Cet article a été publié dans La Jaune et la Rouge, novembre-décembre 1975
Raymond Lindon, ancien premier avocat général à la Cour de Cassation, a été trente ans maire d'Etretat, ville pour laquelle il s'est passionné.
Il a ainsi découvert l'existence de Jacques Lamblardie, qui proposa à Gaspard Monge la création de l'Ecole Polytechnique. Il a rassemblé une importante documentation sur Lamblardie et nous en présente ici quelques aperçus.
De même que le véritable père d'un enfant n'est pas toujours celui qu'indique l'état-civil, de même le véritable père d'une école peut ne pas être celui qu'indique la tradition.
Si l'on en croit le grand Larousse universel du XIXe siècle en 17 volumes, Lamblardie (Jacques-Elie-François), ingénieur des Ponts et Chaussées et hydrographe français né à Loches en 1747, mort à Paris en 1797, au Havre, « remplaça, en 1793, Perronnet à la direction de l'Ecole des Ponts et Chaussées. Ce fut lui qui proposa à Monge l'établissement de l'Ecole centrale des Travaux publics. Monge approuva cette idée, la présenta à la Convention et cette Assemblée décréta la fondation de l'Ecole centrale des Travaux publics qui devint, en 1795, l'Ecole polytechnique. Lamblardie en fut un des premiers professeurs. »
Voilà, n'est-il pas vrai, de quoi inciter à mieux connaitre Lamblardie, qui eut sûrement quelque renom en son temps, puisqu'un quai du Havre porte son nom, de même qu'une rue de Paris dans le XIIe arrondissement.
Sans être en mesure d'entreprendre une biographie complète du personnage, (se reporter notamment à l'Histoire de l'Ecole Polytechnique », de Callot) je crois pouvoir apporter des lumières sur certains aspects de son existence dans les neuf années qui précédèrent la Révolution et au cours desquelles il accomplit d'importantes études sur le phénomène du mouvement des galets le long des côtes du Pays de Caux.
Il imagina, pour repousser les bancs de galets accumulés à l'entrée des ports de la Normandie, un système d'écluses de chasse flottantes, qui pouvaient être ancrées pendant la haute mer vers les différents points d'où l'on voulait expulser le galet. Ce système est exposé dans un mémoire fort remarquable et rempli d'idées neuves. Il proposa aussi des moyens de tenir, dans les ports d'assèchement, les navires à flot, sans le secours des portes. Il établit les écluses de Dieppe, du Tréport, construisit l'ingénieux pont à bascule du Havre, rédigea un mémoire sur la perfection des écluses tournantes, publia divers travaux sur la navigation de la Seine et de la Somme.
Lamblardie remplaça, en 1793, Perronnet à la direction de l'Ecole des Ponts et Chaussées. Ce fut lui qui proposa à Monge l'établissement de l'Ecole Centrale des Travaux Publics; Monge décréta la fondation de l'Ecole centrale des T.P., qui devint, en 1795, l'Ecole Polytechnique. Lamblardie en fut un des premiers professeurs. On a de lui divers mémoires sur la navigation et les embouchures de nos cours d'eau du Nord, ainsi qu'une architecture civile publiée dans le Journal de l'Ecole Polytechnique, t. 1er, p. 25 à 36, et quelques autres écrits spéciaux.
Je suis étretatais autant que parisien. Mes parents sont venus passer l'été à Etretat en 1906 et depuis cette date, sauf pendant la guerre 1939-1945, j'ai pris le plus gros de mes vacances dans cette localité qu'affectionnèrent, au siècle dernier, tant de peintres, d'hommes de lettres et de musiciens.
Dès mon adolescence, je me suis intéressé au passé de cette petite cité et ai commencé à collectionner soit les rares ouvrages d'histoire locale qui lui ont été consacrés, soit les innombrables gravures, estampes et lithographies qu'ont inspirées ses célèbres falaises.
C'est ainsi qu'à la lecture de l'ouvrage de l'abbé Cochet, bien connu des normands, sur l'histoire d'Etretat, j'y notai plus particulièrement deux choses, qui étaient, pour ce petit port de pêche, comme deux titres de noblesse : d'une part, que, du temps de Napoléon, le projet avait été préparé de creuser à Etretat — et à la faveur de la situation naturelle de la baie entre ses deux falaises, — un port de guerre: d'autre part, qu'avant la Révolution, un certain baron de Bellevert avait créé, dans les rochers, au pied de la falaise d'aval et à l'endroit où affleure une rivière souterraine, un parc à huîtres, qui aurait alimenté la table de Marie-Antoinette.
