Un Comité français de propagande aéronautique, reconnu d'utilité publique par décret du 23 novembre 1921, a été créé en vue de réclamer la renaissance de notre aviation, dont l'industrie est négligée et distancée. A la demande du Maréchal Lyautey, qui en avait pris la présidence en 1926, Albert Caquot accepte d'y jouer un rôle actif et devient président de la commission technique de ce comité. [Le Maréchal Lyautey dira d'Albert Caquot : " S'il y a un hommage auquel j'aurais à cœur de m'associer, c'est un hommage à Caquot dont je tiens en si haute estime et la valeur technique et la science, et le sens réalisateur si dégagé des déformations bureaucratiques, et le caractère. " (cf. journal Les Ailes n° 450 du 30 janvier 1930, p. 9).] A l'occasion d'un débat de ce Comité en 1927, il expose un programme magistral et réaliste des progrès possibles et désirables, et des moyens pour les accomplir ; en particulier, pour Albert Caquot, " Le premier peuple d'hier était celui qui avait, par la marine, la plus grande force d'expansion ; le premier peuple de demain sera celui qui aura à tout instant les plus grandes possibilités de développement de l'aviation. " [cf. journal Les Ailes du 25 octobre 1928 rappelant le contenu de ce discours de 1927].
Un an plus tard, l'avion de Maurice Bokanowski, ministre du Commerce, chargé de l'Industrie, des P.T.T. et de l'Aéronautique, s'écrase à Toul le 2 septembre 1928, peu après le décollage, alors qu'il se rendait à Clermont-Ferrand pour y présider une cérémonie. Cet accident faisait suite à beaucoup d'autres, aussi eut-il un caractère symbolique. De plus, M. Bokanowski était personnellement l'un des plus farouches opposants à la création d'un ministère de l'Air, considérant que celui-ci était réalisé en fait puisqu'en tant que ministre du Commerce il avait autorité sur la totalité des services d'étude et de production de l'Aéronautique.
Le mouvement d'opinion ainsi créé dans les milieux responsables aussi bien que populaires aboutit, à l'occasion de cet accident tragique, à la création au sens plein du terme d'un " Ministère de l'Air ", confié à un député, ancien aviateur de 1914-18 et sous-secrétaire d'État à l'aéronautique et aux transports aériens de 1921 à 1926, Laurent-Eynac. Le 18 octobre 1928, celui-ci crée pour Albert Caquot le poste de Directeur Général Technique et Industriel où il va œuvrer jusqu'au 9 mars 1934. Sa direction générale n'a aucun précédent. La tâche est immense et rude, très différente de celle qu'il a connue en 1918 où la guerre imposait une discipline et où le matériel conçu devait faire ses preuves le lendemain. Il crée d'abord les institutions et outils nécessaires.
L'Ecole supérieure d'aéronautique et de Constructions Mécaniques créée en 1909 par le Colonel Jean-Baptiste Roche [et dont sont issus en particulier : Henri Potez (promotion 1911 ) et Marcel Dassault (promotion 1913)], est nationalisée et devient à la fin de 1928 l'École nationale supérieure de l'aéronautique : il construit pour " Sup'Aéro ", à Paris, boulevard Victor, dans l'enceinte de la Cité de l'Air, un ensemble moderne et la dote de moyens puissants, notamment d'un " Service des Recherches ", qu'il anime très directement. Dans l'Université, dont il attend la coopération scientifique, il provoque la fondation des premiers Instituts de Mécanique des Fluides, avec l'enthousiaste concours de Henri Villat, professeur à la Sorbonne. A Chalais-Meudon, il lance en 1929 la construction d'une soufflerie géante (120 m de longueur et 25 m de hauteur) permettant de tester un avion réel de l'époque de 12 m d'envergure, avec moteur allumé et pilote à bord ; cette soufflerie aérodynamique " S1Ch ", achevée en 1934, était la plus grande du monde. Utilisée jusqu'au milieu des années 70, elle a servi à tester le Mirage III, la Caravelle et le Concorde ; la commission des monuments historiques a donné le 20 janvier 2000 un avis favorable à son classement.
Albert Caquot crée aussi des laboratoires nécessaires de recherche sur l'endurance des matériaux aux efforts alternés. Il préconise, afin de réduire la traînée aérodynamique, les cellules monoplanes, les atterrisseurs escamotables et les moteurs suralimentés grâce à des compresseurs ; il obtient une certaine standardisation des matériels. Toutes ces directives favorisent la formation d'un grand nombre de chercheurs et d'enseignants et l'aspect général des avions français change à partir des années 1930 : silhouettes dépouillées ou plus étirées dans lesquelles l'architecte Le Corbusier aperçoit une nouvelle esthétique des temps modernes.
" En fait, M. Albert Caquot avait tout simplement, en moins de cinq ans, rénové l'aviation française, et même fait faire un pas décisif à la technique mondiale en introduisant définitivement le monoplan métallique à aile cantilever. " [Maurice de Lorris R. - La politique économique et industrielle du Ministère de l'Air, L'Industrie aéronautique et spatiale française 1907-1982, tome 1 1907-1947, GIFAS, 1984, p. 534.]
