La SABIX
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Sommaire du bulletin 25
 

EDITORIAL

Entre 1750 et 1850, l’invention pratique serait première et anglaise, l’explication théorique seconde et française. David Landes écrit ainsi à propos de la machine à vapeur dans son livre L’Europe technicienne>, devenu aujourd’hui un classique : “Une fois établi le principe du condenseur séparé, les progrès subséquents ne durent pas grand chose et même rien à la théorie. Au contraire, une branche entière de la physique, la thermodynamique, se révéla en partie comme résultat de l’opération empirique de méthodes et accomplissements de la construction mécanique.” À quoi il ajoute : “Et ce n’est pas par hasard que ce travail théorique fut entrepris en France, où une école comme Polytechnique consacra délibérément ses efforts à réduire la technique à une généralisation mathématique. Ce qui n’empêcha pas l’Angleterre de montrer la voie au monde, comme devant, en pratique et en invention mécanique.

D. Landes, L’Europe technicienne, Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris: Gallimard, 1975 (première édition américaine, 1969), p. 148.

Si la thèse est jolie, elle apparaît un peu trop simple pour être tout à fait exacte. Du côté anglais, d’abord, où l’invention mécanique n’est pas seulement affaire de pratique. On a remarqué depuis longtemps, et Landes lui-même le concède en passant, que Watt était en relation suivie avec des savants et qu’il s’est inspiré, pour inventer son condenseur séparé, des travaux scientifiques de Black sur la chaleur latente. Du côté français, aussi, où de nombreux inventeurs, dénués de toute connaissance scientifique, ont fait preuve à la même époque d’autant d’imagination et d’habileté qu’outre-manche. Quant à attribuer à Polytechnique, comme le fait Landes, une volonté de “réduire la technique à une généralisation mathématique”, c’est non seulement user d’une formulation maladroite, mais surtout donner de l’enseignement polytechnicien du début du XIXe siècle une vision beaucoup trop unilatérale et simpliste.

Tout le mérite de Jean-Yves Dupont, dans l’étude qui va suivre, est justement de nous montrer, à propos du cours des machines de l’École polytechnique, la complexité d’un enseignement qui est à la fois moderne et archaïque, et que l’on ne saurait réduire à une sorte de “tout mathématique”. Dès la fondation de l’École, qui porte alors le nom d’École centrale des travaux publics, en 1794, un enseignement sur les machines est prévu dans le plan d’études. Il faut pourtant attendre 1806 pour qu’un cours des machines soit organisé à l’École et 1822 pour qu’il se stabilise dans le cadre d’un enseignement comprenant également dans son programme l’arithmétique sociale, la géodésie et l’astronomie. En 1850, enfin, à l’occasion d’une grande réforme des enseignements, le cours des machines disparaît en fusionnant avec celui de mécanique rationnelle dans un grand cours de mécanique générale et appliquée.

Ces péripéties, que nous sommes invités à suivre en détails, montre les difficultés rencontrées pour mettre en place un enseignement des machines à l’École polytechnique. C’est qu’il y a peu d’exemples à imiter, pour un cours qui constitue alors une grande nouveauté : on peut citer seulement, avant la Révolution, la “technologie” en Allemagne, enseignée dans le cadre des sciences camérales, et le dessin de machines en France, étudié assez rapidement à l’École des ponts et chaussées et à l’École du génie. Autre source d’inspiration possible : la science des machines fondée par quelques ingénieurs-savants passés par Mézières (Borda, Coulomb et Lazare Carnot). Pour bâtir le nouvel enseignement, trois voies s’offraient donc aux décideurs : 1) faire de la “technologie”, en décrivant et classant les machines ; 2) faire du dessin, en donnant leurs géométries ; 3) faire de la mécanique, en mesurant leurs effets. Toutes les trois ont été essayées, avec des succès inégaux, mais c’est l’orientation graphique qui paraît finalement dominer dans le cours tel qu’il se stabilise après 1822. Cette géométrie des machines, dont l’initiateur est Monge en personne, est à l’origine, pour partie au moins, du développement de la théorie des mécanismes et de la cinématique appliquée au cours du XIXe siècle. L’orientation technologique, plus accessoire à l’École polytechnique, l’emporte en revanche dans l’enseignement du Conservatoire des arts et métiers. L’orientation mécanique, enfin, est surtout présente dans les écoles d’application (Navier à l’École des ponts et chaussées, Poncelet à l’École de l’artillerie et du génie), puis à l’École centrale des arts et manufactures (Coriolis et Belanger). Elle ne s’imposera à l’École polytechnique qu’après 1850.

L’iconographie rassemblée et commentée avec science par Jean-Yves Dupont nous montre un autre aspect surprenant de ce cours. Alors qu’on aurait pu croire que les machines décrites et étudiées seraient celles utilisées dans les nouvelles fabriques, force est de reconnaître que la plupart semblent appartenir encore à l’univers préindustriel. La machine à vapeur, présentée par Prony dès les débuts de l’École dans son cours de mécanique (dans sa version “à double effet”) fait figure de brillante exception. Voilà qui nous éclaire sur ce qu’est l’École polytechnique avant 1850, et aussi sur ce qu’elle n’est pas.

L’École du premier XIXe siècle demeure une institution des Lumières. Gaspard Monge aurait voulu qu’elle forme des “artistes”, des inventeurs, des ingénieurs et des manufacturiers, comme les décrivait l’Encyclopédie. Elle a formé plutôt des ingénieurs pour les services publics, des hommes d’administration, des technocrates en somme. L’étude des machines n’était pour eux qu’accessoire. L’École, en revanche, a négligé la Révolution industrielle qui commençait alors. Elle n’a guère formé des industriels et des ingénieurs pour les usines. C’est un peu de ce désintérêt pour l’industrie moderne que reflète l’archaïsme du cours des machines. On pourra s’en désoler, on pourra aussi en apprécier le charme et regretter un bref instant l’époque où les techniques industrielles étaient encore seulement des arts et métiers.

Bruno Belhoste
Institut national de recherche pédagogique.