La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Jacques-Antoine-Charles BRESSE (1822-1883)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Les fonctions d'Ingénieur des Ponts et Chaussées, que Bresse a exercées, ont eu la plus grande influence sur la nature et la direction de ses travaux ; il s'est occupé surtout de la résistance des matériaux et d'une façon spéciale des constructions métalliques. Les grands progrès qui, depuis un demi-siècle, ont été réalisés dans les ponts en fer, sont dus, pour une part importante, aux développements théoriques de la résistance des matériaux; Bresse est l'un des savants qui y ont le plus contribué.

Jacques-Antoine-Charles Bresse est né à Vienne (Isère) le 9 octobre 1822; il a été reçu à l'École Polytechnique en 1841 et y a été successivement répétiteur, examinateur de sortie, professeur; pendant trente ans, il a professé la Mécanique appliquée à l'Ecole des Ponts et Chaussées. Ses travaux lui ont ouvert, en 1880, les portes de l'Institut. Il est mort le 21 mai 1883, Inspecteur général des Ponts et Chaussées.

Ses premiers travaux sont relatifs à la Cinématique; il a montré quel parti l'on pouvait tirer des théorèmes sur le déplacement d'une figure dans son plan pour déterminer les rayons de courbure, soit des trajectoires des divers points, soit des courbes que décrit un mobile animé simultanément de plusieurs mouvements.

Mais son œuvre principale, celle qui suffira à préserver son nom de l'oubli, se trouve dans un Mémoire considérable publié en 1854 sous le titre : Recherches analytiques sur la flexion et la résistance des pièces courbes, accompagnées de Tables numériques pour calculer la poussée des arcs chargés de poids d'une manière quelconque et leur pression maximum sous une charge uniformément répartie.

Au moment où Bresse abordait cet important problème, les ingénieurs n'avaient, pour se guider dans le calcul des arcs en bois ou en métal, que quelques indications succinctes dues à la pratique; il y avait bien eu un mémoire du colonel Ardant sur certains systèmes de charpente, mais ce mémoire donnait lieu aux plus graves objections; quant aux formules indiquées par Navier, elles faisaient abstraction des changements de longueur de la fibre moyenne et l'on n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'elles entraînaient parfois à des erreurs considérables et pouvaient même conduire à des résultats complètement faux; le problème était donc intact et Bresse a le mérite de l'avoir complètement résolu.

Il étudie surtout le cas de la déformation plane; cette restriction dans les données lui permet de traiter la question en toute rigueur, c'est-à-dire de rétablir, dans l'expression du déplacement d'un point quelconque, les deux termes négligés par Navier et qui représentent l'effet des variations de longueur de la fibre moyenne, tant sous l'action des charges que sous l'action de causes étrangères aux charges, comme la température et le calage; il joint à ces deux termes celui dont Navier avait seulement tenu compte et qui exprimerait le déplacement véritable, si les éléments de la libre moyenne avaient une longueur invariable et pouvaient seulement tourner les uns par rapport aux autres; il parvient ainsi à des formules, qui satisfont à tous les cas de la pratique et que les ingénieurs peuvent appliquer en toute confiance.

Il prend soin, d'ailleurs, de leur faciliter cette application; les arcs de pont ou ceux des combles à grande portée sont assez souvent construits avec une section constante et reposent sur deux appuis fixes, de même niveau; de plus, ils ne présentent pas de tirant. La première chose à faire, pour étudier la déformation et la résistance d'une telle pièce, doit être de chercher les réactions des appuis; Bresse construit une série de Tables numériques qui donnent la poussée produite, soit par des poids isolés, distribués d'une manière quelconque, soit par des poids uniformément répartis suivant la corde ou la longueur de l'arc, soit enfin par le calage et les changements de température.

Quand la poussée est déterminée, on connaît toutes les forces extérieures et l'on peut calculer les déformations de l'arc ou, ce qui est pratiquement plus intéressant, se rendre compte de ses pressions intérieures, en ses divers points, afin de s'assurer que le maximum de ces pressions ne dépasse pas la limite permise. Bresse cherche directement ce maximum pour le cas d'une charge uniforme; il l'exprime en formules et donne des Tables qui simplifient considérablement et rendent tout à fait élémentaire la recherche dont il s'agit.