Je découvris bientôt que, pour le port de guerre, le bénéfice de l'idée ne revenait ni à Napoléon ni à ses ingénieurs, mais à un de leurs prédécesseurs : Lamblardie.
Celui-ci était, en 1780, ingénieur des Ponts et Chaussées au Havre. Dans l'exercice de ses fonctions, il porta son attention sur un phénomène jusque-là constamment observé mais mal étudié et nullement expliqué, à savoir que, le long des côtes du Pays de Caux, c'est-à-dire sur les plages qui s'étendent du Havre à l'embouchure de la Somme, les galets sont constamment en mouvement, massés tantôt sur les parties Nord-Est et tantôt sur des niveaux très élevés ou ne formant d'autres fois qu'une mince couche, et surtout, gênant, par suite de ces variations, l'accès et la sortie des ports tels que Fécamp, Saint-Valéry et Dieppe.
Ayant fait pratiquer des sondes à partir de 1770, ayant visité toutes les plages et y ayant promené à maintes reprises sa perspicacité, Lamblardie avait pu donner à ses observations des conclusions positives et même conseillé des systèmes d'écluses dont l'un paraît avoir fonctionné à Etretat dans la première moitié du XIX esiècle. Et, de tout cela, il entreprit, en 1786, de faire un petit livre qui parut en 1789, au Havre, sous le titre suivant :
« Mémoire »
« sur les côtes de Haute-Normandie, comprises entre l'embouchure de la Seine et celle de la Somme, considérées relativement au galet qui remplit les ports situés dans cette partie de la Manche. »
Longtemps, je fus à la recherche de cet ouvrage, rarissime au point que je doute qu'en dehors de quelques exceptions, il existe aujour d'hui ailleurs que dans les bibliothèques publiques et celles des Ponts et Chaussées de la région. Le hasard me servit et, un jour, j'en fis la découverte et pus l'acquérir... chez un bottier !
A la vérité, ce qui, dans ce Mémoire, avait frappé l'abbé Cochet, — et que les lecteurs de celui-ci répétaient à l'envie — c'était un passage, très court et en quelque sorte accessoire, où Lamblardie tirait de ses observations et études que la baie d'Etretat présentait des particularités qui y rendraient très facile et très utile l'établissement d'un Port de Roi, c'est-à-dire d'un port de guerre « dont le chenal est assez profond pour permettre aux vaisseaux de Sa Majesté d'entrer et sortir, même au moment de la basse mer. »
Cette idée devait, comme je l'ai indiqué, être reprise du temps de Napoléon ler et les projets furent poussés alors jusqu'à la confection de plans coloriés d'une précision et d'une élégance qui en font des oeuvres d'art, lesquels plans existent toujours aux archives des Ponts et Chaussées de Rouen.
Mais, encore une fois, le port de guerre, c'était, dans l'ouvrage de Lamblardie, la notation en quelque sorte accidentelle. L'essentiel, c'était le mouvement des galets, son origine, ses inconvénients et les remèdes qu'on pouvait apporter à ceux-ci. Voici, du reste, ce que dit la préface du Mémoire : « Le but de ce Mémoire, que j'ai rédigé il y a sept ans, était de fixer des idées claires et précises sur la marche du galet; objet sur lequel on n'avait alors qu'une opinion fausse qui influait sur les projets ordonnés pour l'amélioration des ports de la Manche, et principalement sur ceux proposés pour le port de Dieppe. »
Il est difficile, surtout pour un non-scientifique, de résumer ce travail qui comporte le recours à de nombreuses formules mathématiques. Mais, à titre d'exemple, on trouvera ici la reproduction d'un passage où, selon la typographie de l'époque, le même signe est utilisé pour la lettre S et pour la lettre F.
Le destin fit que j'eus à me reporter au Mémoire de Lamblardie non pas comme à un document périmé, mais comme à un outil de travail. En effet, dans les deux années qui suivirent celle de mon élection à la mairie, la plage d'Etretat, à la suite d'une longue période de vents d'ouest, et aussi de la disparition, faute d'entretien, d'épis en bois qui, depuis longtemps, compartimentaient les galets de la plage, la moitié ouest de celle-ci en était totalement dégarnie, laissant apparaître, à sept ou huit mètres plus bas que le niveau normal, les roches blanches sur lesquelles prennent appui les digues du port d'échouage.
