Olivier Chapuis, docteur en Histoire et journaliste à "Voiles et voiliers", est l'auteur d'" À la mer comme au ciel - Beautemps-Beaupré & la naissance de l'hydrographie moderne ou L'émergence de la précision en navigation et dans la cartographie marine (1700-1850) " (Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 1999), primé par l'Académie de marine et Grand-prix de la Mer 2000 de l'Association des écrivains de langue française. Le présent article est tiré de cet ouvrage, lui-même issu de sa thèse de doctorat en Histoire.
Les relations entre l'École polytechnique et l'hydrographie française remontent aux toutes premières années de l'école. Si celle-ci est très rapidement devenue le fournisseur exclusif du corps des ingénieurs hydrographes, la formation pratique de ces derniers - pour les levés des cartes marines - a longtemps été marquée de l'empreinte de leur ingénieur hydrographe en chef, Beautemps-Beaupré, père de l'hydrographie moderne.
"Depuis près de cinq ans, le corps des ingénieurs hydrographes donne lieu périodiquement à des objections tendant à le faire regarder comme trop nombreux. On se plaît à insinuer qu'il cessera bientôt de pouvoir se livrer à des travaux assez utiles pour mériter les allocations qui sont portées sur le budget de la Marine, chapitre Sciences et arts maritimes. " En 1842, Pierre Daussy, second ingénieur hydrographe en chef, témoigne ainsi du risque de tarissement de la source polytechnicienne, alors qu'une partie du corps législatif préconise un remplacement progressif des ingénieurs hydrographes par des "officiers de la Marine qui se sont adonnés plus particulièrement à la levée des cartes et plans" [Daussy (Pierre). Quelques mots sur le corps des ingénieurs hydrographes. Paris : Bouthard-Huzard, 1842. p. 1-2 et 16]. En 1837, à l'approche du terme des levés du Pilote français, dirigés par l'ingénieur hydrographe en chef Charles-François Beautemps-Beaupré (1766-1854), sur les côtes occidentales de France (1816-1838), le législateur songe à rogner les ailes de la formidable " machine à hydrographier " qu'est le Dépôt général de la Marine.
En 1849, la commission d'enquête sur la Marine revient sur les propositions contraintes faites par Beautemps-Beaupré neuf ans auparavant. Rallumant la polémique de 1837, le rapporteur ne se prive évidemment pas de critiquer le mode de recrutement unique au sein de l'École polytechnique, alors que les officiers de Marine devraient être les premiers à s'occuper " d'hydrographie si l'on veut avoir des cartes correctes et techniques" [Rollet de l'isle (Maurice). Étude historique sur les ingénieurs hydrographes et le Service hydrographique de la Marine (1814-1914) . Paris : Imprimerie nationale, 1951 In Service hydrographique de la Marine, Annales hydrographiques, 1950, IVeme série, tome 1 bis. p. 22. Ce texte a été rédigé en 1914] . Au même moment, comme pour donner tort à ce parlementaire, le capitaine de vaisseau Jehenne - commandant du Borda et de l'École navale de Brest - écrit à son ancien patron : " Aujourd'hui, que fait on dans cet hôtel [du Dépôt général de la Marine] ? On paperasse, on rapièce, on compile, on compile, on compile sans qu'une oeuvre complète et consciencieuse sorte de cet arsenal hydrographique ! Je m'arrête parce que je respecte tous les genres de mérite et ne veux médire de personne. Le temps des grandes choses est passé pour le Dépôt comme pour beaucoup d'autres institutions et il faut bien en prendre son parti " (Jehenne (Aimable-Constant). [Lettre à] Beautemps-Beaupré. Brest, 13 avril 1851. SHM [ PBB. Ms. 433 (2), pi. non cotée). Le service hydrographique de la France est désormais une " vieille institution "...
Il faudra attendre 1933 pour que les officiers de Marine aient de nouveau partiellement accès au service hydrographique [Comolet-Tirman (André). Quelques figures marquantes du corps des ingénieurs hydrographes. Paris : Service hydrographique et océanographique de la Marine, 1998. In SHOM, 150 ans d'Annales hydrographiques (1848-1998), p. 114].
