Parmi les instruments de laboratoire qui constituent la riche collection de l'Ecole polytechnique, le phonographe à cylindres de cire de Edison, construit entre les années 1893 et 1895(1), semble un intrus. La fonction même d'un phonographe en laboratoire est ambigüe. L'acoustique est une science, la musique un art, et dès le début, cette double appartenance, plus que ses imperfections, a rendu le phonographe suspect aux yeux de tous, scientifiques et musiciens. L'exemplaire de l'Ecole n'est pas à proprement parler un instrument de recherche, mais déjà un appareil de vulgarisation scientifique, presque voué à un usage domestique. Cet instrument est la réplique des premiers modèles perfectionnés arrivés en Europe : en septembre 1888 en Angleterre, à l'occasion du congrès scientifique de Bath, et le 23 avril 1889 à l'Académie des sciences à Paris.
Canadien d'origine écossaise, Alexander Graham Bell s'était installé en 1872 aux Etats-Unis à Boston où il avait créé une école de rééducation pour sourds. En marge de cette activité principale à laquelle son père orthophoniste l'avait conduit, il s'intéressait à l'électricité et à ses applications. Devenu, en 1873, professeur de physiologie vocale et d'élocution à l'université de Boston, il eut l'idée d'un télégraphe parlant qui le conduira à l'invention du téléphone, pour lequel il déposa un brevet le 14 février 1876 à Washington, accepté le 7 mars suivant sous le No 174.465. C'est dans son laboratoire de Boston qu'eut lieu la première conversation téléphonique réussie, le 10 mars 1876. Il lui faudra encore quelques mois pour rendre son appareil fiable, et le premier réseau vit le jour à New Haven dans le Connecticut.
A l'occasion du prix Volta, d'un montant de 50 000 F, qu'il reçoit de la France en 1880 pour son téléphone, Bell, de retour aux Etats-Unis, fonde le Volta laboratory avec son cousin Chichester Bell, et un constructeur d'instruments scientifiques, Charles Summer Tainter. Bell confie alors à ses deux associés le perfectionnement du phonographe, qui est tombé dans l'oubli depuis deux ans, Edison ayant laissé l'invention de côté. Bell comprend vite qu'il faudra abandonner le support en étain, et ses recherches le mènent à expérimenter des supports malléables comme la cire couchée sur un tube en carton. Il élabore un appareil permettant l'interchangeabilité des cylindres, ce qui permet pour la première fois de les conserver. Une série de brevets est déposée en 1885 sous le nom de la Volta Graphophone Company. L'appareil, baptisé Graphophone, est posé sur une table de machine à coudre dont la pédale assure l'entraînement régulier du cylindre. Un exemplaire de cet appareil, le seul existant en France, fut offert au CNAM par Bell en personne.
Musique : La Marseillaise, jouée par la musique militaire des gardes de la reine ; Hail Colwnbia, jouée par la musique militaire des gardes de la reine ; marche du régiment ; duo de piano et cornet à piston, musique de Gounod ; duo de cornets à piston ; Ave Maria, de Gounod, chanté et accompagné par lui-même..."
Ce qui étonne à propos de cette invention, ce sont les passions contradictoires qu'elle suscita, très tôt, dans des milieux divers. Chacun était, soit promoteur, soit défenseur. Dans le milieu artistique et musical, citons Johannes Brahms, Camille Saint-Saëns et Claude Debussy parmi les premiers grands compositeurs qui se laissèrent volontiers "phonographier" au piano. En revanche, d'autres refusèrent farouchement, tel le grand ténor Jean de Reszké (bien plus célèbre alors que Caruso!). Dans le milieu scientifique, on trouve également les réactions les plus diverses. Ainsi le docteur Marage, qui étudie l'emploi possible du phonographe au service de la phonétique(4). Le principal détracteur scientifique du phonographe est alors le professeur Bouasse, de Toulouse. Il est l'auteur d'un important traité de physique qui fit longtemps référence dans le monde scientifique, et a notamment posé en termes alors nouveaux, les problèmes de l'acoustique musicale, discipline longtemps jugée bâtarde, aux confluents de l'art et de la science. Ceci ne l'empêche pas de parler du phonographe, à une époque où celui-ci connaît déjà une vogue fantastique, en termes virulents(5) :
"L'utilité du phonographe est rigoureusement nulle. Je me demande toujours si c'est du mirliton,
de la flûte à l'oignon ou de la pratique de polichinelle qu'il faut rapprocher le timbre de cet
instrument délicieux. Conserver les phonogrammes des acteurs illustres, en faire un musée, est de
la plus aimable sottise. Peu nous importe comment parlait Talma ou Cicéron? Qu'en conclure, sinon
que les goûts changent et que tout ce qui charmait nos pères nous semble affreusement ridicule?
