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En couverture : barrage de l'Aigle, massif de soutènement routier de l'autoroute A40, autoroute sur remblai en terre armée de l'île de la Réunion

Bulletin n° 56

Deux innovateurs dans le domaine du génie civil : André Coyne et Henri Vidal

Ce numéro de 94 pages a été coordonné par René COULOMB (X 1951).

Contenu du numéro :

  • Avant-propos,
    par René Coulomb

  • André Coyne, de la Dordogne au Zambèze, la passion de construire
    par Jean-Louis Bordes et Bernard Tardieu

  • Henri Vidal, inventeur et créateur de la Terre Armée
    par Yvan Chéret




Avant-propos

René Coulomb

La SABIX a consacré, et c'est bien normal, la plupart de ses bulletins à des polytechniciens dont la carrière s'est déroulée pour l'essentiel au xixe siècle, même s'il y a eu des exceptions (Schlumberger, Besse, Russo et dans le domaine des ouvrages de génie civil Albert Caquot, X1899).

Comme le faisait remarquer Christian Marbach, alors président de la SABIX, dans l'éditorial du numéro consacré à Albert Caquot (n° 28 de juillet 2001): « pour être un bon biographe il faut porter sur son sujet d'étude un regard de profonde sympathie qui n'empêche pas la lucidité. Il faut des documents de première main ou des témoignages indiscutables » La biographie d'Albert Caquot avait en effet été préparée par des témoins privilégiés de sa vie et de ses réalisations, son gendre Jean Kérisel (X1928) et son petit-fils Thierry Kérisel (X1961).

Comme d'autres X se sont également illustrés au xxe siècle par leurs innovations et leurs réalisations dans le domaine du génie civil, la SABIX a jugé utile de consacrer le présent bulletin à deux d'entre eux, André Coyne (X1910) et Henri Vidal (X1944), en bénéficiant, alors qu'il en est encore temps de témoignages directs précieux. Dans le cas de Vidal, l'auteur Ivan Chéret a été un de ses camarades de promotion et surtout son meilleur ami. De ce fait, nous avons grâce à lui le récit personnel et très attachant de la vie d'Henri Vidal. Après une brillante carrière, il s'est aussi remarquablement documenté sur l'invention de son ami, la Terre Armée, une nouvelle technique de construction dont il nous donne une présentation très claire et très complète de sa genèse et des améliorations que lui a constamment apportées Henri Vidal, Jean-Louis Bordes et Bernard Tardieu, auteurs de l'article sur Coyne ne l'ont certes pas connu, mais ayant passé une grande partie de leur carrière chez Coyne et Bellier, ils ont activement contribué au développement et au rayonnement de ce bureau d'études fondé par Coyne et son gendre Bellier. Grands spécialistes des barrages, ils étaient les plus qualifiés pour présenter l'ouvre d'André Coyne. Ils ont en outre fait relire leur article par Jean Martin, un des premiers collaborateurs de Coyne, qui après son décès en 1960 lui a succédé à la présidence de Coyne et Bellier.

Ayant moi-même assisté à l'École Nationale des Ponts et Chaussées aux six conférences sur les barrages de Coyne, qui constituaient alors le seul enseignement sans notations, ni sanctions, j'ai gardé, plus d'un demi-siècle plus tard, le souvenir de ces exposés sans débat, dans lesquels Coyne maintenait l'attention des élèves par la seule qualité de ses présentations, consacrant les dernières de ses conférences au barrage de Kariba, barrage voûte de 120 mètres de haut, ouvrage exceptionnel et le dernier barrage qu'il ait conçu.

Est-ce la présentation exaltante d'ouvrages transformant leur environnement en en créant de nouveaux, certes différents mais souvent aussi beaux, tout en permettant de répondre aux besoins des hommes qui m'a amené quelques années plus tard à diriger le service des Barrages-Réservoirs de la Préfecture de la Seine, dont le premier chef avait été André Coyne?

Toujours est-il que de 1958 à 1967, j'ai dirigé ce service dont l'origine remonte à 1928. Le Conseil des Ingénieurs de la Préfecture de la Seine avait enregistré le 6 novembre 1928 le détachement d'André Coyne, Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées à la direction générale du Port de Paris en le plaçant, sous l'autorité de Fulgence Bienvenue (X1870), à la tête de la « Section d'études des barrages de Pannecière, Champaubert, de la surveillance des travaux de la Cure, etc. ».

