique

Légende au bas du portrait : " Prend une grande part à l'organisation de l'Ecole polytechnique.
Inaugure le cours d'analyse devant tout le personnel réuni le 24 mai 1795
"

« L'illustre Lagrange » : le mot est, depuis deux cents ans, sous toutes les plumes dès qu'on évoque le grand mathématicien qui, pendant un demi-siècle, étonna son temps. « Le premier géomètre qui ait paru depuis Newton et qui, sous tous les rapports de l'esprit et du génie, est l'homme qui m'a le plus étonné ; le plus sage et peut-être le seul philosophe qui ait existé » : ces mots sont... de Mirabeau, alors diplomate officieux envoyé à Berlin en 1786, qui recommandait vivement qu'on invite le grand homme. Ce qui fut fait : Lagrange quitta Berlin pour Paris en 1787, fut élu à l'Académie des sciences et pensionné par le Roi. Mais, comme si s'était tarie d'un coup la source extraordinairement féconde qui, pendant vingt ans, s'était répandue en une série de publications prestigieuses, le mathématicien va rester muet pendant plusieurs années. L'académicien cependant, très assidu aux séances comme aux commissions, nommé directeur de l'Académie en 1788, s'intègre discrètement à la vie scientifique de la capitale ; « doux et même timide dans la conservation » où il avait gardé le zézaiement venu de son origine turinoise, il évite de s'imposer mais ne manque pas de s'intéresser à bien d'autres sciences que les mathématiques. Il fréquente en particulier chez Lavoisier où il s'informe des nouvelles théories chimiques.

Les réunions de l'Arsenal

C'est l'occasion d'ouvrir une parenthèse, en relatant une discussion qui s'est tenue en 1790 entre Lagrange, Laplace, Lavoisier et Hassenfratz dans le laboratoire, ou le salon, de l'Arsenal. Elle montre l'intuition juste et les idées simples de Lagrange dans un domaine fort inattendu pour un « géomètre » : la physiologie.

On discutait beaucoup alors chez Lavoisier du phénomène de la respiration et du rôle de l'oxygène dans ce qu'on nommera plus tard le métabolisme. Lavoisier, aidé de son jeune assistant Seguin, venait d'en établir le bilan énergétique et chimique : le gaz carbonique et la vapeur d'eau dégagés par la respiration provenaient de la combustion, par l'oxygène inspiré, du carbone et de l'hydrogène contenus dans l'organisme, la chaleur se manifestant sous forme de la « chaleur animale ». En discutant ces expériences, on ne manquait pas de spéculer sur les mécanismes physiologiques de cette « combustion » : le poumon était le siège de la réaction ; on savait d'ailleurs que du sang veineux, noir, mis en présence d'oxygène, devenait vermeil comme le sang artériel ; ce serait donc in situ que serait consommé l'oxygène. Lavoisier, Laplace, Seguin abondaient dans ce sens et pensaient que la chaleur animale diffusait ensuite dans le corps ; un médecin suisse, Christoph Girtanner, qui avait fréquenté autrefois Lavoisier avant de se fixer à Gôttingen, venait de publier aussi un article dans ce sens au Journal de Physique. C'est dans une conversation sur ce sujet qu'intervint Lagrange ; ses propos seront repris dans une publication postérieure de Hassenfratz, un autre assistant de Lavoisier, qui expérimentait sur le même sujet, mais était en opposition avec Seguin :

« M. de la Grange réfléchissant que si toute la chaleur qui se distribue dans l'économie animale se dégageait dans les poumons, qu'il faudrait nécessairement que la température des poumons fût tellement élevée que l'on aurait continuellement à craindre leur destruction, et que la température des poumons étant si considérablement différente de celle des autres parties des animaux, il était impossible qu'on ne l'ait point encore observé. Il a cru pouvoir en conclure une grande probabilité, que toute la chaleur de l'économie animale ne se dégageait pas seulement dans les poumons, mais bien dans toutes les parties où le sang circulait.

