La SABIX
Bulletins déja publiés
Sommaire du bulletin 23
 

GASPARD MONGE



Photo : Patrice Maurin-Berthier
(C) Photo Collections Ecole polytechnique

Parmi ceux qui, conjoints et solidaires, ont créé l'Ecole « forcés par les événements » - selon le mot de Prieur que nous avons rappelé, nous avons distingué les politiques : Carnot et Prieur , soucieux de doter la Nation, et l'Etat, d'une institution qui assurerait la promotion des « hommes à talents » au service de la République ; et les savants : Monge, Berthollet, Guyton et d'autres, qui avaient aussi en vue la réanimation de la vie scientifique française, interrompue par la dissolution de l'Académie des Sciences, la guerre, la Terreur et ses conséquences. Il fallait pour cela promouvoir un haut enseignement scientifique, rassembler les savants et assurer leur avenir, leur donner les moyens de vivre, de travailler, de discuter.

Les deux objectifs n'étaient pas disjoints et notre distinction en deux partis est un peu artificielle, car Monge était patriote, Carnot savant, et Prieur avait des prétentions en matière de recherche scientifique. Néanmoins les deux courants existaient. L'un pouvait mouvoir la puissance publique, l'autre mobiliser cette aristocratie de l'intelligence qui ne pouvait manquer d'avoir la nostalgie du salon de Lavoisier à l'Arsenal, et du temps où rayonnaient les « lumières ».

Monge se montra évidemment le plus entreprenant, le plus actif, le plus enthousiaste. Il avait la flamme, il avait le don. Grand géomètre, arrivé très jeune à l'Académie des Sciences et dans le cercle des savants de l'époque, remarqué par Condorcet qui le soutenait, Monge avait tenu sa place avec aisance dans cette pléiade des grands hommes de sciences de l'ancien régime finissant : Lavoisier, Laplace, Lagrange, Vandermonde. Il allait être la pierre d'angle de l'institution projetée. Elle serait le nouveau foyer de la science française, jusqu'à la création de l'Institut.

La figure de Monge, telle que nous la montrent les nombreuses gravures, médailles, bustes ou portraits que nous conservons, est bien, au demeurant, celle de l'homme d'action ; le front haut et puissant, les lèvres fortes, les yeux brillants enfoncés sous l'arcade de sourcils épais. Les dessins de Du Tertre en Egypte ou de l'élève Atthalin (X 1802), reproduits ci-contre, en témoignent de manière très véridique et très vivante. Notre portrait peint par Colin - qui s'inspire assurément de l'iconographie antérieure mais en seconde main - nous semble à ce point de vue plutôt décevant. Il présente un Monge vieilli - et la vieillesse, hélas, le vit bien diminué - un visage où ne subsistent des fortes années de sa maturité que le regard profond et les lèvres charnues. Le cartouche en bas du tableau estompe, lui aussi, le rôle de Monge et le dilue en un mauvais résumé :

Adopte l'idée de Lamblardie
et concourt puissamment à la création de l'Ecole polytechnique
où il professe pendant vingt ans.

Nous aurions préféré, dans sa brièveté le titre du panégyrique de Monge par Maurice d'Ocagne, dans le livre commémorant le sesquicentenaire de l'Ecole : Gaspard Monge, père des polytechniciens. Ce trait est juste, et conforme, pour l'essentiel, au souvenir qu'en ont gardé les premiers polytechniciens - Arago, Biot, Brisson - qui nous ont laissé leurs mémoires et leur tradition. Si Monge, répétons-le, n'est pas « le » fondateur, c'est tout de même le premier personnage auquel on peut identifier l'Ecole. C'est lui qui incarne en elle le grand dessein de la Convention et la marque de sa personnalité. C'est à lui qu'ira plus tard, sans défaillance, le souvenir reconnaissant des générations successives de polytechniciens.

