La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Etienne-Louis MALUS (1775-1812)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Au nombre des 396 élèves qui composaient l'assemblage fort hétérogène de la première promotion de l'École centrale des Travaux publics, plusieurs, par leur âge comme par leur degré d'instruction, se trouvaient désignés d'avance pour aider les professeurs dans l'accomplissement de leur tâche, et faciliter l'accès des hautes Mathématiques aux camarades plus jeunes ou moins bien préparés. En tête de ces moniteurs brillaient Biot et Malus [ainsi que Dupuis moins connu]. Mais, tandis que le premier devait jouir d'une longévité exceptionnelle, il était dans la destinée du second d'être enlevé de ce monde moins de dix-huit ans après son entrée à l'École. Du moins, durant ce court intervalle, Malus avait-il su rendre de tels services, comme militaire et comme savant, qu'aucun nom, parmi ceux des Polytechniciens de la première heure, ne mérite d'être prononcé avec plus de respect.

Né à Paris, le 23 juillet 1773, Etienne-Louis Malus fit de fortes études scientifiques et littéraires, et fut admis en 1793, après de brillants examens, à l'Ecole de Metz, où se formaient les ingénieurs militaires. Mais presque aussitôt, victime de la déplorable manie de l'époque, il se voyait exclu sous prétexte que sa famille était suspecte. Sans se décourager, Malus ne songea qu'à prouver, par sa conduite, l'inanité d'une telle condamnation. Il s'engagea comme soldat au 15e bataillon de Paris, et partit pour l'armée du Nord, où ses connaissances spéciales le firent employer aux fortifications de Dunkerque.

L'ingénieur Lepère, qui l'avait remarqué, obtint qu'il fût autorisé à concourir pour la nouvelle Ecole centrale des Travaux publics. Là, son mérite incontesté le fit choisir en tête des 25 élèves qui devaient exercer, comme chefs de brigade, les fonctions de moniteur. Même d'après l'état de ses services (d'après M. le général de Villenoisy), pendant une absence de Monge, qui faisait de lui le plus grand cas, il aurait été chargé du cours de Géométrie analytique. [Le ministre de la Guerre refuse alors sa demande de rester plus longtemps à l'Ecole polytechnique (Archives E.P., VI 2a2, carton 1 (1794))]. Toujours est-il qu'en 1796 [le 14 mars] il était sous-lieutenant du Génie, et professait les Mathématiques à Metz avec assez de supériorité pour que le commandant de l'Ecole demandât en sa faveur, au bout de quelques mois, une nomination de capitaine, qui le réintégrait dans la situation perdue en 1793. Deux ans après, un nouvel examen, passé à l'armée de Sambre-et-Meuse, lui confirmait définitivement cet avantage.

En 1798, Malus partit pour l'armée d'Orient, où il se distingua dans plusieurs batailles. Chef du Génie, tantôt en Syrie, tantôt en Egypte, il fut deux fois atteint de la peste et dut interrompre un moment son service actif. Peut-être la science doit-elle quelque gratitude à cette interruption; car c'est à Lesbich que, malade sous la tente, Malus commença à s'occuper de la théorie de la lumière. Il y était prédestiné, d'ailleurs; le premier de ses essais mathématiques avait eu pour objet la route que suivent les rayons lumineux réfléchis ou réfractés par une surface de courbure quelconque. Cependant l'inaction pesait à cette âme fortement trempée et, à peine rétabli, il voulut reprendre ses fonctions. Kléber l'avait nommé chef de bataillon en 1799, et ce grade lui avait été confirmé par un décret du Premier Consul en 1802. Malus servit, comme sous-directeur du Génie, dans les places d'Anvers et de Strasbourg. En 1808, il était chargé des fortifications de Kehl. Mais en même temps la science le réclamait par intervalles. Par exemple, de 1805 à 1811, l'Ecole Polytechnique lui confiait les examens de sortie pour la Géométrie descriptive, et en 1806 on ajoutait à sa tâche les examens de Physique.

C'est en accomplissant ces fonctions qu'il fut conduit aux découvertes par lesquelles il a illustré son nom. Dès 1807, il avait présenté à l'Académie des Sciences un Traité d'Optique analytique, qui fut inséré dans le Recueil des Savants étrangers, ainsi qu'un mémoire sur le pouvoir réfringent des corps opaques. En 1808, des fenêtres de sa maison, située rue d'Enfer, il examinait, à l'aide d'un cristal biréfringent, le disque du soleil réfléchi par les vitres du palais du Luxembourg. A sa grande surprise, au lieu de deux images qu'il devait recevoir, il n'en aperçut qu'une. En tournant l'instrument, il reconnut que la dualité des images se rétablissait, mais avec des variations réciproques dans l'intensité de chacune d'elles. De plus, le phénomène dépendait de l'inclinaison sous laquelle les rayons étaient réfléchis. En d'autres termes, la lumière du soleil, après réflexion sur le verre, pouvait être dans les mêmes conditions que si elle avait, au préalable, traversé un premier cristal biréfringent, ce qui produisait les apparences déjà constatées par Huygens.