« Il supposa pour cela que le sang en passant dans les poumons dissolvait l'oxygène de l'air respiré, que cet oxygène dissous était entraîné par le sang dans les artères et de-là dans les veines ; que dans la marche du sang, l'oxygène quittait peu-à-peu son état de dissolution pour se combiner partiellement avec le carbone et l'hydrogène du sang et former l'eau et l'acide carbonique qui se dégage du sang aussitôt que le sang veineux sort du coeur pour se rendre dans les poumons. Par cette hypothèse, observe M. de la Grange, on se rend facilement raison du peu de différence qu'il y a entre la température des poumons et celle des autres parties internes des animaux, et comment le calorique peut arriver aux extrémités les plus éloignées des poumons » (Hassenfratz, « Sur la combinaison de l'oxigène avec le carbone et l'hydrogène du sang.. », Annales de Chimie, 9(1791), p.261).

L'hypothèse formulée par Lagrange avec tant de clarté ne sera vérifiée que près d'un siècle plus tard avec la découverte de l'hémoglobine.

Les institutions révolutionnaires

En ces premières années de la Révolution, Lagrange se garde de se joindre aux mouvements d'opinion. Il écrira à von Herzberg, ministre du roi de Prusse, en 1791 : « Mirabeau vient de mourir ; je n'ai eu depuis que je suis ici aucune liaison ni directe ni indirecte avec lui, j'estimais son talent mais je n'aimais ni son caractère ni sa conduite, et la mienne m'éloignant des Clubs et des tourbillons, je n'avais aucune occasion de le voir ni de le rencontrer ». De fait il ne figurera pas parmi les membres de la Société de 1789, ce club patriotique modéré où sont inscrits beaucoup de ses collègues : Condorcet, Monge, Lavoisier, Prony, Vandermonde... Mais il acceptera les charges pour lesquelles le désigne l'Académie : le Bureau de Consultation des Arts et surtout l'importante commission académique créée en 1790 sur le système des poids et mesures, qui deviendra, après la suppression des Académies en 1793, la Commission temporaire des Poids et Mesures créée par le Comité de Salut public ; on chassera de celle-ci les « suspects » comme Laplace, Borda et même Delambre, mais on gardera Lagrange et Haüy. Sans faire chorus avec eux, Lagrange était évidemment protégé par les « savants de gauche » comme Guyton de Morveau et Monge qui veillèrent aussi à l'abriter des mesures de sûreté contre les étrangers (Lagrange, né à Turin, était sarde).

Très assidu au Bureau et à la Commission, il ne semble pas que Lagrange ait été entraîné dans le tourbillon révolutionnaire de l'an II. Ses collègues et amis Condorcet, Lavoisier, Bailly y trouvèrent la mort ; Laplace, Coulomb, furent mis à l'écart ; Lagrange resta neutre et garda sa très haute réputation : « le premier des géomètres », avait écrit de lui Lavoisier. Il n'apparaît pas qu'il ait pris part aux consultations autour du Comité de Salut public qui, de juin à septembre 1794, préparèrent le projet d'Ecole centrale des Travaux publics que présenta Fourcroy à la Convention le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794). D'ailleurs Monge, dans les Développemens , fait, on le sait, une très large part à « l'art de décrire les objets », mais n'y mentionne l'analyse qu'en second et très brièvement, comme un prolongement par la géométrie analytique de la géométrie descriptive.

Néanmoins, lorsqu'on en vint aux arrêtés d'application du décret de création de vendémiaire, l'analyse fut citée en premier dans les programmes et Lagrange en fut nommé « instituteur ». Le gouvernement de l'Ecole était confié à un Conseil qui devait élire chaque mois son président, lequel serait en même temps inspecteur de l'Ecole, chargé « de tenir la main à ce que l'ensemble de l'Ecole se maintienne de manière à remplir le but de son institution, de s'informer du progrès des élèves, de surveiller les agents de l'Ecole et de rendre compte de ses observations au Conseil ». Le Conseil, dans sa première réunion, le 14 frimaire (4 décembre 1794), élut Lagrange comme président « à la majorité des voix ».

