Travaillant depuis longtemps sur l'oeuvre de Léon Foucault, nous avons reproduit plusieurs fois la célèbre expérience du pendule. La plus récente de ces reconstitutions a eu lieu en juin dernier à la demande de Paolo Brenni dans la cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence devant 8000 personnes. Au printemps de 1997 le service patrimoine de l'Ecole polytechnique m'a demandé de vérifier les éléments d'une notice sur les appareils de Fizeau et de Foucault figurant dans l'exposition : "Les objets scientifiques : un siècle d'enseignement et de recherche à l'Ecole polytechnique". Dans le cadre de cette manifestation une cassette vidéo a été tournée sur la restauration d'un appareil de laboratoire par le souffleur de verre de l'Ecole polytechnique : "Chronique d'une restauration : l'appareil à deux globes de verre de Gay-Lussac". Le service audiovisuel se proposant de réaliser un nouveau tournage sur un autre sujet, les expériences de Foucault sur la mesure de la vitesse de la lumière furent retenues et nous avons décidé d'en reproduire une partie en utilisant du matériel détenu par le Musée des arts et métiers et dont le savant lui même s'était servi. Dans le présent article je me propose de rappeler de façon sommaire les circonstances et les principes des expériences de Foucault, de présenter la liste des appareils détenus par le Musée des arts et métiers et l'Ecole polytechnique, et de décrire brièvement l'opération que nous avons reproduite.
C'est à l'astronome François Arago que l'on doit la conception d'une mesure comparative des vitesses de la lumière dans l'eau et dans l'air, dont les résultats devaient permettre de trancher le débat entre les tenants de la nature corpusculaire et ceux de la nature ondulatoire de la lumière. Il imagina d'utiliser un miroir tournant semblable à celui que Wheatstone avait mis en oeuvre pour estimer la vitesse de propagation d'une étincelle électrique, puis celle d'un signal transmis dans un fil conducteur.
Dans le dispositif proposé par Arago, une source lumineuse linéaire étroite émettait des impulsions périodiques, très brèves. Les rayons émis étaient séparés en deux faisceaux se propageant l'un dans l'air, l'autre dans un tube rempli d'eau. Après des parcours de même longueur géométrique, ils atteignaient un miroir tournant avec un décalage temporel déterminé par la différence entre les vitesses dans les deux milieux. En raison de la rotation du miroir ce décalage temporel était la cause d'un écart angulaire entre les rayons réfléchis, écart qu'il fallait pouvoir mesurer.
Arago qui exposa les principes de l'expérience en 1838, rencontra des difficultés techniques telles qu'il échoua dans ses tentatives pour la réaliser. Par la suite la détérioration de sa vue l'obligea à renoncer.
En 1849, onze ans après la présentation du mémoire d'Arago, Hyppolite Fizeau réussit une première détermination terrestre de la vitesse de la lumière dans l'air, en mesurant grâce à un ingénieux dispositif à roue dentée le temps nécessaire pour le parcours séparant sa maison de Suresnes d'un appartement de Montmartre (la longueur du parcours aller-retour était voisine de 17 km). Il obtint le résultat de 315 000 km par seconde.
En mai 1850, Léon Foucault réalise dans son appartement une première expérience à partir d'un dispositif décrit sommairement par le croquis ci-dessous
Planche III fig.10 du tome III
Jamin, Jules. Cours de physique . Paris : Gauthiers-Villars,1887.
Un faisceau provenant d'un héliostat(1) traverse une mire A formée par des fils verticaux tendus dans une ouverture rectangulaire, puis une lentille achromatique et rencontre un miroir bc tournant à grande vitesse angulaire w autour d'un axe vertical o appartenant au plan du miroir et normal à la direction AO.
Le faisceau réfléchi par bc tourne autour de l'axe O avec une vitesse angulaire égale à 2a. A chaque révolution il vient frapper en D un miroir concave pp' dont le centre géométrique est un point situé sur l'axe O. L'emplacement de la lentille est tel qu'une image de A se forme en D. Si bc s'immobilisait brusquement dans la position où il dirige le faisceau vers D, la lumière réfléchie en D, après une nouvelle réflexion sur bc et une deuxième traversée de la lentille, formerait une nouvelle image de la mire coïncidant avec A.