Si cette découverte était due au hasard, du moins le hasard était-il bien tombé ; car, entre les mains de Malus, la science ne devait pas perdre le fruit d'une telle aubaine. Justement l'Académie des Sciences venait de mettre au concours, pour 1810, la question des modifications apportées aux rayons lumineux par la traversée des cristaux. Malus chercha à interpréter la nature de cette transformation de la lumière, qui venait de lui apparaître d'une façon si nette. De son temps, la théorie de l'émission régnait encore sans partage, et l'on croyait à la réalité des particules lumineuses. Il n'est donc pas étonnant qu'ayant à se prononcer sur le changement réel que subit la nature des rayons, il en ait cherché le principe dans une disposition particulière des molécules qui les composent. Celles-ci, sous certaines influences, se tourneraient toutes d'un même côté, comme si elles possédaient un axe des pôles, susceptible d'une orientation déterminée. De là le nom de polarisation, créé par Malus pour cette importante propriété, nom si commode qu'il survit à toutes les interprétations théoriques. Aujourd'hui on dirait que c'est la vibration des particules d'éther qui s'oriente. Mais qu'importe cette différence? La gloire de la découverte n'en est en rien diminuée, non plus que la fécondité dont l'auteur a fait preuve, en tirant d'une observation fortuite tout un monde de conséquences, que sa sagacité eut vite fait de mettre en évidence.

Le fait constaté au Luxembourg montrait que la polarisation pouvait se produire, non seulement par réfraction, mais aussi par réflexion. Dans la nuit même de sa trouvaille, l'infatigable physicien déterminait l'angle sous lequel s'accomplit la polarisation par réflexion sur l'eau, puis sur le verre. Ensuite il s'attaquait à la double réfraction, imaginait des appareils ingénieux, et bientôt il était en possession de toutes les lois du phénomène, qui devaient être longtemps enseignées sous le nom de « lois de Malus », comme celles de la réflexion et de la réfraction simple sont connues sous le nom de « lois de Descartes ».

L'Institut n'attendit pas, pour décerner le prix, l'expiration du délai assigné au concours. Il fit mieux, et, dès le 15 août 1810, Malus, devenu lieutenant-colonel, était élu académicien en remplacement de Montgolfier. Complétant ses découvertes, il détermina toutes les circonstances de la polarisation, tant par réfraction que par réflexion, extérieure ou intérieure. Il sut mettre en évidence les deux modes de la réflexion totale interne, suivant qu'elle s'accomplit avant ou après la surface d'émergence, à une distance infiniment petite de cette dernière. Enfin, on a pu dire justement que l'observation faite à la fenêtre de la rue d'Enfer était devenue, grâce à son génie, « la source d'un nombre infini de phénomènes, jusqu'alors absolument ignorés (Biot, Discours aux funérailles de Malus) ». Aujourd'hui que, par surcroît, les faits de polarisation viennent d'être appelés à jouer un rôle capital dans la détermination, autrefois si difficile, des minéraux et des roches, il n'est que juste de proclamer à qui revient le mérite de ces notions; car elles sont devenues d'un usage si courant, qu'on trouve généralement inutile d'en mentionner l'auteur; si bien que ceux qui en profitent seraient tentés de les croire presque aussi anciennes que les vérités fondamentales de la Géométrie.

Du moins les contemporains de Malus n'ont-ils pas méconnu l'éclat de ses découvertes. La Société d'Arcueil s'empressa de lui ouvrir ses rangs. La Société royale de Londres lui décerna la médaille d'or fondée par Rumford : choix d'autant plus remarquable qu'on était alors en 1811, c'est-à-dire au plus fort du blocus continental. La savante Compagnie donnait donc un bel exemple d'impartialité scientifique, bien digne d'être plus souvent suivi!

L'École Polytechnique, à la gloire de laquelle il avait tant travaillé, ne pouvait manquer de prendre part aux hommages rendus à Malus [qui y était revenu comme examinateur en 1805]. Du même coup, en 1812, il fut nommé commandant en second et directeur des études. Mais sa santé, déjà éprouvée par bien des secousses antérieures, venait d'être fortement ébranlée par la fatigue des examens de sortie, dont il avait voulu s'acquitter jusqu'au bout, et qu'il lui fallait concilier avec les fonctions de membre du Comité des fortifications. Une maladie de poitrine l'emporta le 23 février 1812, l'arrachant à cette École « dont il connaissait si bien le but et les avantages, qu'il aurait si aisément gouvernée par le frein du respect et de l'honneur ». Ainsi s'exprimait, sur sa tombe, son camarade Biot, physicien comme lui et bien placé pour apprécier les mérites du confrère auquel il devait survivre pendant un demi-siècle.

A. de Lapparent.