Les « cours révolutionnaires » à l'Ecole polytechnique

Bien que tout désigne Monge comme le principal fondateur de l'Ecole dont il suivra passionnément les premiers pas et à laquelle il consacrera le plus clair de son temps jusqu'à son départ en Italie en mai 1796, c'est donc Lagrange qui en présida l'inauguration : le 1er nivôse an III (20 décembre 1794), à dix heures, il fit son entrée dans l'amphithéâtre où étaient réunis les 350 élèves, à la tête d'une délégation composée « de plusieurs représentants du peuple membres des différents Comités de Salut public, d'Instruction publique et des Travaux publics, du représentant Prieur à qui l'Ecole et les élèves ont tant d'obligation, du Commissaire Lecamus et de l'instituteur Fourcroy, qui ont été reçus aux applaudissements universels de tous les élèves ».

L'enseignement commença, comme on sait, par trois mois de « cours révolutionnaires », réputés faire défiler un aperçu général des programmes, afin de préparer les élèves aux cours approfondis à venir, et destinés aussi, par un examen subséquent, à répartir les élèves en trois niveaux. Lagrange, au contraire de ses collègues instituteurs, ne prit pas part à ces cours révolutionnaires ; en mathématiques - en dehors de la géométrie descriptive - Ferry (un ancien collègue de Monge et de Hachette à l'Ecole du génie de Mézières, devenu conventionnel jacobin) devait faire un cours d'algèbre, puis Prony un cours de mécanique, chacun un mois successivement. Mais il assuma assidûment sa fonction de président-inspecteur pendant les six semaines où il fut en charge. On signale sa présence au cours de Fourcroy pendant les quatre premiers jours, tandis qu'apparaissait la première difficulté dans les cours quotidiens de mathématiques : dès le premier cours d'algèbre de Ferry, ce fut la catastrophe, les élèves n'y comprenaient rien et désertèrent le cours. Le 5 nivôse, Lagrange décida de faire appel à un certain Griffet-Labaume, ingénieur des Ponts et Chaussées, pour donner des répétitions destinées à soutenir le cours de Ferry ; le 8 nivôse, il assistait à la leçon de Ferry « avec d'autres instituteurs ». Et le 17, pour s'assurer que le cours élémentaire de Griffet-Labaume, commencé dès le 6, avait l'effet escompté, il demanda à Griffet-Labaume de refaire son cours du matin en sa présence, après avoir constaté l'absence de Ferry, dont plus des 2/3 des élèves avaient fui le cours. Bientôt Ferry se retirait définitivement, n'ayant donné que 9 leçons ; Griffet-Labaume poursuivra ses leçons d'algèbre élémentaire, toujours sans grand succès, car les élèves étaient décidément, en majorité, encore très faibles en mathématiques.

Le 30 nivôse (19 janvier 1795), Lagrange arrivait au terme de son mandat de président-inspecteur, Monge lui succéda. Mission accomplie : on ne revit plus Lagrange au Conseil, qui pourtant tint régulièrement ses séances tous les jours, pendant les trois mois suivants ; il se consacrait alors entièrement à ses cours à l'Ecole normale de l'an III qui commencèrent le 1 1 pluviôse (30 janvier).

L'Ecole Normale de l'an III

La création de l'Ecole normale et sa mise en route avaient suivi, à un mois d'intervalle, celles de l'Ecole centrale des Travaux publics : décret de la Convention le 9 brumaire (30 octobre 1794), arrêté d'application et nomination des professeurs le 24 nivôse, premier cours le 1er pluviôse. Les élèves étaient nombreux (1400), candidats au professorat dans les futures écoles centrales des départements, désignés par les districts locaux et non recrutés par concours. Beaucoup étaient déjà assez mûrs, certains fort instruits. Les cours-, encore du style « révolutionnaire » - une seule session de quatre mois - devaient informer les élèves de l'état le plus avancé des connaissances dans chaque domaine, et les professeurs étaient prestigieux : Laplace, Lagrange, Monge en mathématiques, Berthollet en chimie, Haüy en physique, Buache, Volney, La Harpe, Bernardin de St-Pierre etc.. Les cours seront sténographiés, les épreuves aussitôt envoyées au professeur, les imprimés distribués aux élèves dans la décade même. De plus, il y aurait, entre les cours, des séances de « débats », également sténographiées, entre le professeur et les élèves.