Mais d'Ocagne, dont nous avons cité l'exclamation enthousiaste, était le successeur de Monge comme professeur de géométrie, et comme lui imprégné de l'importance de cette science. Il ne connaît dans ces quelques pages d'éloge, que l'admiration et la louange parfois dithyrambique. Nous essaierons, en nous attardant devant le portrait de Monge, d'évoquer aussi d'autres aspects que ceux du professeur et du savant. Nous parlerons notamment de ses fortes convictions d'homme de gauche et de sa longue amitié avec Pache, maire de Paris pendant la Terreur, un personnage à la figure peu connue.

La brillante ascension du savant géomètre.

On a dit que Monge avait souffert de l'ostracisme qui l'empêchait , lui fils d'un petit marchand ambulant de Beaune, d'entrer à l'Ecole du Génie de Mézières pour devenir officier du Génie, et qu'il avait dû se contenter d'y débuter à dix-huit ans comme simple employé d'atelier. Rien ne montre, à notre connaissance, que Monge ait souhaité entrer, comme Carnot, dans le Corps du Génie militaire. Il avait été recruté comme technicien (« artiste », disait-on) à l'atelier de la « Gâche » (où l'on taillait des modèles de stuc pour les travaux pratiques) parce qu'un instructeur de Mézières, de passage à Beaune, ayant remarqué son intelligence brillante et ses capacités, l'avait embauché. Et Monge s'y affirma si vite qu'un an plus tard, il était répétiteur et deux ans après professeur de géométrie.

Qu'avait-il besoin de briguer une place d'élève alors qu'une carrière « universitaire » brillante s'ouvrait à lui, certainement plus conforme à ses goûts ? De fait, pendant les vingt années qui précèdent la Révolution, Monge s'affirme comme un grand géomètre. Dès 1771, - il a 25 ans à peine - il adresse ses premiers mémoires de géométrie différentielle à l'Académie des Sciences. A la fin de l'année, il « monte » à Paris et fait son entrée dans les meilleurs salons savants : d'Alembert, Vandermonde, Condorcet. L'abbé Bossut, son collègue de Mézières, mathématicien, le fait élire correspondant de l'Académie des Sciences en 1772, puis membre «adjoint» de l'Académie, avec résidence à Paris, en 1780. Ses travaux de géométrie analytique des surfaces lui valent une grande notoriété - et non pas, contrairement à ce que nous pourrions imaginer, la géométrie descriptive que Monge enseignait à Mézières et qu'il introduisit beaucoup plus tard avec éclat dans les Ecoles de l'an III.

On a dit que la géométrie descriptive, dont la première application était dans l'art de la fortification, était un secret militaire, ce qui empêchait Monge d'en tirer gloire. Mais il est possible aussi que les mathématiciens de l'Académie aient considéré la descriptive comme un art mineur à côté de l'analyse géométrique, et Monge brillait plus par ses savants travaux dans cette branche des mathématiques que par l'expérience de sa nouvelle méthode de représentation des corps, si puissante, si originale, si utile soit-elle.

Monge déborde d'activité pendant cette période, la plus féconde de son existence. Académicien, on le charge de multiples rapports sur des inventions ou des travaux scientifiques ; examinateur des élèves de la Marine, il fait de longs voyages à Rochefort ou à Brest. Il néglige quelque peu ses tâches de professeur à Mézières - et le commandant de l'Ecole s'en plaindra aigrement à son ministre -, mais il y monte un « cabinet » de physique où il entreprend, en correspondance avec Lavoisier, des expériences sur la synthèse de l'eau. Il s'intéresse à la sidérurgie, visite le Creusot, publie des travaux sur l'affinage du fer en collaboration avec Berthollet et Vandermonde ; il était quelque peu maître de forges - son épouse possédant une usine à Rocroi - et nous le retrouverons plus tard, en 1794, s'occupant des ateliers de fabrications de canons.

Monge est un homme-orchestre, passionné de tout, un savant connu et célèbre, fort répandu dans le milieu scientifique de l'époque, ami de Lavoisier, des grands chimistes et mathématiciens du moment. Enthousiaste et généreux, il adhère, bien sûr, aux idées nouvelles : homme des « Lumières », il est plus praticien que philosophe, mais tout prêt à se mobiliser contre le despotisme des tyrans aussi bien que contre le fanatisme des prêtres et la superstition. Il ne se lancera pas pour autant dans l'action politique. Discourir n'est pas son affaire, écrire non plus - il est plutôt paresseux de la plume, même pour rédiger ses travaux scientifiques. Il est d'ailleurs fort occupé avec ses tournées d'examen et les commissions de l'Académie. On ne le trouvera donc ni à la Constituante, ni à la Législative, ni à la Convention.