Cette organisation dura jusqu'à la nomination le 7 mars 1932 par le Préfet de la Seine de Fernand Cuq à la tête du service. Fernand Cuq qui avait travaillé sous l'autorité de Coyne occupa ce poste jusqu'au 15 septembre 1949. Lors de sa nomination, les travaux du barrage de Champaubert-aux Bois venant de commencer et celui de Pannecière étant en cours d'étude, la conception de ces deux ouvrages revient à Coyne.

Le barrage de Champaubert est maintenant englobé dans le barrage Marne (le lac du Der-Chantecoq), mais cette digue en terre, réalisée dans la Champagne humide, avec des argiles du Gault compactées a permis de donner confiance à mon prédécesseur Francis Germain et à moi-même pour la réalisation d'ouvrages de plus grande hauteur, les réservoirs Seine et Marne, réalisés aussi avec de la terre prélevée dans la future retenue. Compte tenu des progrès de la mécanique des sols, on a utilisé les limons situés au-dessus des argiles de meilleure qualité pour réaliser les digues (ce qui au demeurant était plus économique) et choisi après de très nombreux sondages les meilleurs emplacements pour les prélever. On a aussi tenu compte des dégradations constatées sur le barrage de Champaubert et bénéficié des immenses progrès des matériels de travaux publics tant pour le terrassement que pour le compactage.

Francis Germain et moi-même avions bien sûr lu le livre de Post et Londe, ingénieurs de Coyne et Bellier (« Les barrages en terre compactées, pratiques américaines ») préfacé par Coyne dont Jean-Louis-Bordes et Bernard Tardieu parlent à juste titre.

Le premier projet du barrage de Pannecière conçu par Coyne était un barrage-poids, mais pour des raisons financières, il proposa ensuite un barrage à voûtes multiples qui avec ses 49 mètres de hauteur constituait à l'époque un record de hauteur pour un barrage de ce type (le barrage à voûtes multiples le plus haut réalisé jusqu'alors en France étant celui de Vezins dans la Manche, dessiné par Caquot, achevé en 1932 et de 36 mètres de hauteur). Le barrage de Pannecière a été réalisé par Cuq et son ingénieur sur place, Jean Descargues, et a été achevé en 1949.

J'ai eu à réaliser la première vidange décennale complète de l'ouvrage (en fait en 1961). Alors que la retenue était un des attraits touristiques du Morvan, la vue de la retenue vide et d'une vallée dévastée créa un choc pour ceux qui avaient connu le village de Chaumard et revoyaient les arbres, les haies, les clôtures... Chez beaucoup d'entre eux il y avait un sentiment de colère. Tout en ressentant une vive émotion, j'étais pour ma part fasciné par la beauté étrange de ce paysage. En plus de travaux d'entretien du barrage, nous avons alors supprimé les haies, les clôtures, coupé les arbres... Pour éviter de tels spectacles, les maîtres d'ouvrage sont tenus, avant la mise en eau (et ce depuis plus d'un demi-siècle) de démolir tous les bâtiments, d'abattre arbres et arbustes... ce qui est également utile lorsque le niveau de la retenue baisse d'une façon importante dans le cadre du fonctionnement normal du barrage. Lorsque des édifices méritent d'être conservés, on les démonte et les déplace, ce qui a été fait pour l'église de Nuisement-aux-Bois (un des trois villages noyés par le réservoir Marne), qui a été reconstruite en bordure du lac sur une commune voisine rebaptisée Sainte Marie du Lac.

Si les constructeurs d'ouvrages d'art, comme Coyne ou Vidal, ont modifié, voire transformé le caractère parfois attachant de certains paysages, le résultat de leurs travaux peut aussi avoir embelli notre environnement. L'Etablissement public territorial de Bassin Seine-Grands Lacs, qui a en charge aujourd'hui les réservoirs Seine (Lac d'Orient), Marne (Lac du Der-Chantecoq), et Aube (Lac Amance et Lac du Temple) gère des lacs artificiels parmi les plus grands d'Europe (Seine 2300 ha, Marne 4800 ha, Aube 2300 ha) qui ont modifié l'aspect d'une importante partie de la Champagne humide et amené dans cette région rurale en déclin une activité touristique, les réservoirs Seine et Aube constituant même avec la forêt qui les entoure le Parc naturel de la forêt d'Orient.