Le 1er pluviôse (20 janvier), à la séance d'ouverture, Lagrange était à la tribune avec Laplace pour la présentation du programme de mathématiques, son cours se présentant comme complémentaire de celui de Laplace qui donnait alors sa première leçon. Lagrange intervint longuement le 11 pluviôse, séance de débats, en dialogue avec Laplace et des élèves, donnant une sorte d'introduction à l'arithmétique. Ses deux premières leçons, les 16 pluviôse et 6 ventôse (24 février) furent encore sur l'arithmétique. Suivirent trois d'algèbre, du 1er au 22 germinal (21 mars au 11 avril), et là se termina l'enseignement de Lagrange à l'Ecole normale, qui devait fermer définitivement ses portes deux mois plus tard. Fourier, qui suivit ces cours comme élève, nous laisse un portrait très vivant de son professeur : « Lagrange, le premier des savants d'Europe, paraît avoir de 50 à 60 ans : il est cependant plus jeune (il avait en fait 59 ans) ; il a dans les traits de la dignité, et de la finesse dans la physionomie ; il paraît un peu grêlé et pâle ; sa voix est très faible, à moins qu'il ne s'échauffe ; il a l'accent italien très marqué, il prononce les s comme des z ; il est très modestement vêtu en noir ou en brun ; il parle familièrement et avec quelque peine ; il a dans la parole l'embarras et la simplicité d'un enfant. Tout le monde voit bien que c'est un homme extraordinaire, mais il faut l'avoir vu pour reconnaître un grand homme ».

La première leçon de Lagrange à Polytechnique, le 5 prairial an III.

A en croire le cartouche qui accompagne notre portrait :

Prend une grande part à l'organisation de l'Ecole polytechnique.
Inaugure le cours d'analyse devant tout le personnel réuni le 24 mai 1795

cette leçon du 5 prairial (24 mai 1795) serait un événement majeur de la fondation de l'Ecole : c'est la seule date précise citée dans ces cartouches, et c'est Lagrange qui en est l'acteur. Il n'est donc pas inutile d'éclairer autant que possible cette date, en se référant non seulement au cahier-journal de Gardeur-Lebrun, mais aussi à l'histoire politique du moment, celle des «journées de Prairial », soulèvement populaire qui succédait aux « émeutes de la faim » de germinal. L'hiver avait été très rude, le pain manquait cruellement.

Le 1er prairial de grand matin, le tocsin sonna dans les faubourgs, des émeutiers envahirent la Convention, tuèrent le député Féraud, promenèrent sa tête au bout d'une pique. La Convention commença par céder, puis, ayant fait appel aux troupes des quartiers « dorés » de l'Ouest, réussit à se faire dégager. Le 2 prairial, nouvelle attaque appuyée cette fois par les canons des faubourgs ; elle échoue le soir. Le 3 commence la répression par la troupe ; elle s'achève le 4 par la défaite finale des sans-culottes du Faubourg Antoine. Le 5, la Convention multiplie les décrets d'accusation ; la commission militaire qu'elle a créée le 4 juge et condamne : 36 condamnations à mort, dont 6 conventionnels, les « martyrs de Prairial ».
L'un d'eux, le mathématicien Romme, membre du Comité d'Instruction publique (l'un des trois Comités qui régissaient l'Ecole), ami de Monge, s'était intéressé à l'Ecole au Conseil de laquelle il était venu les 5 nivôse et 15 pluviôse pour réclamer un contrôle d'assiduité des élèves (Langins, p.34).

Les élèves, bien sûr, suivaient de près ces événements. Le ci-devant Palais-Bourbon n'était pas loin des Tuileries où siégeait la Convention, mais il était « du bon côté » de celle-ci, à l'opposé des faubourgs insurgés. De plus, les élèves étaient requis en tant que gardes nationaux, lorsque, dans leurs sections, on battait la générale : plus question alors d'aller à l'Ecole.