Un Ministre de la Marine contesté.

Mais son ami Condorcet, député à la Législative, lui jouera un bien mauvais tour, le lendemain du 10 août 1792, en le faisant nommer ministre de la Marine dans le Comité exécutif provisoire - sans doute parce qu'il était connu comme un patriote, un honnête homme, et que sa charge d'examinateur de la Marine laissait présumer quelque compétence. Hélas, Monge n'avait pas la tête politique, il était trop bon homme pour exercer le pouvoir en ces temps rigoureux et, s'il a sans doute été flatté par le choix de l'Assemblée Législative, il sera manifestement ministre malheureux et malheureux ministre. Les circonstances sont déplorables, c'est vrai, mais il n'a pas le don du commandement et ne sait pas choisir les hommes.

Monge n'est pas Carnot. En parlant de lui, Madame Roland a la dent dure dans ses Mémoires : « Le triste état de notre marine ne prouve que trop aujourd'hui son ineptie et sa nullité. Habitué à calculer avec des éléments inaltérables, Monge n'entendait rien ni aux hommes ni aux affaires d'administration . . . Lorsque Pache devint ministre, il fut le régulateur de Monge, son admirateur et son ami, qui n'eut plus d'opinion que la sienne et la recevait comme l'inspiration divine ... ». Il faut dire que Madame Roland considérait que Monge, et surtout son ami Pache, jacobins, avaient « trahi » Roland et les girondins qui les avaient cooptés au ministère.

Michelet est moins violent, mais écrit de la même encre : « excellent patriote, grand homme de science et d'enseignement, mais pauvre homme d'affaires, serf des parleurs et des aboyeurs . . . Plusieurs fois on l'avertit de la légèreté de ses choix ; il en convenait avec douleur, avec larmes ».

Mais il faut laisser la carrière politique de Monge, c'était un peu une erreur de parcours. La tradition ne se trompe pas : ce n'est ni au ministère, ni même parmi ses collègues de l'Académie qu'il faut regarder Monge, c'est plutôt pendant la Terreur, aux « cours révolutionnaires » (ou de formation accélérée) sur la fabrication des canons, c'est à la poudrerie de Grenelle, et aux fabriques d'armes. Son enthousiasme naturel trouve là un cadre favorable pour se donner libre cours. Il excelle pour entraîner des hommes et surtout des jeunes. Il travaille en confiance avec Prieur, qui assure le relais au niveau des décisions politiques, il ne s'occupe pas de la lutte des factions, si sanglante soit-elle. Il oublie la rigueur des temps et se voue à la défense de la patrie, à la victoire de la République. N'oublions pas que la Marseillaise était pour lui une sorte de chant sacré, résumé lyrique de sa foi républicaine. « Jouez la Marseillaise pour Monge » ordonnait Bonaparte en Italie à la fin des repas où Monge était présent.

Un professeur enthousiaste : le « père des polytechniciens »

Et c'est à l'Ecole polytechnique qu'il trouvera une tâche à la mesure de son ardeur, de son dévouement. A partir du moment où l'idée fut lancée, et jusqu'à la fin de sa vie, on peut dire que l'Ecole polytechnique fut la fine pointe du cœur de Monge. C'est lui qui en conçut et en rédigea les programmes, c'est lui qui en organisa la pédagogie et le fonctionnement. Comme l'écrit Mercadier : « C'est Monge qui, en imaginant de toutes pièces le mode d'enseignement théorique et pratique (de l'Ecole), en l'animant de son souffle puissant, lui donna le mouvement et la vie ». Il avait donné, bien sûr, la part du lion à ce qui lui tenait le plus à cœur : l'enseignement de sa géométrie descriptive et de l'application de celle-ci à l'art de l'ingénieur (la coupe des pierres et des charpentes, ou stéréotomie) ; si cette part se réduisit progressivement au cours des années, c'est au fur et à mesure que l'influence de Monge déclina, en même temps que sa santé.