La première évocation officielle de l'École polytechnique pour former les ingénieurs hydrographes remonte à l'automne 1798. Membre du Conseil de perfectionnement de Polytechnique et inspecteur général du Dépôt général de la Marine, François-Etienne de Rosily demande au ministre de la Marine d'y recourir pour l'hydrographie. En vain, mais il est chargé deux ans plus tard de superviser les examens d'entrée à l'école. Cela le conforte dans son grand projet d'une filière d'hydrographie à la sortie de Polytechnique, projet dont une première mouture existe dès mars 1801. En juin 1804, Charles-Pierre Boullanger (X 1794), est ainsi le premier polytechnicien à intégrer le Dépôt général de la Marine, dès la fin de l'expédition Baudin dont il est l'ingénieur géographe (avec Pierre Faure qui reste à l'île de France en 1803). Second polytechnicien engagé (novembre 1806), Joseph-Charles Bailly (1777-1844 ; X 1796) a fait partie du même voyage en tant qu'élève-minéralogiste, faute d'avoir pu obtenir la place de géographe. (Note de Christian Marbach) Le troisième, et le plus jeune, X 1799, fut Hyacinthe de Bougainville. À l'instar de Beautemps-Beaupré dont la participation au voyage d'Entrecasteaux (1791-1793) a été décisive pour le développement de l'hydrographie française, François-Etienne de Rosily entend intégrer toutes les expériences forgées sur le terrain, à partir d'une solide base mathématique.
La formation institutionnalisée des ingénieurs hydrographes est en bonne voie. Reprenant l'ébauche de 1801, un projet de décret de 1811 (non ratifié) prévoit dans son article 5 que " les places vacantes dans [le] corps [des ingénieurs hydrographes] seront données à des élèves de l'école Polytechnique " [Rosily (François-Etienne de). Projet à soumettre au ministre de la Marine pour un décret à faire signer par l'empereur. [Paris, 1811 ]. AN [ MAR. 1 JJ / 46 / 6]. Lors du concours organisé le 1er mars 1816 (les candidats sont notamment testés sur leurs compétences en dessin, en mathématiques et en astronomie pratique), les deux places d'élèves hydrographes à pourvoir sont enlevées par des sortants de Polytechnique, Etienne-Germain Capella (1795-1824 ; X 1813) et Paul Monnier (1794-1843 ; X 1813) en l'occurrence. Mais, c'est l'ordonnance du 2 juin 1830 qui fait de l'École polytechnique, une filière obligatoire pour tout recrutement dans le corps des ingénieurs hydrographes. Dans les faits, aucun non polytechnicien n'est plus recruté après le 6 juin 1814, date de l'ordonnance royale créant le corps des ingénieurs hydrographes de la Marine. Ce texte fondateur prévoit une solution intermédiaire, précisant les modalités de recrutement des élèves hydrographes qui doivent " écrire correctement la langue française et posséder une autre langue, savoir l'arithmétique, la géométrie, les deux trigonométries, les éléments d'astronomie pratique et les principes du dessin ", chacun ne pouvant " être reçu élève qu'à la suite d'un examen " [Article 9 : [Louis XVIII] . Ordonnance relative à l'organisation du corps des ingénieurs hydrographes de la Marine. Paris, 6 juin 1814. AN [ MAR. 1 JJ / 118]. L'ultime entrée d'un non polytechnicien au Dépôt général de la Marine remonte ainsi au 6 juin 1811, avec Ange Raoul qui est directement nommé ingénieur hydrographe ; avant lui, Pierre Daussy (entré le 13 août 1808) et Charles-Louis Gressier (en 1806) sont les derniers élèves hydrographes non issus de l'École polytechnique.
Cependant, la filière est loin d'être parfaite, faute de programmes spécifiques à l'hydrographie. La cartographie marine est en effet réduite à la portion congrue au cours des deux années d'études : " L'École polytechnique est proprement une école où l'on apprend à appliquer des connaissances déjà acquises aux différentes parties de services que les jeunes gens désirent embrasser. Il serait donc nécessaire que ceux qui se destineraient à être ingénieurs hydrographes fussent préparés au genre de travaux qu'ils auront à faire, ainsi ils devraient être perfectionnés dans les arts du dessin, et particulièrement dans celui de la carte, aux tenues du paragraphe du programme de l'École polytechnique intitulé Éléments de topographie " [Rosily (François-Etienne de). [Lettre au] ministre de la Marine. Paris, 14 avril 1821. SHM [ AN. MAR. CC / 7. Bégat (Pierre)]. Plus de dix ans après cette demande de Rosily, Beautemps-Beaupré est nommé en janvier 1832 au Conseil de perfectionnement de l'école, pour tenter de remédier à une telle situation.