La mise en route de la scolarité régulière à Polytechnique

Il est indispensable, pour cette période, de se référer au calendrier révolutionnaire qui rythme la vie à l'Ecole, par décades. Le décadi (10, 20, 30 de chaque mois) est jour de repos, mais il y a réunion du Conseil. Les autres jours imposent à l'emploi du temps sa périodicité : primidi, duodi, etc.. ; le quartidi et le nonidi, par exemple étaient jours de chimie. Le quintidi (5, 15, 25) est jour de semi-repos : il n'y aura que deux cours le matin, liberté « après-dîner ». Il y a également réunion du Conseil ce jour-là, de midi à deux heures.

Après la fin des cours révolutionnaires en germinal , les quelques 350 élèves avaient subi les examens destinés à les classer, selon le degré de leurs connaissances, en trois divisions qui devaient préfigurer les trois années de la scolarité régulière : seule la division dite « stéréotomie » resterait trois ans, les deux autres (« architecture », « fortification ») sortiraient après deux ans ou un an. Les cours réguliers doivent commencer le 1er prairial ; les emplois du temps seront séparés pour les trois divisions, sauf le quintidi matin où il y aura deux cours communs : physique générale à 10 h., puis analyse.

Le 30 floréal (19 mai), veille de la mise en route de ce nouvel emploi du temps, Lagrange vint au Conseil ; il n'y avait paru qu'une seule fois, le 20 germinal (9 avril), depuis le début de ses cours à l'Ecole Normale, le 1er pluviôse. C'était le jour du changement de président ; Monge était sortant, on élut Lagrange, pour un second mandat. Dans la même séance, le Conseil entérina en quelque sorte l'entrée en fonctions de cet « instituteur » qui, jusque là, n'avait pas fait cours, se contentant, comme on a vu, de surveiller les premiers cours de mathématiques de nivôse : « Le citoyen Lagrange, voulant concourir aux progrès de l'Ecole centrale des Travaux publics, s'offre d'enseigner la partie des mathématiques. Le Conseil agrée sa proposition avec reconnaissance et arrête que ses leçons auront lieu tous les quintidis à midi ».

Pourquoi saluer ainsi l'entrée en scène de Lagrange ? Après tout, ses collègues, Monge en tête, n'avaient pas jusque là ménagé leurs efforts, présents aux cours et aux Conseils. Mais Lagrange, outre qu'il est le doyen de l'assemblée, est le grand, l'illustre Lagrange auquel on ménagera une place à part : une seule conférence publique par décade, en marge du programme spécialisé des trois divisions.

L'autre cours du quintidi, celui de « physique générale » avait, lui aussi, un statut un peu hors programme : c'était une revue des dernières découvertes en physique et l'ouverture vers leurs applications aux arts, sans répétitions ni travaux pratiques associés, au contraire des cours de chimie, appelée « physique particulière ». Inutile de dire que le niveau de ces cours de physique nous paraît aujourd'hui bien faible ; il serait cruel de poursuivre le parallèle entre Lagrange et l'instituteur de physique générale, Hassenfratz, alors banni et caché dans les Ardennes, et plus encore son suppléant du moment, Barruel.

Les cours de Prairial an III

Le 1er prairial au matin, à l'arrivée des élèves, on les distribua, selon leur nouvelle affectation à l'une des trois divisions, dans les salles appropriées où commencèrent leurs cours séparés. Puis le cahier-journal mentionne : « Le décret rendu par la Convention nationale pour que tous les citoyens se rendissent sur le champ en armes à leurs sections nous ayant été annoncé vers lh.,je suis allé dans toutes les salles en prévenir les élèves qui sont aussitôt partis ».

Le 2, un tiers seulement des élèves se présentent : « Ce petit nombre ne nous a pas étonné, les citoyens étant restés sous les armes une bonne partie de la nuit ». Le 3, toujours très peu d'élèves, pas de cours. Gardeur-Lebrun fait le tour des salles pour présenter Fourier, qui vient d'être embauché par le Conseil sur proposition de Monge, pour faire un cours de mathématiques ; Fourier avait été élève à l'Ecole Normale. Le quartidi 4, point de chimistes : « Les conversations ont occupé la plus grande partie du temps des élèves ; le bruit que les sections devaient prendre les armes les ont fait partir. On ne peut s'occuper d'études sérieuses quand la Patrie est dans la crise où elle est depuis le 1er de ce mois ».