A l'enthousiasme du professeur répond d'ailleurs celui des élèves, séduits par ses talents pédagogiques. Comme l'écrit l'un d'eux, de la promotion 1806, pourtant en général très critique pour ses autres maîtres, « sa figure et ses gestes étaient de nature à faire impression et semblaient donner dans l'espace un corps aux objets qui n'existaient cependant que dans sa pensée et par sa parole ». Quel meilleur éloge d'un cours de géométrie ? Mais écoutons Arago : « Le souvenir de ses leçons est resté gravé en traits ineffaçables dans la mémoire de tous ceux qui en profitèrent », ou Brisson, à propos des leçons de Monge aux futurs chefs de brigade qu'il instruisait en 1794 : « Cet homme si bon, si attaché à la jeunesse, si dévoué à la propagation des sciences ... il applaudissait, avec toute la vivacité de son caractère, aux succès de nos jeunes intelligences ».

Il n'y a pas de doute que Monge fut un professeur extraordinaire. Comme dit Arago « il y a toujours un grand avantage à faire professer les sciences par ceux qui les créent » - et c'était éminemment le cas de Monge - mais il savait en outre donner à son enseignement un attrait exceptionnel dû au rayonnement de sa personnalité. Il séduisait, enthousiasmait ses élèves que d'ailleurs il tutoyait tous, ce qui, passé Thermidor, n'était plus du tout courant. Mais, comme dit encore Arago, ce tutoiement « coulait de source, pour ainsi dire, de la bouche de Monge : un père ne pouvait parler autrement à ses enfants ». Nous rejoignons d'Ocagne : « Gaspard Monge, père des polytechniciens ».

Les missions en Italie (mai 1796 - octobre 1797 puis janvier 1798 - juin 1798) et l'expédition d'Egypte ( juin 1798 - octobre 1799) furent des parenthèses dans les amours de Monge pour Polytechnique. Pas tout-à-fait, il est vrai, puisqu'il reste professeur en titre et qu'il se précipitera au Conseil de l'Ecole dès son retour d'Italie en octobre 1797, au grand soulagement des membres du Conseil, fort empêtrés dans la grave crise où se débattait l'Ecole attaquée aussi bien par les militaires que par les législateurs.

On fut trop heureux, en lui confiant le poste de directeur de l'Ecole, de le charger de joindre ses efforts à ceux de Prieur pour défendre vigoureusement celle-ci. De fait elle survécut, malgré la nouvelle absence de Monge reparti trois mois plus tard, car finalement la loi du 25 frimaire an VIII (16 décembre 1799) (un mois après le coup d'état du 18 brumaire), charte fondamentale de l'Ecole qui ne recevra par la suite que des retouches mineures, fut conforme en fait aux idées de Monge et de Prieur.

La mission d'Italie met en lumière l'honnêteté foncière de Monge. Il avait accepté cette mission en tant que membre de l'Institut, délégué par le Directoire pour entreprendre « dans les pays conquis en Italie par les armées victorieuses de la République » la réquisition d'objets d'arts, de manuscrits et d'ouvrages « dignes d'entrer dans les bibliothèques et les musées » de France pour y contribuer à la formation artistique et culturelle des citoyens.

A Monge on avait adjoint Berthollet. Ils menèrent l'opération avec une rigueur qui contraste heureusement avec les pillages dont se rendaient en même temps coupables certains de nos généraux. Discussions avec les autorités civiles, choix des œuvres, inventaires précis, emballage soigneux, l'honnêteté de Monge donne une sorte de cachet de bonne foi à une opération qui ne peut manquer, aujourd'hui, de nous paraître assez scandaleuse et qui d'ailleurs, dès cette époque, soulevait les protestations d'artistes aussi en vue et aussi officiels que David. Mais qu'allaient donc faire ce géomètre et ce chimiste dans cette galère !

Un vrai républicain... conquis par Bonaparte.