Il en résultait, pour la localité un réel danger : les digues, n'étant plus protégées par leur lit de galets, risquaient d'être détruites par la mer, en cas de tempête. Et de fait, à deux reprises, des tempêtes s'étant effectivement produites, la mer passa par-dessus les terre-pleins dominant la plage et, s'engouffrant dans la rue principale, le flot parvint à trois cents mètres de la plage, jusqu'à la place de la mairie.
Qu'il me soit permis, en passant, et en raison de la nature de la revue où le présent article doit paraître, d'évoquer, à quarante-cinq ans de distance, l'admiration que m'inspirèrent alors la science et l'efficacité des ingénieurs des Ponts et Chaussées sous la direction desquels les travaux furent conçus, exécutés et améliorés : MM. Naud et Hupner, puis Saigot et Brunot, qui, je l'imagine aisément, durent faire, par la suite, de brillantes carrières [Il s'agit de MM. André-Eugène Naud (X 1908 ; 1888-1981) qui était ingénieur en chef; Henri Hupner (X 1911 ; 1891-1958) André Brunot (X 1923 ; 1903-1996) et Jacques Saigot (X 1927 ; 1909-1999)].
Et voici que pour moi, de nouveau, Lamblardie est redevenu d'actualité avec la construction, en cours, d'un terminal pétrolier, au lieudit « le cap d'Antifer ». Ce terminal, destiné à recevoir des unités de transport de 500 000 et, au besoin, d'un million de tonnes, a un tracé perpendiculaire au littoral, avec, à son extrémité, un infléchissement vers le sud.
Sans doute, sur le plan économique, ce projet est-il hardi comme tous ceux dont les hypothèses reposent sur des prévisions à long terme; mais surtout, sur le plan technique, il faut avoir lu le Mémoire de Lamblardie — et j'estime qu'en dehors des ingénieurs, auteurs du projet, ceux qui sont dans ce cas doivent se compter sur les doigts d'une main — pour apercevoir un risque que les expériences faites sur maquette n'ont pu faire apparaître.
Dans le Mémoire de Lamblardie, en effet, on lit à la page 29, n° 40 : « Tout ce galet (provenant des éboulements de falaises) « court le long de la côte en deux sens diamétralement opposés. Au Havre-de-Grâce, en regardant la mer, il vient de la droite; au Tréport, à Dieppe, Saint-Valéry-en-Caux et Fécamp, il vient de la gauche; et ces deux mouvements ne sont occasionnés que par le gisement de la côte qui forme, entre Le Havre et Fécamp, un angle saillant, à droite et à gauche duquel l'effort des vagues se décompose le long du rivage en des directions contraires. Cet angle saillant est le cap d'Antifer... La direction des vents de la partie du Nord-Ouest, les plus fréquents et les plus violents qui règnent dans la Manche, le divise en deux parties égales, en sorte que le galet est obligé de s'y partager; une portion dépasse Le Havre et va former la pointe du Hoc; l'autre portion dépasse Fécamp, Saint-Valéry-en-Caux, Dieppe, Le Tréport et vient augmenter le territoire de Cayeux en formant la pointe du Hourdel... »
Si, par malheur, le terminal se trouve implanté à l'est du point de division des deux mouvements latéraux déterminés par Lamblardie, ne serait-il pas à craindre que le galet, empêché de remonter vers le nord-est le long des côtes du Pays de Caux, ne puisse assurer le renouvellement de celui qui séjourne présentement sur les plages de ces côtes et provoque un dégarnissement qui aurait les conséquences observées en 1930 et 1931 ?
Il est remarquable, à cet égard, que Lamblardie ait envisagé l'éventualité d'un arrêt du galet dans sa marche et en ait tiré implicitement la conséquence fâcheuse qui en résulterait pour Etretat qui « n'est préservé des irruptions de la mer que par une digue naturelle que les vagues ont formée ».