Le 5 prairial, le calme est revenu. « Vers 1 Oh 1/2, le Citoyen Barruel a commencé la leçon de physique générale avec une soixantaine d'élèves dont le nombre s'est augmenté durant la séance qui a été levée avant 1 lh 3/4. Le Citoyen Lagrange qui est l'inspecteur de l'Ecole pour ce mois-ci y a assisté en partie ; à son entrée, il a été accueilli par des applaudissements universels. La leçon de physique n'a pas été entendue avec la tranquillité et le silence nécessaires. Celle du Citoyen Lagrange sur l'arithmétique commencée avant midi a été écoutée avec l'attention que les élèves devraient à toutes. Elle a été finie pour lh et les élèves sont partis ». Voilà tout ce que dit notre journal, habituellement précis et détaillé, qui n'aurait pas manqué de signaler si le cours avait eu lieu « devant tout le personnel réuni ». Il est tout-à-fait possible, probable même, que des membres du corps enseignant, notamment les mathématiciens, Fourier, Prony, y soient venus, mais notre sous-directeur n'a pas estimé que cela faisait véritablement événement. D'autant qu'il est, en revanche, très improbable que les « représentants du peuple » (Fourcroy, Guyton, Prieur), présents à l'Ecole dans les circonstances solennelles, aient pu quitter la Convention. L'ambiance n'était pas aux solennités et l'auditoire lui-même, malgré ses applaudissements, était très clairsemé. Si Monge y vint, ce ne fut qu'en passant, car il était à la séance du Conseil du 5 prairial, qui se tenait en même temps que le cours ; il devait d'ailleurs s'esquiver dès le lendemain, craignant les poursuites contre les jacobins, et ne réapparaîtrait que deux mois plus tard, le 8 thermidor.

A la leçon suivante, le 15 prairial, les élèves arrivent progressivement pendant le cours de Barruel, « qui n'a pas été aussi paisible et silencieux qu'il aurait dû être », tandis que le succès de Lagrange commence à se confirmer : « A 11 h 3/4 le Citoyen Lagrange a commencé sa leçon sur l'arithmétique. L'assemblée était beaucoup plus nombreuse que la 1ère, mais elle n'était cependant pas complète. On y a été fort attentif et tranquille ». Il en sera de même pour les suivantes (25 prairial, 5 messidor) ; le 15 messidor (3 juillet), pour la première fois, Gardeur-Lebrun note « qu'il y avait plusieurs étrangers mêlés avec les élèves, d'autres à la tribune ». Le 25 messidor, « on a été attentif et silencieux », le 5 thermidor (23 juillet), assemblée « assez nombreuse et paisible ; on y a donné attention ».

Le cours d'analyse de Lagrange de 1795 à 1799

Dans une brève note publiée dans le 2ème cahier du Journal de l'Ecole polytechnique pour floréal et prairial an III, « Notice sur un cours élémentaire d'analyse fait par Lagrange », Prony célébrera avec enthousiasme ces premiers cours, en notant bien que ce sont les professeurs - plus que les élèves, objet de l'attention de Gardeur-Lebrun - qui en furent impressionnés : « Toutes les classes d'élèves y ont été appelées ; les instituteurs eux-mêmes, empressés de se ranger parmi ses auditeurs, ont joui du spectacle intéressant de voir l'un des hommes qui ont le plus fait pour la gloire des sciences, préparer dans l'esprit des jeunes élèves, qui en sont l'espoir, les germes des découvertes futures, et assurer à la France la continuation de la prééminence en analyse et en géométrie, qui lui est incontestablement acquise depuis le milieu de ce siècle. Les premières leçons ont eu pour objet les éléments de l'arithmétique, à commencer par la numération. Cette matière, si sèche et si stérile chez la plupart des auteurs, a acquis entre les mains de Lagrange la richesse et la fécondité qui brillent dans toutes ses productions ».