Toujours vivre dans le passé, avec les morts et la poussière, voilà l'idéal de nos savantasses
transformés en historiens ou de nos historiens transformés en savantasses!
Le phonographe est le piano du pauvre. Ayons de l'indulgence pour ses défauts et son exaspérante
manie de répéter les "morceaux" les plus saugrenus de ce que les musiciens ont enfanté. [...] Devant
de telles inventions, on ne sait ce qu'il faut admirer le plus: leur extrême ingéniosité ou leur
parfaite inutilité."
La particularité de ce modèle d'appareil est de fonctionner à l'électricité, fournie à l'époque par une pile au bichromate de potassium, dite également pile-bouteille ou, en France, pile de Grenet (photo 4). La caisse de bois abrite un moteur électrique à courant continu, fixé sous la platine. Le moteur fonctionne donc au courant continu, et la tension de 1,7 volt fournie par la pile doit suffire à le mouvoir. Le rotor pèse au moins 5 kgs, il est constitué de 80 bobinages alimentés par quatre balais (photo 5), et qui se meuvent devant les quatre bobinages du stator. Une courroie transmet le mouvement du rotor, qui fonctionne comme un volant d'inertie, au mandrin tronconique, ainsi qu'au support du diaphragme de lecture, qui est alors animé d'un lent glissement latéral, de gauche à droite sur la photo, le long du cylindre, par l'appui d'un balai sur le prolongement de l'axe du mandrin qui porte une vis sans fin. Cet exemple de la motorisation électrique d'un phonographe est unique. Les modèles suivants sont tous équipés d'un système d'horlogerie (moteur à ressort), pas plus fiable, mais moins onéreux, et il faut attendre les années 1928-1935, et la miniaturisation des moteurs à induction pour trouver une suite sérieuse à cette application du moteur électrique.
Avec l'appareil de l'Ecole subsistent 22 cylindres de cire de l'époque. La plupart contiennent des extraits du répertoire classique, les interprètes sont anonymes, comme c'est le cas pour la plupart des enregistrements de cette époque héroïque où les grands artistes s'abstenaient d'enregistrer. Quelques cylindres plus intéressants pour l'Ecole, ont été enregistrés par des professeurs ou des élèves, à titre récréatif. Ainsi, outre des extraits de déclamation par des élèves, on peut entendre "Le phonographe a l'honneur de saluer messieurs les élèves de l'Ecole polytechnique, et il leur souhaite de bonnes et longues vacances." Hélas, certains des cylindres, parmi les plus intéressants, sont brisés. Il convient de citer le travail de récupération, qui a consisté, il y a une dizaine d'années, en repiquages sur bande magnétique, fait par Monsieur Dufranc, qui travaille à l'Ecole. Aujourd'hui, on pourrait traiter et restaurer ces séquences sonores avec de puissants moyens numériques.
Mais à l'époque de l'appareil qui nous préoccupe, cette curiosité scientifique se répand d'abord dans les milieux mondains. Ce modèle, dit "Class M", se vendait alors auprès des amateurs de curiosités, mais son prix élevé, 1500 francs-or en 1890, en interdisait une large diffusion. Un exemplaire identique à celui de l'Ecole polytechnique fut offert, à l'occasion de l'Exposition universelle de 1889, à Gustave Eiffel, qui, ainsi, a pu nous laisser sa voix et celle d'Ernest Renan. L'appareil est encore visible au troisième étage de la tour, les phonogrammes sont conservés au département Audiovisuel de la Bibliothèque nationale. Il existe en France au total une dizaine d'exemplaires de cet engin, collections privées comprises.