Or, actuellement, sans parler du fait que la plage d'Etretat est, en ce moment, à peu près revenue au niveau de 1930 dans sa partie ouest, ce qui après tout peut s'expliquer par une longue dominante de vents d'ouest, au cours de ces derniers mois, un phénomène est patent : c'est celui qui s'est produit sur la petite plage de Bruneval située entre le terminal et Etretat, et où, pendant la dernière guerre, des installations radiogoniométriques de l'occupant furent détruites par un commando anglais, coup de main dont le souvenir est perpétué par un monument qu'inaugura le général de Gaulle en 1947. Pour reprendre les termes d'un journal local qui traduisent bien une situation que tous les habitants de la région on pu constater, « l'allongement de la digue d'Antifer a entraîné une modification des houles qui ont emporté les galets » et « la plage de Bruneval est pratiquement disparue. » A la place d'un lit de galets substantiel, et à cinq ou six mètres en-dessous du niveau qui était, depuis toujours, celui de cette plage, on trouve la roche dénudée; la mer ronge le pied des falaises; une construction qui doit avoir été édifiée en bordure de la ligne des plus hautes mers, il y a près de cent ans, s'est trouvée en péril; il a fallu dérouter des chantiers du terminal des blocs de pierre qui devraient la prémunir contre l'action des vagues et préparer la construction d'une digue se substituant à la plage actuelle.
Ce trouble profond et, semble-t-il, imprévu apporté au mouvement naturel des éléments dans cette zone de Bruneval ne risque-t-il pas de s'étendre vers le nord-est et, en particulier, à cinq ou six kilomètres de là, à Etretat ?
Un avenir relativement proche nous dira lesquelles, des appréhensions de Lamblardie ou des expériences rassurantes des constructeurs du terminal, seront confirmées par l'événement.
Tout ceci concerne l'aspect officiel et, si l'on peut dire, administratif de l'activité de Lamblardie. Mais, comme il est naturel, celle-ci eut également un côté plus humain et, à la vérité, pittoresque. Ce sont mes recherches à propos du parc à huîtres qui me le révélèrent.
A cet égard, la découverte de trois cartons de vieux papiers aux Archives de la Seine m'apprit que le prétendu baron de Bellevert, qui avait usurpé tout à la fois ce nom et ce titre, se nommait en réalité, Joseph-Mathieu Philibert Fabre. Il était, par vocation, un aventurier et avait le don d'imaginer toutes sortes de combinaisons attrayantes et finalement ruineuses pour ceux qu'elles éblouissaient. Notons, par exemple, qu'en Fructidor an IV, il vendit au prix de 800 livres-assignats des « commissions de coopérateur de bienfaisance, opulence et fidélité publique » qui sentent l'escroquerie à plein nez.
Il vivait en concubinage avec une demoiselle Dutremble que, bien entendu, il présentait comme étant du Tremble et qui fut, si j'ose dire, sa femme de paille dans maintes opérations, notamment dans celle du parc à huîtres.
Ayant découvert, qu'à Etretat, une rivière souterraine se jetait dans la mer à l'endroit même où elle sort du sol, et qui n'est même visible qu'à marée basse, il imagina de tirer parti de cette particularité pour représenter le lieu comme spécialement propice, à cause du mélange d'eau de mer et d'eau douce, à l'élevage des huîtres. Cette idée ayant séduit un négociant d'Amiens nommé Roussel, celui-ci devint son commanditaire et, en 1784, une société par actions fut créée, qui acheta à un sieur Legros l'étendue de rochers nécessaire, fit creuser dans ces rochers des bassins encore existants, arma un bateau pour faire venir les huîtres du Cotentin, organisa le transport de ces huîtres, après un long séjour à Etretat, jusqu'à Paris et installa rue Montorgueil un bureau de vente. A l'occasion de cette aventure, l'ingénieux Bellevert inventa, du reste, la publicité rédactionnelle, si utilisée aujourd'hui pour toutes sortes d'entreprises, privées ou publiques, en faisant paraître dans le Journal de Paris du 16 octobre 1784 un article apparemment documentaire sur les huîtres, qui faisait apparaître la qualité particulière de celles d'Etretat.
Dans la foulée (comme on dit aujourd'hui) de cette création, Bellevert pensa à repéter l'opération à Fécamp et, dans cette intention, sollicita, en 1786, du Contrôleur général des Finances de l'époque, qui était Calonne, la concession d'une certaine étendue de rochers à l'entrée de ce port.
Or, en ce temps-là, il était courant, quand on sollicitait une faveur, de recourir au procédé des épices. Bellevert pensa à faire à Calonne un cadeau et, comme ce ministre était très amateur de tableaux (après sa disgrâce, il vendit une collection qui en comptait plus de six cents), le solliciteur eut l'idée originale de commander une toile à un des peintres renommés de l'époque. Il s'agissait de Noël (Alexandre-Jean), élève de Joseph Vernet et de Jacques-Augustin de Silvestre, qui avait, en 1768, accompagné une expédition envoyée par l'Académie des sciences au Mexique pour y observer « le passage de Vénus sous le disque du soleil » et qui en avait rapporté des dessins aujourd'hui conservés au musée du Louvre.
