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Bulletin n° 38


En Louisiane

Ces français qui ont fait l'Amérique


La première partie, Ces Français qui ont «fait» l’Amérique, constitue une heureuse introduction aux textes sur la Louisiane. Elle est due à Jacques Bodelle, qui fut Conseiller scientifique à l’ambassade de France à Washington de 1980 à 1984, et Vice-Président recherche et développement, Elf-Aquitaine Inc., de 1984 à 1999. En choisissant judicieusement quelques épisodes connus ou peu connus de l’histoire de l’Amérique du Nord, il fait revivre les entreprises aventureuses des Français dans l’exploration de ces vastes contrées. Cette rétrospective, dessinée avec une grande clarté, commence avec l’hypothèse de l’accostage des marins bretons et basques au Labrador, avant la première expédition de Christophe Colomb. Puis, à la suite de Jacques Cartier, Jean Ribaut, René de Laudonnière, Champlain, Cavelier de la Salle…, nous parcourons les cheminements audacieux qui permirent, avec des moyens très modestes, de relier l’embouchure du Saint Laurent à celle du Mississipi.

Fort Détroit, Fort Niagara, Fort Duquesne…furent construits afin d’établir l’autorité des rois de France, mais le royaume n’a jamais consacré les ressources humaines et matérielles nécessaires pour contrôler un si grand territoire. En conséquence vinrent les renoncements des traités d’Utrecht et de Paris, le drame du Grand Dérangement…Certes les Français se sont battus avec panache à Yorktown et plus tard ils ont pris part activement à la « ruée vers l’or » et joué un rôle important dans la création de Los Angelès et San Francisco mais dans l’ensemble, au cours des XIXè et XXè siècles, leurs effectifs sont restés limités en comparaison des grands courants d’immigration. Si aujourd’hui l’influence de leurs descendants sur la politique américaine est faible, il ne faut pas pour autant tenir pour négligeables leurs participations au développement des Etats-Unis, comme la construction de San Francisco, les usines Dupont de Nemours, les laboratoires Schlumberger…

Dans la deuxième partie, centrée sur la Louisiane, Christian Marbach met en scène les personnages les plus divers : « des soldats, des peintres, des princes et des ornithologues et même un prince ornithologue, des utopistes rêveurs et des présidents américains, des esclaves récoltant du coton et des conventionnels esclavagistes »…Il commence par une réflexion sur l’émigration polytechnicienne en 1815, axée sur des personnalités qui suscitent son admiration : Hulot de Collard, Dufour, Parchappe, et surtout Fabvier, qui traversa les lignes turcs pour secourir les insurgés grecs assiégés dans l’Acropole.. Puis il présente une galerie des princes de la famille Bonaparte qui furent attirés par l’Amérique : Napoléon lui-même qui envisagea de s’y réfugier, Joseph qui vécut 24 ans dans le New Jersey, Jérôme dont un petit-fils eut plusieurs fois rang de ministre aux USA, la belle Pauline pour qui tant soupira le général Humbert… mais surtout le fils de Lucien, Charles Lucien, un des fondateurs de l’ornithologie moderne. Il se lia d’amitié et coopéra avec le « grand Audubon », l’observateur passionné et dessinateur habile, auteur et éditeur d’un ouvrage admirable sur les oiseaux d’Amérique, trésor de bibliophilie...
L’espace américain s’étendait comme un champ ouvert à toutes les utopies et les émigrants français se sont engagés dans les tentatives de créations de cités idéales, Champ d’Asile conçu par Charles Lallemand, New Harmony, la création de Robert Owen où séjourna le dessinateur Lesueur, Castroville, la petite Alsace du Texas créée par Henri Castro, et La Réunion, un projet de Victor Considérant qui aboutit malheureusement à un naufrage. Les circonstances de ces tentatives, les intentions de leurs promoteurs et les raisons des réussites ou des échecs, font l’objet d’une analyse attentive.
Des chapitres séparés résument les biographies de Buisson, Crozet et Bernard. Benjamin Buisson (X1811), responsable de nombreux travaux d’aménagement de La Nouvelle Orléans, est considéré comme le créateur du célèbre cimetière La Fayette aux tombes surélevées qui évitent l’ennoyage des cercueils…Claudius Crozet (X1805) auquel avait été consacré le bulletin 6 de la Sabix, un des pères fondateurs du Virginia Military Institute, ingénieur en chef de la construction du chemin de fer qui franchit les Appalaches, avait séjourné en Louisiane entre 1832 et 1835 sans réussir à faire approuver son projet de ligne vers Washington…Simon Bernard (X1794), « Un grand général », chargé par le Président Madison de l’inspection de l ‘ensemble des fortifications des Etats-Unis arriva en Louisiane en 1817, revenu en France en 1830, il fut ministre de la guerre…
Cependant ce sont surtout les rencontres entre les hommes qui intéressent Christian Marbach et ces courtes biographies lui donnent prétexte à introduire de nombreux acteurs. Ainsi Auguste Comte, auquel Simon Bernard avait laissé espérer une charge d’enseignant à West Point, Jean Baptiste Marestier (X1799) et Michel Chevalier (X1823). Marestier est un précurseur des missions préparant les transferts de technologie à qui l’on doit un Mémoire sur les bateaux à vapeur des Etats-Unis d’Amérique imprimé en 1824, « qu’on peut analyser en scientifique, en ingénieur, en critique littéraire, en critique artistique, en bibliophile. » Chevalier, un des disciples d’Enfantin, prépara son voyage d’études aux Etats-Unis avec l’aide de Simon Bernard…
Dans les comportements et les travaux de tous ces personnages, peut-on identifier des dispositions spécifiques du passage par l’Ecole polytechnique ? Rassurez vous, l’auteur, en se penchant sur la formation dispensée par l’Ecole, ne s’en tient pas à la géométrie descriptive ; à partir de l’exploration des archives il livre au lecteur quelques anecdotes sur la discipline, révélatrices des mentalités, et ne manquant pas de drôlerie…
Il aborde aussi, avec un regard aussi objectif que possible, les attitudes des voyageurs français (Tocqueville, Lakanal …) et des immigrés d’origine française, héritiers des principes de la Révolution, devant les grands problèmes politiques et moraux de l’Amérique : l’esclavage, le refoulement des indiens, l’engagement dans l’un ou l’autre camp au moment de la Guerre de Sécession.
Pour conclure, il semble difficile de rendre compte fidèlement de ce grand puzzle d’idées, d’images, et de références littéraires érudites. Le véritable protagoniste en est sans doute la Louisiane, avec la poésie intense de ses bayous, de sa flore et sa faune, ou plutôt La Nouvelle Orléans, qui fut jadis défendue dans les marais de Chalmette par une troupe hétéroclite où les hommes du pirate Laffite se pressaient aux premiers rangs. Le lecteur entendra aussi les sifflements des steamboats sur le Mississipi, ceux de la vielle locomotive de Pontchartrain, et les chants des oiseaux qui enchantaient l’âme de Saint John Perse….Bref, une persuasive invitation au voyage dans le monde du réel… ou dans celui de l’imaginaire.
J.P.Devilliers (57)