Sur Henri Vidal, sa vie et ses réalisations, l'article de Chéret m'a révélé une personnalité que je n'avais vue qu'une fois lors d'une conférence où il faisait d'une façon convaincante la promotion de la Terre Armée. Je me souviens de son admiration pour Léonard de Vinci, génie universel de la Renaissance, qui devait sûrement fasciner Vidal, à la fois ingénieur et architecte, Vidal allant jusqu'à lui attribuer les lois sur le frottement, indispensables pour comprendre la Terre Armée, alors que ces lois n'ont été formulées que deux siècles et demi plus tard, marquant ainsi le début de la mécanique des sols, comme le rappellent Bordes et Tardieu dans leur article.

On ne peut qu'être impressionné par l'invention, la mise au point et le développement d'une technique nouvelle, la Terre Armée, suivie de réalisations dans le monde entier et tout cela par le même homme qui n'a eu de cesse durant toute sa vie d'améliorer son invention.

Coyne et Vidal ont tous deux été attachés à la beauté des ouvrages et Vidal a grandement amélioré l'aspect initial des parements des murs de soutènements en Terre Armée. On peut noter que Coyne avait aussi breveté et réalisé selon une technique très différente des « murs à échelle », murs de soutènement retenus au moyen d'ancrages placés dans le talus qu'ils soutiennent.

Ces deux articles montrent la grandeur mais aussi les vicissitudes de l'art de construire, oeuvre collective nécessitant une compréhension réciproque et une parfaite coordination entre ses acteurs. Le maître d'ouvrage qui peut être non seulement l'ordonnateur des travaux mais peut aussi réaliser des études, des essais... le ou les ingénieurs-conseils dont le rôle et la mission varient d'un cas à l'autre, l'entrepreneur qui réalise les travaux, choisit les procédés d'exécution et parfois établit des plans complémentaires, tous participent à l'acte de construire.

Coyne a été maître d'ouvrage dans la première partie de sa carrière et ingénieur-conseil ensuite. Est-il l'auteur du barrage de l'Aigle ou est-il l'auteur du barrage de Kariba? Dans le cas de Pannecière, dont en tant que représentant le maître d'ouvrage, il avait conçu les plans, il est encore plus difficile de répondre, car comme me l'avait dit Descargues, il s'est désintéressé dans l'immédiat après-guerre de la réalisation de l'ouvrage, qui revient à Cuq, Descargues et l'entreprise THEG. Lorsqu'un bel ouvrage est bien réalisé, il ne manque pas d'auteurs, mais si ce n'est pas le cas, bien peu de ceux qui ont participé à sa réalisation s'en reconnaissent responsables.

La réalisation des ouvrages d'art comporte en effet des risques. Pour reprendre les termes de l'article de Bordes et Tardieu, les innovations doivent être prudentes, fondées sur l'observation et la mesure des précédents. Il faut être humble face à la nature et suivre la maxime de Bacon « natura vincit nisi parendo » (on ne vainc la nature qu'en lui obéissant). Le risque zéro n'existe pas et il peut arriver des accidents, voire une catastrophe comme la rupture du barrage de Malpasset (mais n'y a-t-il pas tous les ans à travers le monde de très nombreuses catastrophes naturelles?) et ce qu'il faut, c'est tout faire pour minimiser les risques durant la construction et l'exploitation de l'ouvrage et cela est possible moyennant l'effort concerté de tous les acteurs concernés durant toute la vie de l'ouvrage. L'article sur Coyne montre d'ailleurs son inventivité pour assurer une auscultation des ouvrages en exploitation avec l'invention de l'extensomètre à cordes vibrantes.

Coyne et Vidal, deux ingénieurs du XXe siècle, font honneur à l'École polytechnique et à l'École Nationale des Ponts et Chaussées qui ont assuré leur formation.

Je voudrais enfin souligner le courage qu'il a fallu à Coyne pour quitter l'administration et fonder une entreprise privée, ceci malgré l'appui décisif d'EDF et, plus encore, le courage de Vidal et de son second Maurice Darbin qui ont quitté l'entreprise Fougerolle pour lancer sans moyens financiers la Terre Armée.

L'acceptation de la prise de risque pour sa propre carrière et l'acceptation des risques liés à la réalisation des ouvrages d'art ne constituent-elles pas un exemple pour les ingénieurs et cadres du xxie siècle, trop souvent tétanisés par le principe de précaution que la France a même constitutionnalisé?

René COULOMB (X1951), Administrateur de la SABIX