Cela dit, le déficit de formation spécialisée ne semble pas empêcher les vocations, puisque " plusieurs des meilleurs élèves de l'École polytechnique aspirent aux places d'élèves hydrographes " [Cette affirmation de Rosily reste à démontrer. Une analyse des rangs de sortie de l'école serait à conduire dans les dossiers de l'École polytechnique, pour tous les ingénieurs hydrographes. Ils n'ont pas été vus pour cette étude]. Peut-être les élèves sont-ils attirés par les moyens mis à la disposition de Beautemps-Beaupré pour les campagnes des côtes de France, après la note que ce dernier leur adresse en 1815, afin de vanter l'intérêt de sa profession. Pour entrer au Dépôt, il faut encore être " reconnu [...] par le jury d'examen susceptible d'être admis dans le corps des ingénieurs hydrographes [comme] élèves " [Portal (Pierre-Barthélémy). [Lettre au] directeur du Dépôt. Paris, 24 novembre 1821. SHM [ AN. MAR. CC / 7. Bégat (Pierre)]. En outre, faute d'un corps assez nombreux, l'hydrographie ne dispose pas d'une école d'application (en dépit d'un projet envisagé par Rosily en 1811), contrairement à la topographie qui bénéficie de l'École des ingénieurs géographes (les candidats pouvant y postuler dès la fin de la première année à Polytechnique), porte d'entrée vers le corps des ingénieurs géographes militaires du Dépôt de la Guerre. Grâce à la conception initiale de la mission de Beautemps-Beaupré, la fonction d'ingénieur hydrographe en chef assure non seulement la responsabilité scientifique des travaux du Dépôt mais aussi, cette tâche de formation appliquée. Tous les élèves hydrographes issus de l'École polytechnique, entre le début du XIXe siècle et 1848, commencent leur carrière sur le terrain et font leur apprentissage sous la direction de Beautemps-Beaupré, en apprenant sa méthode " sur le tas ".
[Voir : Rosily (François-Etienne de). [Lettre au] ministre de la Marine. Paris, 17 octobre 1821. SHM [ AN. MAR. CC / 7. Bégat (Pierre). Reprise par un homme politique, l'affirmation de Rosily arrange bien évidemment Pierre Daussy : Estancelin . [Intervention à la Chambre] . Paris, 3 février 1842 . In Daussy (Pierre), Quelques mots sur le corps des ingénieurs hydrographes, op. cit., p. 10.]
À l'adresse de ces collaborateurs, le scientifique formé au contact des savants du Siècle des lumières ne manque jamais de répéter les conseils suivants : " Un ingénieur doit interroger sans cesse les pilotes et les pêcheurs qu'il emploie. Avoir l'attention de répéter souvent les mêmes questions. Et surtout, ne jamais réprimander ces hommes estimables, quand il reconnaît qu'ils se trompent sans avoir l'intention de le tromper. Il est bon que les jeunes ingénieurs sachent qu'ils pourront presque toujours faire dire à un pilote, interrogé par eux de manière à l'intimider, tout ce qu'il leur plaira. Ainsi, par exemple, s'ils croient pouvoir aller mouiller sur un danger, et que, par excès de zèle, ils persistent dans leur opinion, après qu'un pilote leur aura conseillé de n'en rien faire, ce marin ne manquera jamais de finir par dire qu'ils ont raison, quand il croira qu'une telle opération n'est que dangereuse" [Beautemps-Beaupré (Charles-François) . Exposé des travaux relatifs [aux...] côtes occidentales de France. [...] . Paris : Imprimerie royale, 1829. p. 25]. De la psychologie appliquée à la formation...
En 1839, il ne reste plus que sept ingénieurs, sur dix-huit, qui ne sont pas passés par cette filière. Néanmoins, les carrières de Pierre Daussy, d'Alexandre-Pierre Givry et de Charles-Louis Gressier culminent dans les années 1830-1850, et attestent de la valeur de la première génération d'élèves de Beautemps-Beaupré. Aucun de ceux cités ici ne sort d'une grande école. Comme Beautemps-Beaupré, Daussy n'est pas polytechnicien. Mais il est le dernier ingénieur hydrographe en chef ne sortant pas de l'École polytechnique (après avoir été l'un des tous derniers élèves hydrographes, puis ingénieurs hydrographes, non polytechniciens). Après sa retraite en novembre 1852, tous ses successeurs en seront. À commencer par Pierre Bégat (1800-1882 ; X 1818), qui devient ingénieur hydrographe en chef, le 16 février 1853. En fin de compte, qu'il émane de l'école Beautemps-Beaupré ou de l'École polytechnique, le niveau scientifique global du personnel du Dépôt général de la Marine est en hausse constante et importante, entre 1800 et 1850. Jusqu'à définir la référence de ce qui fait encore le Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM), en ce début du XXIe siècle.