On comprend combien un pareil travail, poussé ainsi jusqu'aux tableaux numériques, a dû exiger de patience et d'efforts; c'est là un des caractères les plus saillants de l'œuvre de Bresse; il n'hésite pas à aborder et à poursuivre de longs calculs pour mettre les résultats qu'il a obtenus sous la forme qui en rendra l'emploi commode; il est préoccupé de faciliter aux ingénieurs les opérations numériques qu'ils devront faire; il considère qu'il rendra ainsi un service important à la pratique et, pour atteindre ce but, il ne se laisse rebuter ni par le peu d'intérêt des réductions en nombres, ni par la masse considérable de résultats à accumuler.

L'ouvrage qu'il publia quelque temps après le travail, dont nous venons de parler et qu'il mit six ans à écrire (1859-1865), est, en même temps qu'une œuvre capitale, la preuve la plus frappante de cette conscience que rien ne décourage; c'est le cours de Mécanique appliquée que, depuis 1853, il professait à l'Ecole des Ponts; les deux premiers volumes, relatifs à la Résistance des matériaux et à L'Hydraulique, renferment, sur plusieurs points, des résultats importants personnels à Bresse, mais le troisième volume, monument de patience, est tout entier son œuvre.

Il est relatif au calcul des moments de flexion dans une poutre à plusieurs travées solidaires. Navier s'était peu occupé des poutres droites à plusieurs appuis, qui n'avaient pas de son temps l'importance qu'elles ont acquises de nos jours, surtout en raison des grands ponts métalliques de chemins de fer; il avait cependant abordé la question, mais en suivant le procédé qui se présente naturellement à l'esprit et qui entraine dans des calculs très compliqués; il prenait pour inconnues auxiliaires, les réactions des appuis. En 1849, Clapeyron, s'occupant des calculs de résistance du pont d'Asnières, reconnut les inconvénients de cette méthode et eut l'heureuse idée de choisir, pour inconnues auxiliaires, les moments de flexion au droit des appuis; malheureusement il introduisait d'autres variables qui compliquaient son analyse. C'est seulement quelques années après, en 1855, que Bertôt indiqua le moyen de se débarrasser, par élimination, d'une partie des inconnues et découvrit ainsi le célèbre théorème des trois moments.

Mais ce théorème suppose tous les points d'appui de niveau, et une répartition uniforme de la charge sur chaque travée; Bresse le généralise, puis il aborde la recherche des courbes enveloppes des moments, telle qu'elle se présente dans la pratique et, mettant en œuvre l'idée si simple et si féconde de la superposition des effets des forces, dont M. Maurice Lévy, alors élève à l'Ecole des Ponts et Chaussées, venait de faire usage dans un problème particulier, il donne la solution complète du problème.

Beaucoup s'en seraient tenus là, laissant aux praticiens le soin, dans chaque cas particulier, de mettre en nombre les formules correspondantes. Bresse va plus loin; il fait l'application numérique pour quatre-vingts poutres et trois cent vingt travées dans des conditions différentes; il fournit pour chacune d'elles, soit par des tableaux de nombres, soit par des tracés graphiques, tout ce qui est nécessaire pour obtenir les courbes enveloppes; il dresse enfin un formulaire, où il accumule plus de douze cents résultats et constitue ainsi un volume, qui est non seulement une œuvre scientifique importante, mais encore un service rendu à tous ceux qui se consacrent à la pratique des travaux.

En dehors des deux grands et beaux mémoires dont nous venons de parler, Bresse a publié de nombreuses notes intéressantes; toutes portent le cachet de cet esprit sage, mesuré, essentiellement pratique qui, avec une persévérance admirable, poussait jusqu'au bout toutes les questions qu'il traitait, mais qui, en même temps, avec une conscience profonde, se préoccupait de ne pas dépasser les limites d'exactitude que comportaient ses hypothèses; double mérite bien rare qui, à défaut de découvertes éclatantes, suffit pour que les travaux de Bresse laissent une trace durable dans la Mécanique appliquée.

H. Léauté.