C'est en Italie que commença ce qu'on appela l'amitié de Monge et de Bonaparte. Les sentiments de Monge ne font pas de doute : il est séduit, emballé par ce jeune vainqueur, ce général jacobin qui saura mettre au pas ces intrigants de Paris qui préparent en sous-main une restauration royaliste. Il aime sa fougue, il admire ses manœuvres foudroyantes à la tête des soldats de la République. Et jusqu'à la fin de sa vie, il nourrira pour son grand homme une admiration totale, aveugle, où nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien de la naïveté, si sympathique soit-elle. Quant à Bonaparte, nous avons peine à imaginer chez lui un élan d'amitié symétrique. Mais il aimait s'attacher les hommes, susciter les dévouements à sa personne et savait les entretenir. Monge lui plaisait assurément et tranchait avec son état-major de militaires, avec son entourage de diplomates ou de politiciens. Monge ne s'y connaissait guère en politique, mais il était un puits de science et savait expliquer. Avec lui, Bonaparte attaquait le prélude du morceau de séduction qu'il s'apprêtait à jouer bientôt à l'intelligentsia parisienne. Au demeurant, il sut reconnaître généreusement la fidélité inconditionnelle de Monge, son compagnon préféré de l'expédition d'Egypte, et maintenir toujours avec lui une relation amicale.

Le Concordat, la restauration d'une religion officielle, le titre de Roi accolé à celui d'Empereur, la disparition de la Marseillaise devenue suspecte, l'effacement du calendrier républicain et de l'appellation de « citoyen », tout cela a dû faire souffrir Monge et pour qu'il l'accepte sans renier sa vénération à la personne de Napoléon, sans doute a-t-il fallu qu'il voie en celui-ci, comme nous l'évoquions plus haut, la « trans-figuration » de la Révolution, de la République de l'an II et du Directoire, victorieuse des rois.

Monge vieillissant ne saura jamais prendre ses distances et rompre son affection pour son héros.

Ce n'était pas faute d'avoir proclamé, et démontré, en d'autres temps, sa « haine des tyrans ». Il était, nous l'avons vu, foncièrement républicain, violemment anticlérical. Il n'est que de se reporter aux abondantes citations que fait son biographe, L. de Launay, de sa correspondance avec Madame Monge pendant sa mission en Italie en 1796-1797. Ainsi, du 4 novembre 1796 : le Directoire devrait « détruire cette monstruosité d'un prêtre tyran de presque toute l'Europe » .... « A propos, il paraît que le nom de Cispadane que j'avais imaginé pour la République de Modène, Reggio et Ferrare, prend à merveille. Tu vois que je suis le parrain d'un assez bel enfant ». Il sera déçu par sa « filleule » en janvier 1797 : « Ils déclarent la religion catholique dominante ! Ils ne veulent pas de décades ! ». Et trois mois plus tard, à Rome, où il pèse consciencieusement les diamants que doit livrer le pape en exécution du traité de Tolentino, il célèbre la victoire finale et le traité de Leoben : « il fut arrêté entre nous qu'un arbre de la liberté serait planté dans notre salle à manger ... à l'ombre duquel dîneraient les républicains ... et autour duquel on chanterait des hymnes patriotiques ». Voilà des propos sans doute un peu naïfs, même en tenant compte du style de l'époque, mais assurément sincères et spontanés, et, somme toute, d'un enthousiasme rafraîchissant. Ils nous garantissent que le patriotisme de Monge n'était pas que de façade : que ceci nous enlève le remords d'avoir commis l'indiscrétion de regarder par-dessus son épaule pour lire quelques phrases d'une correspondance intime.