Mais pendant le court intervalle de temps nécessaire à la lumière pour aller de O en D et revenir en O, le miroir bc a tourné d'un angle a et il réfléchit le faisceau dans une direction qui ne se superpose pas à AO. L'image de la mire se forme en A'. Une lame semi réfléchissante, interposée entre A et la lentille, permet à Foucault d'observer le décalage AA' avec l'objectif d'un microscope d'axe perpendiculaire à AO. Un calcul simple conduit à la formule numérique qui lie la vitesse de la lumière c, le déplacement AA', et les caractéristiques du dispositif.
En effet, soit l la distance entre O et D. Le temps mis par la lumière pour parcourir le trajet aller-retour entre le miroir tournant et le miroir concave est : t = 2l/c
Pendant cet intervalle de temps le miroir a tourné d'un angle
Si d est la distance AO, l'angle 2a étant petit en raison de la grande vitesse de la lumière, on peut écrire, à
condition d'exprimer w en radians par seconde :
En fait pour répondre au dessein d'Arago, Foucault a complété le dispositif par un deuxième miroir concave situé à
la distance l de O, et par un tube contenant de l'eau, interposé entre O et ce miroir. Si la vitesse de la lumière
dans l'eau est c', du fait de la rotation du miroir le rayon qui a traversé l'eau donnera de A une image A" décalée
par rapport à A d'un écart
Ce premier dispositif, sans doute insuffisant pour déterminer la vitesse de la lumière avec une précision satisfaisante, a cependant permis de mettre en évidence le déplacement des images dû à la rotation du miroir, et de démontrer que la lumière se déplace moins vite dans l'eau que dans l'air. Foucault a donc déjà atteint un des objectifs fixés par Arago.
En 1862 à l'Observatoire de Paris, Foucault qui a beaucoup amélioré son dispositif, réalise l'expérience qui conduit à une estimation de la vitesse dans l'air de 298 000 km par seconde.
Dispositif de l'expérience réalisée en septembre 1862
par foucault à l'Observatoire de Paris.
Appareil de Foucault permettant de mesurer la vitesse de la lumière. Paris: Dumoulin-Froment [1865-1890] pour
l'horlogerie. Début XIXème siècle pour la turbine et les miroirs vraisemblablement construits par Froment.
© Ecole Polytechnique/Inventaire général. M. Lebée.
Afin de modifier facilement la vitesse de rotation et la maintenir constante assez longtemps, Foucault a fait construire par Froment une turbine à gaz d'un diamètre voisin de 20 mm comprenant 24 aubes, dont l'axe portait le miroir tournant. En 1849 la turbine était entraînée par la vapeur d'eau provenant d'une petite chaudière. Foucault commandait le mouvement en agissant sur le robinet d'admission de vapeur et ajustait w en accordant le son émis par la turbine avec celui d'un diapason.
Pour réaliser l'expérience de 1862, Foucault augmenta jusqu'à 20 mètres la longueur du parcours entre le miroir tournant et le miroir concave en ajoutant 4 miroirs intermédiaires. Il remplaça la chaudière par une soufflerie construite pour lui par le célèbre facteur d'orgue Cavaillé-Coll. Il utilisa pour contrôler w un mécanisme d'horlogerie fabriqué par Froment, qui faisait tourner à une vitesse angulaire déterminée avec précision une roue dentée placée entre la glace semi-réfléchissante et le microscope d'observation. Cette roue recevant périodiquement la lumière revenant du miroir tournant, l'opérateur ajustait la vitesse de la turbine de telle façon que la roue paraisse immobile. Le nouveau dispositif permettait de régler la distance d de la mire au miroir tournant de manière telle que le déplacement AA' de l'image soit précisément égal à 7/10 de millimètre.