C'était de fait le départ d'un enseignement d'analyse qui, réduit à une portion congrue dans les programmes de l'Ecole (8% de l'emploi du temps en 1795 contre 50% pour la descriptive !), allait se développer très rapidement dans les années suivantes. Avec Ampère, Poinsot, Cauchy, Mathieu, Liouville ou Chasles (pour ne citer que les professeurs antérieurs à l'exécution des tableaux de Colin), l'analyse aurait la première place à l'Ecole, dans ses programmes comme dans sa notoriété, bien avant, finalement, la géométrie de Monge. Ceci explique et justifie que son inauguration par Lagrange ait pris rang d'événement emblématique, retenu par le cartouche de son portrait.

Lagrange poursuivra ce cours chaque quintidi jusqu'en 1799 ; on le retrouve encore dans le « tableau de l'ordre des cours et des leçons » approuvé par le Conseil lors de la rentrée de l'an VII (28 frimaire = 18 décembre 1798) : la scolarité a été réduite à deux ans, mais le quintidi est toujours cours commun aux deux divisions, physique générale à lOh. et analyse à midi. On précise cependant que cette « leçon d'analyse du citoyen Lagrange » s'adresse, dans l'emploi du temps de 1ère année, « à ceux des élèves qui sont assez avancés pour en profiter», et, en 2ème année « pour ceux des élèves qui voudront se perfectionner et compléter leur instruction mathématique ». On ne sait pas combien d'élèves y assistaient, sur les quelque 250 alors présents à l'Ecole qui était encore, rappelons-le, un externat. L'auditoire était sans doute fervent, mais peu nombreux, c'était, comme le qualifiera Fourcy, « un sublime hors-d'oeuvre » du programme. Mais cet enseignement évidemment élitiste, à l'Ecole Normale puis à Polytechnique, avait été un grand moment. Pour le génie mathématique de Lagrange, la rencontre avec cette jeunesse « passionnée du désir de s'instruire » déclencha un nouveau printemps. Depuis la Meclumique analytique de 1788 et la période très féconde qui l'avait précédée, il n'avait rien publié : voilà que les cours de l'Ecole Normale qui, à la différence de ceux de Polytechnique étaient sténographiés, aussitôt imprimés et distribués, l'obligeaient à rédiger, à corriger ; et plutôt que de se contenter d'enseigner la mathématique du passé, il s'était lancé, « sous les yeux des auditeurs », dira Delambre, dans l'édification de l'oeuvre mathématique qui sera publiée dans ses deux grands traités : la Théorie des Fonctions analytiques ( 1797) et les Leçons sur le calcul des fonctions ( 1801 ).

L'enseignement avait été le déclic, mais Lagrange n'avait pas pour autant l'âme d'un professeur et ne se souciait guère, apparemment, de pédagogie. Passé le premier moment d'enthousiasme de s'asseoir aux leçons « du premier savant d'Europe » (Fourier), les auditeurs, en grande majorité, décrochaient. A l'Ecole Normale, Fourier confie que « les élèves, dont la plupart sont incapables de l'apprécier, lui font pourtant assez peu d'accueil, mais les professeurs le dédommagent »... Quant à Polytechnique, Gardeur-Lebrun notera bientôt la proportion élevée d'absents dès le 15 fructidor an III (1er septembre 1795) : « vers midi 1/2, la leçon du Cen Lagrange qui, quoiqu'aussi intéressante qu'à l'ordinaire, n'a pas été aussi nombreuse que celle de physique, ce qui fait penser que déjà tous ceux qui s'en dispensent ne sont plus en état de l'entendre »

Lagrange cessera son cours après le coup d'Etat du 18 brumaire (9 novembre 1799), en invoquant sa santé précaire et le fait que « ces leçons n'avaient pour objet que l'avancement de l'analyse (...) et n'entraient pas nécessairement dans le système d'enseignement de l'Ecole ».

Après sa démission, Lagrange ne se désintéressera pas de la marche de l'Ecole ; il est nommé régulièrement au Conseil de Perfectionnement de 1805 à 1812.