A l'époque, Etretat, infime port de pêche, ne possédait ni hôtellerie ni commerce et les seules constructions, dont certaines fort modestes, étaient les demeures des marins. On n'accédait au village que par de mauvais chemins dont le plus praticable était celui qui, venant de l'intérieur des terres, suivait la vallée de Criquetot, un bourg distant de deux lieues. En dehors de la population des pêcheurs, il y avait une petite garnison, affectée à une tour, élément de défense contre d'éventuels assaillants par mer, qui avait été construite au XVIIe siècle.
Noël vint à Etretat et il y peignit le premier tableau représentant le fameux paysage de la falaise et de l'aiguille qui, par la suite, inspira d'innombrables artistes demeurés inconnus ou devenus célèbres comme Corot, Courbet, Monet, Boudin et Matisse, et qui a été popularisé par les manuels de géographie et les dictionnaires.
Le tableau de Noël, daté de 1786, est une aquarelle gouachée de 0,50 x 0,85, portant la souscription :
« Vue de la baye, de l'éguille et des parcs à huitres d'Etretat ».
« Présenté à Monseigneur de Calonne, Commandeur des ordres du Roi, Ministre d'Etat et Contrôleur général des Finances. »
C'est non seulement une oeuvre ravissante mais, dans ses détails, un document très précieux sur l'état des lieux à l'époque. On y voit les cabestans, dont les marins se servent toujours, les « caloges », vieilles barques désaffectées et transformées à usage terrestre, une des particularités de la localité, les femmes d'Etretat lavant leur linge dans l'eau douce de l'embouchure de la rivière souterraine et le chargement des huîtres sur une lourde voiture.
Mais surtout, on y voit, au premier plan, un groupe de personnages dont il n'est pas difficile de penser que, étrangers à Etretat mais amenés par leurs entreprises respectives à s'y rencontrer curieusement, Noël a voulu faire leur portrait : une femme élégante, portant grand chapeau et toilette plus surprenante sur les galets d'Etretat que sur le Cours-la-Reine, qui ne peut être que la demoiselle du Tremble, la propriétaire apparente des parcs à huîtres; puis un homme sur l'épaule de qui elle tient la main, se distinguant du commun par son vêtement et le port d'une canne, qui est évidemment le baron de Bellevert; à côté, un homme de tenue plus modeste, mais qui traduit cependant une condition supérieure à celle des pêcheurs, vraisemblablement Legros, le vendeur des surfaces de rochers, qui allait être trente ans plus tard, maire d'Etretat; et enfin, un personnage debout, en habit rouge, culotte blanche et tricorne, portant l'épée, qui, le bras tendu vers le large, donne des indications à un autre homme, également en uniforme, assis, avec une planche à dessins sur les genoux, personnage qui ne peut être que Lamblardie dictant à un commis ses relevés et observations.
Ainsi, sans que Lamblardie l'ait jamais su peut-être, nous possédons un portrait de lui au travail, dans la préparation de son Mémoire.
Un dernier détail est éloquent. Noël a placé sur son tableau, dans la partie droite occupée par la mer, un vaisseau de très haut bord, toutes voiles dehors, à quelques brasses du rivage. Il a dû le faire sur la demande de Bellevert et avec intention. Ce vaisseau, si près de la terre, ne montre-t-il pas que la rade est propice à l'aménagement d'un Port de Roi ?
Car ce sacré Bellevert, à la faveur des conversations qu'il a dû avoir avec Lamblardie, en ce village perdu où ils étaient les seuls à avoir quelque instruction, avait dû être le confident de l'ingénieur et, avant que le Mémoire paraisse (en 1789) avait froidement volé à son auteur l'idée de creuser à Etretat un Port de Roi. Dans un rapport adressé à Louis XVI en 1785, lui qui n'est ni ingénieur ni marin, il explique, avec des plans sommaires à l'appui, qu'Etretat est la rade idéale pour faire ce qui, en définitive, a été fait à Cherbourg, après un voyage du Roi dans cette région en 1786.
Ainsi, il était dans le destin de Lamblardie d'être dépouillé de ses idées. Et le destin l'a marqué d'un sourire. A Etretat, qui doit sûrement quelque chose à l'auteur du fameux Mémoire et à l'inventeur des écluses à galets, et qui, en revanche, n'a rien à voir avec l'Ecole Polytechnique, il n'y a pas de rue Lamblardie, mais il y a, curieusement, une rue Monge.
Raymond Lindon