Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.
Ceux qui fréquentaient l'Académie des Sciences vers la fin de 1874 étaient assurés d'y voir, chaque lundi, un vieillard plus que nonagénaire, doyen de cette Compagnie à laquelle il appartenait depuis beaucoup plus d'un demi-siècle, et assidu aux séances, où il ne laissait voir aucun signe de fatigue. Ce représentant d'un autre âge avait intimement connu Delambre, et il était le beau-frère d'Arago. Si son œuvre scientifique manquait de l'éclat qui avait entouré ces grands noms, on n'en saluait pas moins avec un respect unanime ce travailleur consciencieux et modeste, préoccupé toute sa vie de se rendre utile, et en même temps patriote ardent, toujours fidèle à ses amitiés comme aux convictions de sa jeunesse.
Ce vieillard était Claude-Louis Mathieu, né à Màcon en 1783. Il pouvait bien se dire fils de ses œuvres; car, destiné par son père à l'état de menuisier, c'est à l'école gratuite de sa ville natale qu'il avait senti naître en lui le goût des Mathématiques. Il en poursuivit l'étude tout seul, sans autre appui qu'un savant et vénérable prêtre, l'abbé Sigorne. Puis, ayant entendu parler de l'Ecole Polytechnique, il vint à Paris en 1801, presque sans ressources, se logea dans une chambre qui lui avait été offerte sous l'observatoire de Delambre, et suivit les cours de l'Ecole centrale des Quatre Nations. Admis à l'École Polytechnique en 1803, dans la promotion d'Arago, qui devint son ami en attendant des liens plus intimes, il reçut, deux ans après, le titre d'élève-ingénieur des Ponts et Chaussées. Mais de suite, il fut conquis par l'Astronomie et, en 1806, Arago ayant été envoyé en Espagne pour le prolongement de la Méridienne, ce fut Mathieu qui le remplaça près de l'Observatoire, d'abord comme secrétaire-adjoint, puis, l'année suivante, en qualité de titulaire.
C'est alors qu'il utilisa avec succès, pour l'observation des solstices comme pour l'étude de la parallaxe de la soixante et unième du Cygne, les beaux instruments dont Laplace venait d'enrichir notre premier établissement astronomique. En 1808, il était chargé, avec Bouvard et Burckhardt, de procéder au calcul des opérations faites par Biot et Arago pour le prolongement de la méridienne jusqu'aux Baléares. La même année, il s'adonnait avec Biot à l'observation du pendule en différents points de la méridienne et du parallèle moyen. Deux prix à l'Académie, obtenus en 1809 et en 1812, furent la récompense de ce travail de haute précision, et, en 1817, Mathieu reçut, dans la section d'Astronomie, la succession de Mcssier. En même temps, il était nommé membre-adjoint du Bureau des Longitudes. Puis Arago le choisissait comme répétiteur de son cours de Géodésie à l'École Polytechnique. Enfin, dans cette même année 1817, Delambre lui confiait sa suppléance dans le cours d'Astronomie du Collège de France.
Devenu, en 1821, le beau-frère d'Arago par son mariage avec la sœur du grand astronome, Mathieu se vit confier, en 1828, le cours d'analyse de l'Ecole, qu'il quittait en 1838 pour devenir examinateur de sortie. Il a exercé ces fonctions jusqu'en 1863, donnant à de nombreuses générations d'élèves l'occasion de constater à quel point il était consciencieux et bienveillant, et avec quelle délicatesse il savait ranimer le courage de ceux chez qui l'émotion risquait de paralyser les moyens.
Quand Delambre s'était senti menacé de la mort, c'est à Mathieu qu'il avait cru devoir léguer le soin de poursuivre sa grande entreprise, l'Histoire de l'Astronomie. C'est aussi Mathieu qui accepta du Bureau des Longitudes la lourde tâche de diriger les calculs et la publication annuelle de la Connaissance des Temps. Bien souvent il s'y fit un devoir de suppléer lui-même à l'insuffisance de certains calculateurs. En 1841, il participa, avec Largeteau et Daussy, à la revision des calculs relatifs à la méridienne d'Espagne. Plus tard, pouvant se reposer sur son gendre Laugier du soin de veiller à la Connaissance des Temps, Mathieu s'occupa surtout de l'Annuaire du Bureau. C'est à lui que sont dues, dans ce Recueil, les indications relatives à l'Astronomie, à la Physique du globe et aux questions les plus délicates de la Statistique. Peu de semaines avant sa mort, l'infatigable vieillard s'imposait encore le devoir de terminer de sa main les derniers feuillets de l'Annuaire, et l'adressait lui-même à l'Académie.
Il est une autre tâche dont on peut dire que Mathieu a poursuivi l'accomplissement durant toute sa carrière : c'est l'unification des poids et mesures. Après avoir participé, dans sa jeunesse, à la suite immédiate des opérations qui avaient permis d'établir le mètre des Archives, il était naturel que lui, l'élève et l'ami de Delambre, consacrat tous ses efforts à l'adoption universelle des nouvelles mesures, dans la préparation desquelles son maître avait joué un si grand rôle. Il y contribua d'autant plus efficacement, que la confiance de ses compatriotes de Saône-et-Loire l'avait investi, en 1835, d'un mandat législatif, qu'il conserva sans interruption pendant quinze ans. A ce titre, il fut, en 1837, rapporteur de la loi relative à l'établissement définitif, en France, du nouveau système de poids et mesures. Trente ans après, l'Exposition universelle de 1867 ayant paru offrir une occasion favorable pour provoquer une entente internationale en faveur de ce système, c'est à Mathieu qu'on décerna la présidence de la Commission nommée pour cet objet. Enfin, en 1872, la question fit un pas décisif par l'institution d'une Commission internationale du mètre, et, d'un commun accord, on choisit, pour en diriger les délibérations, le vieillard qui, au début de sa carrière, s'était trouvé associé à l'œuvre de Delambre et de Méchain. Comme l'a dit un membre étranger de cette Commission (M. Broch), il était le lien vivant entre la première introduction du système métrique et les efforts qu'on a faits, depuis, pour le faire accepter par toutes les nations.
Au milieu des vicissitudes d'une longue et laborieuse existence, traversée par plus d'une épreuve et parfois assombrie par des événements bien faits pour émouvoir son cœur de patriote, Mathieu n'en avait pas moins conservé un équilibre d'âme et une sérénité inébranlables. Les soins pieux et dévoués dont il était entouré, surtout l'affection vigilante de sa fille, Mme Laugier, prolongèrent sa vie comme elles écartaient de ses derniers jours les souffrances trop souvent inséparables d'un aussi grand âge. C'est avec la plénitude de son intelligence ainsi que de son courage qu'il s'éteignit à quatre-vingt-onze ans, le 5 mars 1875, après avoir siégé pendant cinquante-huit ans dans cette Académie des Sciences dont il fut treize ans le doyen. En annonçant sa mort, le président, qui était alors M. Fremy, peignit d'un trait son caractère quand il rappela que Mathieu avait « su toujours allier l'indépendance et la fermeté de l'honnête homme à la bienveillance, à la simplicité et à la modestie du savant ».
Voir aussi : Les X astronomes, par Martin Lemoine et Guy Perrin