Ses sentiments fortement républicains sont attestés aussi par ses autres amitiés - et par ses inimitiés. Laplace, par exemple, - toujours du bon côté sous tous les régimes et qui finira marquis sous la Restauration - le détestait. Ne lit-on pas dans un document d'archives de l'Ecole polytechnique (non daté, mais écrit sans doute en 1797) que « le citoyen Laplace a manifesté dans tous les temps une jalousie haineuse contre le citoyen Monge, son collègue à l'Institut ». Au contraire, Monge appelle avec lui, dans les débuts de l'Ecole polytechnique, des républicains confirmés comme Ferry et Hachette, ses anciens collègues de Mézières, ou Hassenfratz. Ces deux derniers vont, comme lui, se cacher quelques semaines hors de la réaction anti-jacobine qui accompagna la répression de l'émeute de Prairial (fin mai 1795). Amis de Monge au temps de la Révolution, nous trouvons un dernier et émouvant témoignage de leur attachement mutuel, dans le fait que leurs tombes, au Père Lachaise, sont contiguës : le mausolée de Hachette (mort en 1834) est serré entre le grandiose monument élevé à Monge (mort en 1818) par les élèves de l'Ecole polytechnique, et la tombe modeste de Hassenfratz (mort en 1827). . .


Sur la tombe de Monge
Document archives de l'Ecole polytechnique

Mais l'ami « de gauche » qui eut apparemment le plus d'influence sur Monge, en politique du moins, fut Jean-Nicolas Pache. Il nous a semblé intéressant, pour éclairer la personnalité de Monge, de faire le récit de leurs relations, quitte à revenir aux années d'avant 1789.

Deux amis jacobins : Monge et Pache.

Pache était né, comme Monge, en 1746. Il était de nationalité suisse, d'origine modeste -fils du gérant de l'hôtel du maréchal de Castries, rue de Varenne. Pris par ce dernier comme répétiteur pour l'éducation de son fils, Pache prit part au voyage que le maréchal fit à Mézières, en 1772, où il visita l'Ecole du Génie. Monge y était jeune professeur, et se lia d'amitié avec le répétiteur.

Quelques années plus tard (1780), Castries était ministre de la Marine, et Pache premier secrétaire du ministre. C'est Pache qui soutint en 1783 la candidature de Monge au poste d'examinateur des élèves de la Marine : le ministre lui donna la place, en le préférant à l'abbé Bossut qui était aussi candidat. Triste affaire pour la mémoire de Monge, soit dit en passant, quand on se souvient que c'est Bossut qui l'avait distingué à Mézières et lui avait laissé son poste de professeur de mathématiques, lorsque lui, Bossut, avait été nommé examinateur de la Marine. C'était encore Bossut, membre de l'Académie des Sciences qui, avec d'Alembert et Condorcet, avait fait élire Monge membre correspondant de l'Académie en 1772, et qui, plus tard (1780), avait tout fait pour faciliter à Monge, alors « adjoint de l'Académie », le cumul entre ses obligations de Mézières et celles de l'Académie. On est, il faut l'avouer, un peu gêné de voir que, dans ces conditions Monge, même sollicité et encouragé par Pache, n'ait pas eu le geste de s'effacer devant Bossut. A moins que Castries lui-même qui, on le sait, s'y connaissait en hommes, ait décidé Monge à accepter ? Puisqu'aussi bien, comme le relève un biographe de Monge, « le nom de Bossut est aujourd'hui bien oublié »...

Castries démissionna du ministère en 1787, écœuré par la faiblesse du roi, les intrigues de la cour, les nominations de Calonne et de Brienne. Pache se retira en Suisse de son côté et resta en correspondance avec Monge. Après le 14 juillet 1789, Pache revint à Paris, fréquenta la Société patriotique de 1789, puis fonda la Société populaire du Luxembourg, d'idées nettement plus avancées, où seront inscrits Monge et Hassenfratz.

Cette Société, pour ses séances, demanda un local au séminaire de Saint-Sulpice, alors dirigé par Monsieur Emery, prêtre de la Compagnie de Saint-Sulpice. Celui-ci donna son accord, estimant qu'il valait mieux composer plutôt que de risquer finalement d'être purement et simplement chassé. Et l'on vit pendant quelques mois la même salle abriter successivement (mais séparément !) les leçons de théologie et les séances tumultueuses de la Société ... où étaient admises aussi les femmes, ce qui n'était guère conforme au règlement du séminaire. Mais Emery y gagna l'estime des jacobins ; ce qui lui fut par la suite de quelque utilité.