C'est avec un appareil identique à celui de l'Ecole qu'un jeune homme entreprenant, du nom de Charles Pathé, parcourut les foires comme montreur de phonographes, à partir de 1894. Dès 1896, il vend ses propres enregistrements, avec d'autres appareils d'importation, et en 1900, ses usines produisent des phonographes entièrement fabriqués en France, ainsi que plus d'un million de cylindres. Pathé a produit entre 30 et 35 millions de cylindres de 1900 à 1908, année à laquelle ce support est définitivement abandonné en France au profit du disque, support sonore plus pratique.
De cette production massive, il ne subsiste aujourd'hui qu'une partie infime. Un calcul simple, basé sur les faits, a permis de constater qu'il ne reste aujourd'hui qu'un cylindre audible sur 5000 produits à l'époque en France. L'application aux documents sonores de la loi française du dépôt légal ne date que de 1939, et beaucoup des enregistrements antérieurs à cette date sont à considérer aujourd'hui comme des " incunables ". Beaucoup de documents importants ont disparu ou restent inaccessibles, ainsi en est-il des voix de Charles Gounod ou d'Alfred Dreyfus, et de bien d'autres personnages dont on sait qu'ils ont enregistré leurs voix.
Il convient impérativement de promouvoir largement la recherche et la conservation des documents sonores, ainsi que leur lecture, leur copie et leur restauration, par les moyens modernes appropriés, que l'on n'emploie jusqu'à présent qu'à la restauration des vieux films. Nous donnons ci-dessous la liste de la plupart des cylindres qui accompagnent ce phonographe. Les inscriptions figurent sur les boîtes ; comme souvent, elles ne correspondent pas au contenu enregistré. Certains cylindres manquent, certaines boîtes sont illisibles et non inscrites selon le tableau suivant :
Oeuvre | Fragment enregistré | Etat de conservation | Interprète |
---|---|---|---|
Lohengrin | cassé | ||
Hymne russe | fêlé, restauré | ||
Le Trouvère | |||
La Traviata | |||
Dernier discours de Carnot à Lyon | Charles Pathé, ou son assistant, lisant des coupures de journaux devant le phonographe, pour produire des "faux". | ||
Discours de F.Faure | idem | ||
Carnot | idem | ||
Carmen | Air de la Fleur | ||
Guillaume Tell | |||
L'Africaine | Grand air | ||
Robert le Diable | "Vous qui reposez..." | ||
La Juive | |||
"Ce siècle avait 2 ans..." | Boudréaux, élève | ||
Les Huguenots | Bénédiction des poignards | Cassé | |
Mignon | "Connais-tu le pays?..." | Cassé | |
"Péroraison de l'oraison funèbre du prince de Condé" | Cassé | Promo rouge | |
Discours prononcé par le phonographe à la distribution des prix faite aux élèves de l'Ecole primaire de Lislet | |||
Les rameaux |
Inscriptions figurant sur l'appareil :
May 18 1880 Feb 05 1889 Apr 21 1891 May 08 1888 Apr 02 1889 Jun 09 1891 Jull 31 1888 Nov 12 1889 Dec 29 1891 Dec 04 1888 Jun 17 1890 Oct 18 1892 Jun 20 1893
- Peint sur une trappe en fonte qui donne accès à l'axe du moteur :
Janssen (J.) (Note de). "Sur le phonographe de M. Edison", Comptes rendus des séances de l'Académie des sciences, tome 108, (séance du 23 avril 1889), pp 833-835.
Charbon (Paul). Ils ont inventé... la machine parlante. Editions Jean-Pierre Gyss, 1981. 206 p.
Dévigne (Roger). Une bibliothèque nationale sonore, pour la conservation des imprimés phonographiques, la phonothèque nationale, bilan de dix ans de travail. Paris : 1949. 30 p.
Moncel (Comte Théodore du). Le téléphone, le microphone et le phonographe, Paris : Hachette, 1878. Collection Les merveilles de la science.