La bibliothèque de l'Ecole polytechnique détient une turbine et son miroir, ainsi qu'un jeu de miroirs fixes et un mécanisme d'horlogerie destiné au contrôle de la vitesse, dont l'Observatoire de Paris possède également un exemplaire.
Le Musée des arts et métiers détient une turbine et son miroir, un jeu de miroirs fixes et la soufflerie construite par Cavaillé-Coll pour Léon Foucault. Celle-ci est composée de deux soufflets A et A' fonctionnant alternativement par un système de commande manuelle à un seul levier. L'air comprimé est refoulé dans un important réservoir à soufflets B, chargé par une imposante masse de plomb qui assure une certaine régulation de la pression interne. Le constructeur a toutefois ajouté une boîte régulatrice C, couplée à une deuxième boîte D, moins volumineuse que C, qui peut alimenter un petit tuyau d'orgue en bois accordable par un piston mobile et une fuite réglable. L'alimentation de la turbine se fait à partir de la boîte C, elle même alimentée par le soufflet B.
Echelle voisine de 1/8e
Schéma de la soufflerie par Cavaillé-Coll. pour l'espérience de 1862.
Notre objectif était d'expérimenter la mise en mouvement du miroir jusqu'à la vitesse de 400 tours par seconde, et nous avons décidé de contrôler cette rotation par la méthode acoustique employée par Foucault dans ses premières démonstrations. La soufflerie de Cavaillé-Coll, actionnée vigoureusement, entraîna le miroir et un premier son de sirène dû aux 24 aubes se fit entendre avant de devenir inaudible, et laisser place à un deuxième son très grave montant lentement en fréquence pour se rapprocher de la fréquence d'un diapason. Lorsque les 2 fréquences furent identiques, donc à l'unisson, nous avions atteint notre but. Il suffît en effet de lire la fréquence gravée sur l'une des branches du diapason : 400. Cette méthode bien connue des facteurs d'orgue et des accordeurs de piano est dite "méthode de zéro", c'est-à-dire "zéro battement acoustique".
Le deuxième son émis par la turbine, que l'on commence à percevoir à la vitesse de 20 tours par seconde, est dû aux vibrations impossibles à maîtriser à l'époque de la fabrication de l'appareil. Selon Foucault "l'hétérogénéité de la matière ne permet pas de faire passer d'emblée l'axe d'inertie par les pointes qui déterminent l'axe de rotation".
Rappelons que l'oreille humaine en très bon état, chez un très jeune sujet, peut entendre de 18 à 18 000 Hz, mais avec des sensibilités différentes, telles que l'onde de 400 Hz produite par l'excentration mécanique couvrait largement l'onde à 9 600 Hz émise par les aubes de la turbine. (Voir les courbes isosoniques de Fletcher et Munson).
En conclusion nous avons réussi à imprimer au miroir un mouvement très stable et vérifié que la mesure de la vitesse de rotation était facile par cette méthode acoustique, enregistrable par des moyens audiovisuels. Il faut rappeler qu'à propos de l'expérience de 1862 Foucault déclare que la soufflerie entraînait la turbine avec une régularité parfaite telle que la pression dans le régulateur "ne varie pas de l/5e de millimètre sur 30 centimètres de colonne d'eau". Ceci prouve la remarquable qualité de ce matériel.
Tobin, William et Chevalier, Gérard. "Le grand art des pièges à lumière". Les cahiers de Science et Vie. Numéro Hors série ; 25 février 1995.
Nahum, Ripnis. "La mesure des temps très courts". Les cahiers de Science et Vie . Numéro Hors série ; 25 février 1995.
Fleury, Pierre et Mathieu, J.P. Lumière. Paris : Eyrolles, 1970.
Fleury, Pierre et Imbert, Christian. "Paragraphe : Lumière. Optique. Rubrique n° 5 : vitesse de la lumière". Encyclopaedia Universalis : Corpus 11.
Didier, A. Enregistrement des sons et des images. Paris : Masson, 1962. (Collection du CNAM).