Après le 10 août 1792 Monge était nommé de la Marine et, peu après, Pache le rejoignit dans le ministère Roland comme ministre de la Guerre. Nous avons cité plus haut les propos cruels de Madame Roland sur les deux ministres. Monge se serait inféodé à Pache, et celui-ci, rompant avec Roland et se marquant nettement à gauche, s'entoura de sans-culottes et « d'enragés ». Carnot, alors représentant en mission à l'armée des Pyrénées, attaquait lui aussi violemment Pache, qui démissionna le 4 février 1793. Monge, découragé, aurait bien voulu le suivre, mais il prolongera encore quelques semaines jusqu'à ce que, après la trahison de Dumouriez, il donne enfin sa démission, pour raisons de santé.

Pendant ce temps Pache avait été élu maire de Paris. Entre les enragés, les dantonistes, les hébertistes, le Comité de Salut public, la Convention, il arriva à se maintenir en équilibre. « Homme à double visage », « cauteleux », dit Michelet qui ne l'aime pas ; « débonnaire, un peu débraillé, mais sobre et désintéressé », « pur de toute compromission, inébranlable dans ses principes » disent au contraire ses défenseurs. Et encore : « sa fière indépendance, son air paternel (« paterne », disent en écho ses détracteurs - on l'appelle le « papa Pache »), son abord familier lui valent une grande popularité ». Pache, en tout cas, évita l'échafaud où furent envoyés ses acolytes de la Commune Chaumette et Hébert en mars et avril 1794.

Il continua à fréquenter Monge, et c'est dans la maison de celui-ci, le 20 floréal an II (9 mai 1794) (c'était le lendemain de l'exécution de Lavoisier . . . ) que Carnot se trouva en même temps que la fille de Pache, Madame Audoin, hébertiste « prononcée », avec laquelle Carnot eut une violente altercation. Le lendemain, Pache, sa fille et son gendre étaient arrêtés. L'histoire ne dit pas quelle fut la réaction de Monge, ni ce qu'il fit pour sauver son ami. Pache évita en tout cas une fois de plus d'abord le tribunal révolutionnaire, puis les poursuites contre les terroristes après le 9 thermidor, mais il passa dix-huit mois en prison jusqu'à l'amnistie d'octobre 1795. Sa vie publique était terminée ; il se retira dans un village des Ardennes où il avait une propriété et où il mènera jusqu'à sa mort la vie du philosophe réfugié dans la nature, en bon disciple de Jean-Jacques. Son fils Jean entrera à Polytechnique en 1798 et fera carrière dans l'artillerie.

Monge essaiera au moins deux fois d'obtenir de Pache qu'il reprenne à Paris une vie active. La première occasion se situa en septembre 1801 (Le fait, à notre connaissance, n'a été remarqué jusqu'ici que par J. Langins). L'inspecteur des élèves de l'Ecole polytechnique, Charles Gardeur-Lebrun, était décédé. Gardeur-Lebrun, fidèle entre les fidèles, profondément dévoué à l'Ecole depuis sa fondation en 1794, n'avait pas ménagé sa peine : son journal nous le montre toujours inquiet de l'assiduité des élèves qu'il traite un peu comme ses enfants, toujours soucieux de la bonne réputation de l'Ecole, et de la bonne marche de l'enseignement. Le Conseil d'Instruction avait été réuni en séance extraordinaire, le 14 fructidor an IX (1er septembre 1801), pour délibérer du choix d'un successeur.

Le Conseil d'Instruction, après avoir constaté que, depuis le nouveau statut de l'an VIII, c'est au Conseil de Perfectionnement de proposer au ministre la nomination du nouvel inspecteur des élèves, estime néanmoins « qu'il est important que ceux de ses membres qui sont appelés au Conseil de Perfectionnement connaissent et puissent lui faire connaître le sujet sur lequel (il porte) son vœu ». On ouvre le scrutin, et c'est « le citoyen Pache, membre de la Société libre d'agriculture, arts et commerce du département des Ardennes », qui est désigné à l'unanimité.