Sénateur et comte d'Empire, grand officier de la Légion d'Honneur, « l'illustre Lagrange » est un personnage en vue. Il lui arrive de rencontrer l'Empereur : on lui prêtera la célèbre réplique qu'on place habituellement dans la bouche de Laplace : « L'Empereur, qui faisait grand cas de son savoir et de sa personne, se plaisait à lui adresser assez souvent diverses questions sur des sujets graves (...) Une fois, il lui demanda ce qu'il pensait de Dieu ? le grand philosophe lui répondit, avec sa prononciation d'enfant : « Zolie hypothèse avec laquelle on explique bien des sozes ». L'anecdote est ici contée par Raymond-Latour, ancien chimiste des laboratoires de l'Ecole, qui avait été, en son temps, honoré de quelque attention par « l'immortel Lagrange » ... et frappé de son zézaiement (Raymond-Latour, Souvenirs d'un Oisif).

Le portrait

C'est le portrait du vieil homme des années impériales, comblé d'honneurs malgré sa modestie, que Colin a choisi de présenter dans sa galerie, dont il est, de fait, le doyen. Pas d'uniforme d'apparat, un simple costume civil que souligne discrètement la Légion d'Honneur. L'artiste a vraisemblablement repris ses traits dans ces gravures qu'a recueillies l'Académie des Sciences, mais où il ne figure que de profil : dessins plutôt que portraits, car, comme le remarque Delambre, « quoiqu'il fût doué d'une figure vénérable sur laquelle se peignait son beau caractère, jamais il n'avait consenti que l'on fît son portrait ; plus d'une fois, par une adresse fort excusable, on s'était introduit aux séances de l'Institut pour le dessiner à son insu ».

Le nez mince, busqué, fortement proéminent, les pommettes saillantes, le menton faible et rétracté, les yeux enfoncés sous les puissantes arcades, et ce grand front surtout, impressionnant indice d'une exceptionnelle capacité de méditation, composent un visage qui reflète parfaitement, dans la simplicité et la modestie, le pur génie de l'invention mathématique.

Contrairement aux autres hôtes de la galerie de Colin (Berthollet, peut-être, mis à part), Lagrange n'est pas un homme d'action, c'est un penseur profond et, comme l'a très justement noté A.Dahan, « un mathématicien philosophe ».


Emmanuel GRISON

Bibliographie

Taton, René. « La Mécanique Analytique de Lagrange et son héritage. II » Atti delle Academia delle Scienze di Torino. Suppl. n.2 al vol. 126 (1992)

Amy Dahan-Dalmedico. « La méthode critique du mathématicien-philosophe » L'Ecole Normale de l'an III. Leçons de mathématiques. J.Dhombres, dir. pp 171-192 Paris : Dunod, 1992.


Lagrange
Collections Ecole polytechnique

Citation de Janis Langins, "La République avait besoin de savants", Belin, 1987 :

Né à Turin dans une famille d'origine française, Lagrange passa les cinquante premières années de sa vie dans son pays natal et à l'Académie des sciences de Berlin avant de venir à Paris avant la Révolution. Son départ de Berlin avait donné lieu à une véritable compétition internationale entre la France et certaines cours italiennes pour l'honneur d'attirer l'illustre mathématicien chez elles. Sa réputation comme mathématicien fut immense et le père de Lagrange sera l'objet de la sollicitude et des égards particuliers de l'armée française quand celle-ci envahit le Piémont pendant les guerres révolutionnaires. A l'encontre de Monge et Laplace, Lagrange semble avoir été complètement absorbé par son travail scientifique et il a passé sans encombre tous les régimes politiques depuis la Révolution jusqu'à Napoléon. Ce dernier le nomma sénateur et comte d'Empire. Il enseigna à l'Ecole normale de l'an III avec Monge et Laplace. Nommé parmi les premiers professeurs à l'Ecole polytechnique, il y enseigna un cours qui devint rapidement un cours pour des élèves d'élite. Jusqu'en 1799 il fut remplacé par Lacroix.