La SABIX
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Sommaire du bulletin 23
 

CLAUDE ANTOINE PRIEUR


PRIEUR-DUVERNOIS (de la Côte d'Or)
Légende au bas du portrait : "L'un des principaux fondateurs et des plus fermes soutiens de l'Ecole polytechnique.
Auteur du projet d'organisation de 1795.
"
(C) Photo Collections Ecole polytechnique

Notre peintre officiel nous présente un Prieur en civil, adorné d'une cravate louis-philipparde, coiffure discrètement bouclée, demi-sourire satisfait dans un visage aux traits réguliers mais peu expressifs. Une sorte d'administrateur distingué, pas du tout militaire et, s'il fut révolutionnaire, bien converti. Ce n'est vraiment pas l'impression qui ressort de la bibliographie passionnante et parfaitement documentée écrite par G. Bouchard et qu'illustre beaucoup mieux l'estampe de la Bibliothèque Nationale qui y est reproduite - et dont Colin s'inspira peut-être mais seulement pour les traits du visage : un jeune officier supérieur (il en a l'épaulette) à l'uniforme strict, aux cheveux raides, au torse étroit, à l'air appliqué.

Personnage bien attachant que ce Prieur, confiné dans les seconds rôles, et dont on oubliera le dévouement régulier et la loyauté sans faille lorsque l'on n'aura plus besoin de lui. Les grands dignitaires chamarrés, sous l'Empire, n'auront pas un regard pour lui : on ne donnera même pas la Légion d'Honneur à celui qui avait forgé les armes de Fleurus. Il s'en ira discrètement dans sa province et ne fera plus parler de lui. Les régicides étaient (sauf exception) très mal vus sous la Restauration, et Carnot fut cruellement banni. Mais lui, on le laissera tranquille.

Dans ses Mémoires, Saint-Simon, traçant le portrait d'un certain duc, s'étend longuement sur la lignée de celui-ci et les alliances de sa famille ; puis, venant à parler de son épouse qui était de beaucoup plus modeste extraction, il ne trouve à dire qu'un mot : « Elle, n'était rien ». On pourrait dire semblablement de Prieur, dont le portrait voisine avec celui de Carnot, de Monge ou de Lagrange : « Lui, n'était rien ». Et pourtant ...

Prieur est le fidèle second de Carnot, mais il n'est pas, comme celui-ci, de grand caractère. Travailleur opiniâtre, il s'acquittera avec le dernier zèle de ses missions ; la création, l'organisation, la défense de l'Ecole polytechnique en font partie et il sera, depuis les débuts de celle-ci en l'an III, jusqu'à la consécration définitive donnée par la loi du 25 frimaire an VIII sous le Consulat, le génie tutélaire de l'Ecole. On peut dire de Prieur qu'il est le premier admirateur de cette Ecole, son premier zélateur, porté pour elle à toutes les indulgences, même si elles vont jusqu'à l'aveuglement. Prieur, nous le verrons plus loin, semble avoir, comme on dit aujourd'hui, « nourri des complexes » toute sa vie : être le protecteur de l'Ecole polytechnique l'en libérait peut-être en quelque manière.

Notre portrait le nomme « Prieur-Duvernois », plutôt que Prieur (de la Côte d'Or), sa référence de conventionnel destinée à le distinguer de son collègue Prieur (de la Marne). De fait, lorsque Prieur était élève de Mézières puis officier du corps royal du Génie, on ne l'appelait jamais autrement que « Monsieur du Vernois ». C'est une tante de Prieur, célibataire sans doute et fort curieuse personne, qui avait troqué son nom roturier pour celui de « Madame du Vernois », venu on ne sait d'où, et l'avait « transmis » au cher neveu qu'elle hébergeait à Paris lorsqu'il préparait le concours de Mézières en 1780. L'état civil, à cette époque, n'était pas contrôlé de façon aussi stricte que maintenant. Quant aux titres de noblesse, indispensables pour être candidat à Mézières, ce n'est tout de même pas du côté « du Vernois » qu'il alla le chercher : la famille Prieur, d'Auxerre, était devenue de petite noblesse de robe, après avoir acheté quelques offices royaux, et Prieur put fournir le certificat nécessaire, à défaut des « quatre quartiers de noblesse » qui ne devinrent exigibles, heureusement pour lui, qu'un an plus tard.

Il oubliera tout-à-fait son nom d'adoption « du Vernois » lors de la Révolution, et ne se fera désormais connaître que comme Prieur (de la Côte d'Or). Il signera partout « C.A. Prieur ». soit par fidélité à ses prénoms : Claude-Antoine, soit pour se distinguer des nombreux autres Prieur. Ce sont les historiens de l'Ecole polytechnique, Fourcy en tête, qui semblent avoir ressuscité ce titre douteux de « Duvernois ».

