Les deux brefs portraits qui suivent sont destinés à apporter un éclairage supplémentaire à la vie et à l'action de Rigault de Genouilly, et à la mettre un peu en perspective pour ce qui concerne la partie indochinoise.
Les relations de La France et de la péninsule indochinoise ont été très complexes au XIXème Siècle : avant de se conclure par une occupation globale, elles avaient consisté en expéditions diverses, occupations provisoires, interventions appuyées sur des factions impliquées dans des luttes internes. Elles avaient été provoquées par des incidents commerciaux ou, plus souvent, par des persécutions religieuses. Elles témoignent à la fois d'hésitation, de faux pas et de négligences mais aussi d'une obstination têtue à aborder ces pays, à les connaître, à y jouer un rôle. Le lecteur de ce bulletin qui voudra en avoir une vision plus globale pourra se reporter à la Jaune et le Rouge numéro 525, numéro spécial VIÊT-NAM, mai 1997.
Théogène-François PAGE (1807-1867)
Théogène-François Page est un enfant de Vitry-le-François (Marne). Reçu à l'Ecole Polytechnique en octobre 1825, comme Rigault, il eut peut être encore plus d'occasions de parcourir toutes les mers du globe, participant à l'expédition d'Alger, visitant les Antilles, longeant l'Afrique, se distinguant par sa bravoure à la première expédition du Mexique que la France décida en 1836 en représailles de violences subies par des commerçants français. C'est un Baudin qui dirigea cette expédition et prit la forteresse de Saint-Jean d'Ulloa que Page avait été reconnaître, déguisé en paysan ou en colporteur ; ce Charles Baudin là avait dans sa prime jeunesse participé à l'expédition que son homonyme, Nicolas, dirigea vers l'Australie en 1800 à la demande de Bonaparte.
La carrière de Page continue avec l'Argentine, l'Océan Indien, la Chine où malgré l'interdiction de son supérieur, il reconnaît le Yang-tsen-kiang. Entre deux responsabilités en France, il sera aussi commissaire de la République aux îles de la Société dans le Pacifique. Il passera 1859, 1860 et 1861 sur les fronts de Chine et d'Indochine, où il côtoiera et remplacera Rigault de Genouilly sans tellement apprécier de prendre une succession dans des circonstances difficiles : « J'ai pris le commandement en chef le 1er novembre (1859). Quels legs j'ai reçu là ! Certes, je tire une fameuse épine du pied de Rigault, mais pour me l'enfoncer sous les ongles... Nous avons dépensé trente deux millions et qu'en reste-t-il ? Le traité avec la Chine déchiré à coup de canon ; à Canton, une occupation militaire forcée pour faire la police de la ville ; à Tourane, un vrai charnier où mille de nos hommes sont morts de misère, sans but, sans résultat... ».
Comme on le voit, Page, tout excellent soldat qu'il fût, avait son franc-parler et savait dépasser le point de vue du militaire caricatural cherchant la victoire à tout prix sans se préoccuper de la suite. Il sera partout décrit comme une figure exceptionnelle et clairvoyante, curieuse des hommes et des choses, capable d'aborder guerre et diplomatie avec le même courage et la même créativité, observateur lucide des civilisations différentes et de l'évolution du monde. Page décédera en 1867.
Ernest-Marc-Louis Doudart de Lagrée, né à Saint-Vincent de Mercuze (Isère) en 1823, entra à l'Ecole Polytechnique en 1842 et en sortit dans la Marine. Ses premières campagnes le conduisirent en Amérique du sud, en Grèce, en Crimée lors de la guerre, enfin en Indochine en 1862 comme chef de la station du Cambodge.
Toujours intéressé par l'archéologie (cette discipline l'avait déjà passionné en Grèce), il fut un des fondateurs de l'archéologie khmère et révéla au monde savant les temples d'Angkor qu'il étudia très en détail. Doué d'un grand sens politique, il contribua aussi à l'établissement du protectorat français sur le Cambodge (11 août 1863).
Sa carrière de meneur d'hommes et de découvreur connut son apogée, mais aussi sa fin, lors de l'exploration du bassin du Mékong. Fortement promue en France par Francis Garnier, mise en œuvre par Doudart et Garnier, cette expédition eut un retentissement considérable par son ambition (trouver une voie d'accès vers la Chine via le Mékong), ses difficultés géographiques, sanitaires et politiques, ses rebondissements nombreux dont le décès de Doudart, malade et épuisé à Tong Tchuen (12 mars 1868).
Dans une lettre adressée de Yun-nan le 6 janvier 1868, au Gouverneur de la Cochinchine, il évoque sobrement les difficultés rencontrées et les résultats obtenus par la mission.
« Ma lettre datée de Sze-mao vous expliquait pour quelles raisons nous avions cessé de marcher vers le nord. Les Musulmans barraient la route ; il nous eût fallu attendre pendant deux mois au moins un sauf conduit de Ta-li. Et durant ce temps les circonstances de la guerre auraient pu nous fermer la route du Yun-nan. D'ailleurs de tous côtés les troupes étaient en mouvement. Comment trouver dans ce pays désolé des approvisionnements et des moyens de transport ? Comment passer entre les partis sans froisser le uns ou les autres ? Ces motifs me décidèrent à me diriger immédiatement sur Yun-nan par la route de l'Est.