Koenig (Rudolph). Quelques expériences d'acoustique. Paris : 1882. 247 p.
Le Bec (Pierre). Le droit d'auteur et la phonographie. Thèse pour le doctorat, Université de Paris : Faculté de droit. Paris : A. Rousseau, 1911. 111 p. BN 8 F 22088.
Marage. Comment parlent les phonographes. Paris : Masson et Cie , impr E.Petithenry, 8 rue François 1er Paris, sans date. 8 pages. CNAM BR 2777.
Pour reproduire l'expérience d'Edison, on colle autour du cylindre une feuille d'étain. On abaisse le couteau sur lequel repose le pas de vis, afin de libérer celui-ci et décaler le cylindre vers la droite, puis on replace le couteau dans sa position initiale. On abaisse la tête de lecture-gravure vers le cylindre, et on règle la pression de la pointe sur l'étain, à l'aide de la vis à godrons, de façon à ce que la pointe emboutisse un peu l'étain au fond du sillon, lors de la rotation du cylindre. Alors, en animant la manivelle à un rythme aussi régulier que possible, on applique la bouche contre le pavillon de l'embouchure, et on prononce des mots en parlant fort. Un second passage du cylindre ainsi enregistré devant la même pointe, suffit à reproduire la séquence enregistrée, que l'on reconnaît bien. On ne peut faire que quelques auditions d'un tel enregistrement, la pointe détériorant assez vite le sillon d'étain. Il faut attendre les années 1887-1889 pour obtenir des enregistrements sonores durables. C'est pourquoi il ne subsiste aujourd'hui aucun enregistrement de la période 1878-1887.
Lycée Alain Fournier, Bourges. H. 20 cm, I. 41 cm.
Platine 25x19 cm. 1878-1881.
Le phonographe "Class M" de l'Ecole Polytechnique, sans son alimentation électrique. Parmi les accessoires, on distingue deux boîtes à cylindres, ainsi que le tube acoustique qui sert à l' enregistrement.
Phonographe d'Edison détail de la lecture, photo prise dans l'axe du cylindre. On distingue la bille de verre posée sur le sillon, ainsi que, à droite, la tête nickelée du rabot de verre qui sert à effacer l'enregistrement.
Pile de Grenet au bichromate de potassium.
Deux charbons de cornue d'une part et une plaquette de zinc d'autre part, constituent les pôles de cette pile
en plongeant dans le produit en solution.
Lycée Fustel à Strasbourg.
Phonographe Edison, détail du moteur électrique, l'appareil démonté.
On distingue le rotor, couronne de 80 bobinages qui forment autant de pôles,
enchâssé dans la masse du stator, dont on voit trois des quatre bobinages.
(1) Ce modèle fut produit aux Etats-Unis entre 1889 et 1895. L'absence de registres d'entrée-sortie du matériel au sein de l'Ecole interdit une datation plus précise.
(2)Au sujet de la séance du 11 mars 1878 à l'Académie des sciences, Théodore du Moncel rapporte que quelques membres incrédules, au lieu d'examiner le fait physique, lancèrent une rumeur qui semblait accuser l'Académie de s'être laissée mystifier par un habile ventriloque. On demanda alors à du Moncel de faire lui-même l'expérience, et comme il n'avait pas l'habitude de parler dans l'appareil, l'expérience fut négative à la grande joie des incrédules... Finalement ils firent eux-mêmes les expériences pour accepter définitivement ce fait que la parole pouvait être reproduite dans des conditions excessivement simples. (Théodore du Moncel, Le phonographe, le téléphone et le microphone, 1878, librairie Hachette, bibliothèque des merveilles.)
(3) Janssen (J), "Sur le phonographe de M Edison", Comptes rendus des séances de l'Académie des sciences, séance du 23.04.1889, tome 108, n° 16, pp 833-835
(4) Marage. "Comment parlent les phonographes" - Paris : Masson & Cie éditeurs, impr E.Petithenry, 8 rue François 1er Paris, sans date, 8 pages, CNAM BR 2777.
(5) Bouasse .... Cours de physique . - Toulouse ; 1905. - T. III, p.484