Fort Détroit, Fort Niagara, Fort
Duquesne…furent construits afin d’établir l’autorité
des rois de France, mais le royaume n’a jamais consacré
les ressources humaines et matérielles nécessaires
pour contrôler un si grand territoire. En conséquence
vinrent les renoncements des traités d’Utrecht et de Paris,
le drame du Grand Dérangement…Certes les Français
se sont battus avec panache à Yorktown et plus tard ils
ont pris part activement à la « ruée vers
l’or » et joué un rôle important dans la création
de Los Angelès et San Francisco mais dans l’ensemble, au
cours des XIXè et XXè siècles, leurs effectifs
sont restés limités en comparaison des grands courants
d’immigration. Si aujourd’hui l’influence de leurs descendants
sur la politique américaine est faible, il ne faut pas
pour autant tenir pour négligeables leurs participations
au développement des Etats-Unis, comme la construction
de San Francisco, les usines Dupont de Nemours, les laboratoires
Schlumberger…
Dans la deuxième partie, centrée sur la Louisiane,
Christian Marbach met en scène les personnages les plus
divers : « des soldats, des peintres, des princes et des
ornithologues et même un prince ornithologue, des utopistes
rêveurs et des présidents américains, des
esclaves récoltant du coton et des conventionnels esclavagistes
»…Il commence par une réflexion sur l’émigration
polytechnicienne en 1815, axée sur des personnalités
qui suscitent son admiration : Hulot de Collard, Dufour, Parchappe,
et surtout Fabvier, qui traversa les lignes turcs pour secourir
les insurgés grecs assiégés dans l’Acropole..
Puis il présente une galerie des princes de la famille
Bonaparte qui furent attirés par l’Amérique : Napoléon
lui-même qui envisagea de s’y réfugier, Joseph qui
vécut 24 ans dans le New Jersey, Jérôme dont
un petit-fils eut plusieurs fois rang de ministre aux USA, la
belle Pauline pour qui tant soupira le général Humbert…
mais surtout le fils de Lucien, Charles Lucien, un des fondateurs
de l’ornithologie moderne. Il se lia d’amitié et coopéra
avec le « grand Audubon », l’observateur passionné
et dessinateur habile, auteur et éditeur d’un ouvrage admirable
sur les oiseaux d’Amérique, trésor de bibliophilie...
L’espace américain s’étendait comme un champ ouvert
à toutes les utopies et les émigrants français
se sont engagés dans les tentatives de créations
de cités idéales, Champ d’Asile conçu par
Charles Lallemand, New Harmony, la création de Robert Owen
où séjourna le dessinateur Lesueur, Castroville,
la petite Alsace du Texas créée par Henri Castro,
et La Réunion, un projet de Victor Considérant qui
aboutit malheureusement à un naufrage. Les circonstances
de ces tentatives, les intentions de leurs promoteurs et les raisons
des réussites ou des échecs, font l’objet d’une
analyse attentive.
Des chapitres séparés résument les biographies
de Buisson,
Crozet et Bernard. Benjamin Buisson (X1811), responsable
de nombreux travaux d’aménagement de La Nouvelle Orléans,
est considéré comme le créateur du célèbre
cimetière La Fayette aux tombes surélevées
qui évitent l’ennoyage des cercueils…Claudius Crozet (X1805)
auquel avait été consacré le bulletin 6 de
la Sabix, un des pères fondateurs du Virginia Military
Institute, ingénieur en chef de la construction du chemin
de fer qui franchit les Appalaches, avait séjourné
en Louisiane entre 1832 et 1835 sans réussir à faire
approuver son projet de ligne vers Washington…Simon Bernard (X1794),
« Un grand général », chargé
par le Président Madison de l’inspection de l ‘ensemble
des fortifications des Etats-Unis arriva en Louisiane en 1817,
revenu en France en 1830, il fut ministre de la guerre…
Cependant ce sont surtout les rencontres entre les hommes qui
intéressent Christian Marbach et ces courtes biographies
lui donnent prétexte à introduire de nombreux acteurs.
Ainsi Auguste Comte, auquel Simon Bernard avait laissé
espérer une charge d’enseignant à West Point, Jean
Baptiste Marestier (X1799) et Michel Chevalier (X1823). Marestier
est un précurseur des missions préparant les transferts
de technologie à qui l’on doit un Mémoire sur les
bateaux à vapeur des Etats-Unis d’Amérique imprimé
en 1824, « qu’on peut analyser en scientifique, en ingénieur,
en critique littéraire, en critique artistique, en bibliophile.
» Chevalier, un des disciples d’Enfantin, prépara
son voyage d’études aux Etats-Unis avec l’aide de Simon
Bernard…
Dans les comportements et les travaux de tous ces personnages,
peut-on identifier des dispositions spécifiques du passage
par l’Ecole polytechnique ? Rassurez vous, l’auteur, en se penchant
sur la formation dispensée par l’Ecole, ne s’en tient pas
à la géométrie descriptive ; à partir
de l’exploration des archives il livre au lecteur quelques anecdotes
sur la discipline, révélatrices des mentalités,
et ne manquant pas de drôlerie…
Il aborde aussi, avec un regard aussi objectif que possible, les
attitudes des voyageurs français (Tocqueville, Lakanal
…) et des immigrés d’origine française, héritiers
des principes de la Révolution, devant les grands problèmes
politiques et moraux de l’Amérique : l’esclavage, le refoulement
des indiens, l’engagement dans l’un ou l’autre camp au moment
de la Guerre de Sécession.
Pour conclure, il semble difficile de rendre compte fidèlement
de ce grand puzzle d’idées, d’images, et de références
littéraires érudites. Le véritable protagoniste
en est sans doute la Louisiane, avec la poésie intense
de ses bayous, de sa flore et sa faune, ou plutôt La Nouvelle
Orléans, qui fut jadis défendue dans les marais
de Chalmette par une troupe hétéroclite où
les hommes du pirate Laffite se pressaient aux premiers rangs.
Le lecteur entendra aussi les sifflements des steamboats sur le
Mississipi, ceux de la vielle locomotive de Pontchartrain, et
les chants des oiseaux qui enchantaient l’âme de Saint John
Perse….Bref, une persuasive invitation au voyage dans le monde
du réel… ou dans celui de l’imaginaire.
J.P.Devilliers (57)