Tout le pays, de Chieng-hung à Yun-nan, n'est qu'un immense massif de montagnes dont il nous a fallu, sans relâche, monter et descendre les pentes. Les plaines vont toujours s'élevant jusqu'au plateau de Yun-nan. L'altitude de Chieng-hung était de 700 mètres environ, celle de Sze-mao de 1200 mètres, Lin-ngan de 1400 mètres.
Ce n'est qu'au retour qu'il me sera possible de vous donner des détails suffisants sur cette contrée si intéressante, où se rencontrent presque sans exception, toutes les productions de notre sol, et où les Européens trouveraient un admirable climat.
Cette marche longue et pénible, faite tout entière à pied, par mauvaise routes, avait amené chez tous une excessive fatigue, ce qui m'a obligé à faire un séjour à Yun-nan. Nos Annamites ont beaucoup souffert de la température, qui est devenue très froide depuis le V décembre ; mais nous n'avons eu aucun accident grave et tout notre monde est aujourd'hui prêt à se remettre en route.
Nous avons trouvé la Mission catholique du Yun-nan un peu désorientée par suite de l'état de guerre qui désole le pays ; elle est d'ailleurs en sécurité, respectée par les divers partis. Mgr l'abbé Fenouil, provicaire, et M. Proteaux sont venus, avec le plus cordial empressement, nous offrir leurs bons services ; nous emporterons le meilleur souvenir de leur bienveillant accueil.
Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'écrire de Sze-mao, ce n'est pas sans un vif regret que nous avons abandonné le Mé-kong. A la vérité la question de la navigabilité n'était plus en cause, car, dès le 20è degré les difficultés sont trop considérables et trop fréquentes ; mais la question des sources reste à éclaircir. Les renseignements obtenus ne nous conduisent qu'à la frontière septentrionale du Yun-nan.
Quand nous avons quitté le bassin du Mé-kong pour entrer dans celui du Song-koï, nous avons traversé deux branches secondaires de ce fleuve. A Yuen-kiang nous rencontrions la branche principale à un niveau très abaissé (moins de 400 mètres d'altitude) par rapport à celui des plateaux du Yun-nan.
Une question de la plus haute importance se présentait ici : où commence la navigabilité du Song-koï ? Peut-il servir de voie de communication entre le Tonkin et le bas Yun-nan ? Afin de résoudre cette question, pendant que la Commission se dirigeait directement sur Lin-ngan, j'envoyai M. Garnier en exploration sur la rivière avec ordre de prendre des informations et de nous rejoindre à Lin-ngan. Par suite du mauvais vouloir des populations, cet officier n'a pu descendre que jusqu'à une distance de quarante milles ; mais les renseignements qu'il a pris, et ceux que j'ai pu recueillir moi-même nous suffisent. A six journées au S.-S.-E. de Lin-ngan se trouve le marché renommé de Ming-hao à partir duquel le Song-koï est navigable jusqu'à la mer. A ce marché, qui est encore dans le territoire du Yun-nan, et à quelques autres situés en aval sur terre tonkinoise, affluent des Laotiens, des habitants du Yun-nan et du Kouang-si, des indigènes des montagnes et des chinois de Canton, qui y apportent, par voie de mer, des marchandises européennes. L'affirmation de cette route sera certainement un des plus utiles résultats de notre voyage. »
Francis Garnier avait joué un rôle majeur dans la décision parisienne de lancer cette expédition et, dans l'appui à Doudart comme lors des courageuses expéditions annexes qu'il dirigea lui-même ; à la mort de Doudart il organisa le retour de l'équipe en ramenant le corps de son chef à Saïgon le 29 juin 1868. C'est Garnier qui recevra, resté à Paris, les hommages des politiques et des géographes et rédigera l'histoire de l'expédition avec une rare précision. Plus tard, en 1872, il retournera en Indochine pour une autre expédition mais connaîtra la mort le 21 décembre sous les coups de «Pavillons Noirs», ceux-là même que Rigault avait combattus en 1859.
Garnier, qui fut peut être d'abord déçu, en 1867, d'être placé sous les ordres de Doudart (son aîné de 17 ans) a cependant toujours rendu hommage à son supérieur sans arrière pensée. Voici ce qu'il écrit dans son journal quand il en apprend la mort en revenant d'une reconnaissance supplémentaire. « Si la mort d'un chef justement respecté laisse toujours après elle une pénible et douloureuse impression, que dire des regrets éprouvés quand ce chef a partagé avec vous pendant deux ans une vie de dangers et de souffrances, allégeant pour vous les unes, bravant avec vous les autres et que dans cette intimité de chaque heure au respect qu'il inspirait est venu s'ajouter bientôt un sentiment plus affectueux... ».