Dans le sillage des savants.

Prieur était fort peu ouvert aux belles lettres, mais certainement féru de science. Non pas de géométrie ou de mathématique - quand il était à Mézières en 1782, Monge avait déjà déserté sa charge de professeur de géométrie - mais de physique. Dans les loisirs prolongés que lui laissent ses premières affectations au corps du Génie (il fera 28 mois de service actif en sept ans !) il se met à fréquenter le laboratoire de Guyton de Morveau à Dijon : Guyton était à cette époque un chimiste de grand renom, qui avait pris en charge la rédaction du « Dictionnaire de Chimie » dans l'Encyclopédie méthodique alors en cours de rédaction. Le premier travail que publia Prieur, dans le tome I des Annales de Chimie, la nouvelle revue fondée en 1789 par Guyton, Lavoisier et Berthollet, contribuera peu à sa gloire : il conclut d'expériences où l'humidité avait été mal contrôlée, que les gaz de nature chimique différente n'ont pas les mêmes coefficients de dilatation. N'est pas Gay-Lussac qui veut ...

Lorsque plus tard, sous le Directoire, il trouve de nouveau le temps de s'intéresser à la physique, ce sera pour écrire - en collaboration avec Hassenfratz, qui était meilleur sans-culotte que physicien - un article sur « le serein et la rosée » qui ne compte pas parmi les plus remarquables qu'ait publié en ce temps le Journal de l'Ecole polytechnique.

Cependant, bien que médiocre chercheur, Prieur encouragera la recherche scientifique, le « perfectionnement des sciences ». C'est un homme qui a foi en la recherche ; aux moments difficiles, il mettra sa confiance dans les savants : son maître Guyton, Monge, Berthollet, à qui il confiera les premières responsabilités non seulement pour les fabrications d'armement, mais aussi pour la recherche : il créera en octobre 1793 l'établissement de Meudon où se feront les premiers essais d'aérostation militaire (le ballon de Fleurus !), d'essieux à roulement à rouleaux, d'obus à bague de plomb, etc...

Il faut retenir ce trait : Prieur devait sentir qu'il n'avait pas l'étoffe d'un savant (un de ses « complexes » ?), mais il avait foi dans la science, il admirait foncièrement les hommes de science. C'est pour cela qu'il joignit ses efforts à ceux de Monge pour faire de l'Ecole polytechnique un haut lieu de la science et pas seulement une école d'ingénieurs. Lorsqu'elle sera attaquée, dès 1796, par des critiques qui reprocheront à cette Ecole de vouloir tout enseigner (déjà !), y compris des matières « superflues » pour de futurs ingénieurs, il la défendra avec une conviction qui n'était pas feinte. A lui revient le mérite d'avoir sauvé l'Ecole sous le Directoire, à une époque où il avait encore quelque crédit dans les milieux politiques, et où les autres protecteurs de l'Ecole étaient défaillants ou absents : Monge en mission en Italie, Carnot empêtré au Directoire avant d'être proscrit le 18 fructidor an V.

Pourquoi Prieur, ingénieur militaire plutôt désœuvré et chimiste sans génie, se lança-t-il dans la vie politique ? Faut-il y voir encore un « transfert » au sens psychologique ?

Une certaine déception dans sa carrière d'abord : à la suite d'un accident, Prieur avait un genou droit en mauvais état, que les emplâtres et les saisons aux eaux n'avaient fait qu'empirer. Congés de maladie, incapacité de mener une vie physique active, le voilà plutôt mal à l'aise dans son métier d'officier, auquel finalement il s'intéressera peu. Rien de commun, sous ce rapport, avec Carnot.

Au plan sentimental, garçon de vingt-deux ans , il noua une liaison avec sa logeuse de Dijon, de sept ans son aînée, épouse d'un épicier compréhensif et, paraît-il, « nul et effacé », M. Vêtu. Prieur, homme rangé, ne connaîtra pas d'autre aventure et restera fidèle à sa maîtresse, jusqu'à la mort de celle-ci. Ménage à trois jusqu'en 1801, date du décès de l'obligeant M. Vêtu. Pas de mariage pour autant, « ménage commun », fidèle mais un peu ratatiné sur ses intérêts pécuniaires jusqu'en 1828. Pas de postérité légitime donc, mais très forte présomption que la dernière fille de Madame Vêtu - née en 1788, dont Prieur sera parrain et dont il s'occupera beaucoup - soit de ses œuvres. Il la mariera en 1807 avec un jeune polytechnicien, Jean-Jacques Drappier, répétiteur de chimie à l'Ecole. On n'imagine pas que le ménage avec Mme Vêtu ait jamais été bien épanouissant. Avec des manières de petit-bourgeois, il semble que Prieur se soit tenu à l'écart de la vie mondaine et des cercles « où l'on cause ».