Il est plus que probable que ce fut Monge, présent à cette réunion du Conseil d'Instruction, qui avança le nom de Pache, et qu'il y fut soutenu par ceux de ses collègues, comme Hachette et Guyton, qui étaient des républicains aussi « prononcés » que lui.

Onze jours plus tard, le Conseil de Perfectionnement se réunit. Cinq des membres présents (Monge, Guyton, Prony, Gay-Vernon et Lermina l'administrateur) avaient participé au Conseil d'Instruction du 14 fructidor et étaient donc censés exprimer le « vœu » de celui-ci. Or le procès-verbal du Conseil de Perfectionnement ne fait aucune allusion ni au Conseil d'Instruction ni à la proposition de nomination de Pache, et ne rapporte aucune intervention. Il mentionne seulement le résultat du vote à bulletins secrets : la majorité - sur 15 votants - propose au ministre la nomination de Claude Gardeur-Lebrun, professeur d'artillerie à Metz et frère du défunt inspecteur des élèves.

Que s'est-il passé ? Une première hypothèse qui écarte tout choix politique et tout désaveu de Monge, serait que celui-ci avait avancé la candidature de Pache sans le consulter et que, prévenu, l'ancien maire de Paris aurait opposé un refus catégorique, comme il le fera deux ans plus tard lors d'une autre tentative de Monge pour le faire revenir à Paris. Monge aurait appris ce refus avant la réunion du Conseil de Perfectionnement et n'aurait pas insisté.

Sinon (et c'est l'hypothèse que retient J. Langins), il faut bien admettre que le Conseil de Perfectionnement, prudent, refusa de suivre Monge et le Conseil d'Instruction, et écarta un candidat au passé trop voyant et pour lequel la majorité, peut-être, avait peu de sympathie. Laplace, Bossut, Prieur même - c'était un fidèle de Carnot, lequel ne pouvait supporter Pache - qui étaient en séance, n'étaient sans doute pas favorables. Les autres membres, représentant des corps désignés par le ministre, plus politiques que leurs collègues professeurs, pouvaient trouver la candidature incongrue et redoutaient une réaction vive du côté du Premier Consul. Monge, pourtant, pouvait répondre à cette crainte qu'il était intervenu avec succès auprès de Bonaparte quelques mois plus tôt pour faire rayer le nom de Pache d'une liste de proscriptions établie par Fouché. Mais il est vrai qu'entre permettre à Pache de rester tranquille dans ses Ardennes, et lui donner un poste en vue à Paris, il y avait de la marge . . .

Une dernière anecdote éclaire les relations amicales de Pache et de Monge. Elle est rapportée par un biographe de Pache et reprise, quelque peu enjolivée, par G. Lenôtre. En thermidor an XI (août 1803) Monge accompagnait le Premier Consul dans une grande tournée dont Mézières était une des étapes. Bonaparte, sachant Pache retiré dans les environs, demanda à Monge d'aller lui rendre visite, porteur d'une lettre personnelle, pour tenter de rallier au régime ce républicain notoire, comme il l'avait fait avec succès pour de nombreux autres. Monge alla passer la soirée chez Pache, dans son village de Thin-le-Moutier, mais repartit le lendemain sans avoir pu le convaincre : Pache restait « inébranlable dans ses principes » et voulait continuer à se tenir strictement à l'écart de la vie politique.

Ce récit de l'amitié de Monge pour Pache révèle un côté très sympathique de la personnalité de Monge. Il admirait certainement Pache, sa carrière politique, ses prises de position, même extrémistes, le rôle de premier plan qu'il avait tenu sous la Terreur à la Commune de Paris - et il restait fidèle à leur amitié de jeunesse comme à leur compagnonnage sous la Révolution. Les succès de Monge, la faveur déclarée du maître de l'heure, n'avaient pas étouffé en lui, loin de là, la ferveur amicale - et peut-être le regret des années où l'on chantait : « La liberté guide nos pas ! ».


Emmanuel GRISON

Biographie.

Louis de Launay. Un grand Français : Monge, fondateur de l'Ecole polytechnique. Paris Roger, 1933.

Voir aussi :