Ces échecs relatifs et son engouement pour la science dans le sillage de son maître - et quelque peu parent - Guyton de Morveau, expliquent peut-être qu'il se soit progressivement échauffé pour les idées nouvelles, jusqu'à se présenter à Dijon en même temps que Guyton, aux élections pour la Législative en septembre 1791.

Le grand Comité de l'an II, Carnot, l'Ecole polytechnique.

A partir de là, le voilà pris dans l'engrenage, entraîné dans le mouvance de Carnot, député lui aussi à la Législative. Carnot et Prieur siègent tous deux au Comité d'Instruction publique, et sont tous deux parmi les douze commissaires que l'assemblée décide d'envoyer aux armées après la chute du trône, le 10 août 1792. Il ira avec Carnot aux armées du Rhin dans une première mission qui sera suivie de plusieurs autres en 1793, après que les électeurs de la Côte d'Or l'aient envoyé à la Convention. On le considère comme un spécialiste des affaires militaires et quand en août 1793, lors du renouvellement du premier Comité de Salut public jugé pâle et inefficace, on veut faire entrer des militaires à côté des nombreux avocats qui y siègent, Barère propose les noms de Prieur et de Carnot : ce sera le grand Comité du Salut public de l'an II. Prieur n'a que 29 ans, et il n'est pas cependant le plus jeune (c'était Saint-Just).

Prieur est chargé de la section des Armes et Poudres. Le comité siège à peu près sans désemparer, de huit heures du matin jusque tard dans la nuit ; « il en sortit », au dire de Prieur lui-même, « une masse incroyable de travail, grâce à la bonne volonté, à l'énergie de tous les membres du comité, excités par la situation critique de la France ». Et pour en situer d'un détail l'atmosphère austère et tendue, il écrit plus loin : « le Comité n'avait pas pour tout rafraîchissement dans ses longues séances qu'un pain et une carafe d'eau placés en permanence dans le lieu où il siégeait ».

Prieur apparaît comme un énorme travailleur, méthodique, opiniâtre, sachant déléguer les tâches et organiser les bureaux. Il travaille en confiance avec Carnot bien sûr (Prieur écrira plus tard : « Au Comité de Salut public, Carnot n'eut de liaison amicale qu'avec Prieur son camarade du corps du Génie »), et avec les collaborateurs dont il s'est entouré et avec qui il se trouve en communion de pensée : Guyton, Monge, Berthollet, Hassenfratz et les autres. Mais il est exclusif et ne veut que des « purs ». De la Commission des Poids et Mesures qu'on avait laissé subsister après la suppression de l'Académie des Sciences, il élimine Lavoisier, Laplace, Coulomb, Borda et Delambre. Il ne fait rien pour sauver Lavoisier, ni Dietrich le métallurgiste. Il ne fait appel ni à Haüy, ni à Baume, ni à Charles - ce dernier physicien s'était pourtant distingué par des essais d'aérostats gonflés à l'hydrogène. Il montre ce même radicalisme dans la lutte militaire, lorsqu'il lui arrive d'avoir à connaître des opérations. C'est lui qui rédige un arrêté du 22 pluviôse enjoignant à Turreau, commandant en chef dans l'Ouest « d'exterminer les derniers rassemblements de brigands qui viennent de se former » en Vendée. Ce furent « les colonnes infernales »... Mais il saluera le 9 thermidor avec enthousiasme ... et soulagement et écrira dès le lendemain à Guyton : «Robespierre, aspirant à la tyrannie, et ses hypocrites acolytes ont été guillotinés ... La République a triomphé sans avoir versé d'autre sang que celui des traîtres ».

Ensuite Prieur ne sera plus guère aux affaires et s'éloignera progressivement de la politique. Il y reste présent jusqu'à l'an VI (mars 1798) comme membre du Corps législatif et continuera à s'occuper activement des Poids et Mesures et surtout de l'Ecole polytechnique. C'est lui qui rapporte la loi du 15 fructidor an III, sur l'organisation de l'Ecole, loi qui lui donne son nouveau nom de « polytechnique ». Bien qu'il ne fasse pas partie du corps enseignant, on l'invite dès l'an IV (décembre 1795) à siéger au Conseil de l'Ecole. Il y est assidu, viendra régulièrement jusqu'en l'an X (1801) et servira d'éditeur des quatre premiers cahiers du Journal de l'Ecole polytechnique.

Mais surtout on le verra en l'an V ( 1796-1797) monter aux remparts pour défendre ce qu'on peut appeler « sa chère école », contre les tentatives de désorganisation. Il ne semble pas qu'il soit resté proche de Carnot, devenu Directeur ; on est même affligé de le voir dans un rapport aux Cinq Cents, un mois après les faits, vanter comme « une époque mémorable » le coup d'Etat du 18 fructidor an V où Carnot fut éliminé et proscrit ... Et cependant, sous l'Empire et ensuite, leurs rapports resteront très cordiaux. Un peu protecteur - mais c'était justifié - du côté de Carnot. (Cf. bulletin SABIX n°8, 1991, « Les premières attaques contre l'Ecole polytechnique » )

Une fin médiocre, et l'oubli...

Sous le Consulat, Prieur se replie peu à peu dans une vie privée mesquine. A trente-cinq ans, sa carrière est terminée, personne ne lui « renvoie l'ascenseur », sauf peut-être Carnot qui profite de son éphémère passage au ministère de la Guerre après le 18 brumaire pour arracher au Premier Consul (on avait annoté l'état de services de Prieur : « faire connaître les campagnes qu'il a faites »...) sa promotion au grade de chef de brigade (colonel). Prieur est nommé au premier Conseil de Perfectionnement de l'Ecole polytechnique créé par la loi du 25 frimaire an VIII, comme représentant du Génie militaire. Il ne manquera, pendant deux ans, aucune de ses séances, mais lorsqu'il quitte le service, il est remplacé au Conseil en 1802.

Les savants qu'il avait connus, devenus membres de l'Institut ou couverts d'honneurs par l'Empereur le laissent tomber complètement- ce qui est assurément à porter au débit de ces compagnons de la première heure : tout se passe comme si on s'était servi de Prieur tant qu'il était aux affaires, tant qu'il pouvait rédiger, influer, démarcher. Dès qu'il n'eut plus de mandat, dès qu'il ne parut plus, il cessa d'exister : « il n'était plus rien ». Point d'Académie, point de Sénat, pas même de poste de professeur ou de décoration : à quoi pouvait-il servir ? Le plus triste d'ailleurs, est que ce n'était pourtant pas faute, de la part de Prieur, de solliciter. Inconscience ou manque de caractère ? Toujours est-il qu'il demanda, sans les obtenir, un poste à l'Ecole polytechnique, une chaire à l'Université nouvellement créée, la Légion d'Honneur, et même en 1814, sa réintégration dans l'armée... et la croix de saint Louis ! Maladroit, dira-t-on, qui n'a pas su au temps de sa fortune se faire des amis sûrs et biens placés, et qui a pris le vent toujours trop tard. Le chimiste, nous l'avons vu, n'avait pas su voir clair et c'est Gay-Lussac qui démontra son erreur. Et l'homme politique n'avait rien, absolument rien, d'un Barras, d'un Fouché, ni même d'un Chaptal. A tout prendre, voilà des traits plutôt sympathiques : un homme dévoué et droit, qui n'a jamais tiré de profit personnel des hautes fonctions qu'il a tenues. Mais assurément, pas un grand homme ni un grand caractère : bien que quasi-ministre, point d'homme d'Etat, du tout ; bien que serviteur zélé de la Science, point savant. Homme de foi, « esprit dogmatique et cœur simple » dit excellemment le biographe ; administrateur exact, bras droit de l'organisateur de la victoire, il a rendu au pays d'immenses services. Et, comme on lit sur le cartouche placé sous le tableau de Colin :

L'un des principaux Fondateurs
et des plus fermes soutiens de l'Ecole polytechnique.
Auteur du projet d'organisation de 1795.

Celle-ci n'a guère entretenu le culte de sa mémoire. Lorsqu'il s'agit de baptiser, en 1975, les amphithéâtres, les salles, les rues et les places de la nouvelle Ecole de Palaiseau, bien des noms glorieux se pressèrent à la mémoire des bâtisseurs. Savants, maréchaux, sportifs illustres, on n'avait que l'embarras du choix. Une fois de plus, Prieur fut oublié. L'an IV était bien loin, où Fourcroy lui écrivait au nom du Conseil de l'Ecole qu'il présidait alors : « Le conseil n'oubliera jamais les services que tu as rendus à ce bel établissement, les soins et le zèle que tu as mis à son organisation, et l'obligation qu'il t'a pour les succès de cette grande entreprise nationale ».


Emmanuel GRISON

Bibliographie

Bouchard, Georges. Un organisateur de la victoire : Prieur de la Côte d'Or, membre du Comité du Salut public. Paris : Clavreuil, 1946.