Il lui faut définir une politique de fabrication. L'évolution dans le domaine aéronautique s'avère rapide à l'étranger. Avec l'appui de Laurent-Eynac, Albert Caquot opte donc pour la politique dite des prototypes. Il s'agit de promouvoir des ingénieurs de talent et des idées neuves, qui ne pouvaient alors s'exprimer faute de moyens financiers, et de faire évoluer les techniques pour éviter de construire trop d'appareils rapidement caducs. Malgré les critiques, cette politique eut indubitablement des résultats probants. Dès 1929, plus de la moitié des appareils sont de construction métallique et la technique de la suralimentation des moteurs se développe. Mais surtout, les commandes de prototypes révèlent de grands constructeurs, tels que Marcel Bloch (le futur Marcel Dassault) et Emile Dewoitine.
Albert Caquot lance également une politique de concentration de l'industrie aéronautique, de rationalisation des fabrications et de décentralisation géographique des équipements de production. La construction aéronautique cesse d'être exclusivement parisienne. Mais il échoue dans le domaine de la concentration, cette politique n'étant pas du goût de quelques industriels à la recherche de commandes prolongeant l'existence de matériels jugés périmés par Albert Caquot. Il ne tint pas compte de la campagne de presse qui se déchaîna.
Marcel Dassault, à l'inverse, s'exprime ainsi sur sa politique de prototypes :
" M. Caquot est un des meilleurs techniciens que l'aviation ait jamais connus. C'était un visionnaire qui, dans tous les domaines, abordait l'avenir.
Je connaissais M. Caquot qui avait été directeur du service technique pendant la guerre 1914-1918 et qui se rappelait très bien mes hélices " Éclair " et le biplace de chasse " S.E.A. 4 ". J'allai le voir. Il me reçut très cordialement et me proposa de me commander un prototype du programme des trimoteurs postaux.
J'acceptai donc et je me mis immédiatement à fixer les caractéristiques de cet appareil ; ayant constaté que les avions en bois et en toile étaient de plus en plus démodés, je décidai que la construction de mon avion serait entièrement métallique et à aile épaisse.
Ne disposant pas d'usine à cette époque, je fis fabriquer cet appareil par un constructeur de réservoirs d'avion dont moi-même et mes ingénieurs, après avoir établi des plans, surveillâmes la fabrication dans ses ateliers. L'avion fut d'abord essayé à Buc par un brillant pilote, Delmotte, que M. Blériot voulut bien mettre à ma disposition. Il fut ensuite essayé par les pilotes du Centre d'Essais en Vol de Villacoublay.
Ce ne fut pas un échec. Je dois même à la vérité de dire que mon avion fut classé premier du concours. Mais M. Caquot était en avance sur tout le monde. L'aviation postale ne devait démarrer que vingt ans plus tard et mon beau prototype, si réussi, ne bénéficia d'aucune commande de série.
La politique des prototypes de M. Caquot fut efficace, car ceux qu'il avait choisis furent ceux qui, dans les directions qu'il avait tracées, construisirent les avions de l'avenir dont il rêvait avec une prophétique précision.
[Dassault M. - Le talisman. Éditions J'ai Lu, 1970, p. 56 à 59.]
Ce jugement à long terme porté par un constructeur aussi remarquable que Marcel Dassault a toute sa valeur.
Le 1er septembre 1930, Costes et Bellonte réussissent la première traversée sans escale de l'Atlantique Nord dans le sens est-ouest (Paris - New York), le plus difficile. Cette même année 1930 est un succès sans précédent pour notre aviation, la France détient 31 records internationaux homologués par la Fédération aéronautique mondiale sur 98, contre 12 sur 81 vingt-deux mois avant. 54 types nouveaux d'avions furent créés. [Chadeau E. - Histoire de l'industrie aéronautique en France 1900-1950, Paris : Fayard, 1987, p. 166.]
Dans cette politique des prototypes, il fallait exercer un choix et le directeur général ne craignit pas de le faire, mais on cria au favoritisme.
"Devant l'inflation, certains tirèrent la sonnette d'alarme: ils voyaient se profiler devant eux - certains à tort, les autres à raison - le spectre de la faillite. " [Chadeau E. - Histoire de l'industrie aéronautique en France 1900-1950, Paris : Fayard, 1987, p. 169.]
Et les politiques intervenaient pour qu'on leur passât quelques commandes, de sorte que les 54 contrats de prototypes furent passés à pas moins de 26 entreprises, faisant échec à la concentration désirée.
En 1933, alors que grandissait la puissance aéronautique de l'Allemagne et que ne désarmait pas la campagne contre les prototypes, le général Denain, nouveau ministre de l'Air en février 1934, voulut mettre l'accent sur les fabrications en série et réduisit les crédits de recherches ; Albert Caquot se retira le 9 mars 1934. Aussitôt après, Albert Caquot retourne à sa vocation de bâtisseur.
Mais, une nouvelle conflagration mondiale approche. Juste avant la Conférence de Munich, Daladier, Président du Conseil, demande en septembre 1938 à Albert Caquot de prendre la présidence des sept sociétés nationales de construction d'avions, où il remplace L'Escaille, nommé en 1936 par Pierre Cot : ce sera la dernière étape du parcours aéronautique d'Albert Caquot, débuté en 1901 comme sous-lieutenant d'aérostiers. [Six sociétés nationales de construction aéronautique (nord, sud-ouest. Centre, ouest, sud-est et Midi : une par région pour accélérer la décentralisation) et la société nationale des moteurs, qui résultaient de la loi de nationalisation du 11 août 1936 et du décret du 13 août 1936. Par lettre du 21 septembre 1938, Louis Bréguet félicite très chaleureusement Albert Caquot de cette nomination, en ajoutant : " Je crois qu 'il eût été difficile de faire un meilleur choix. " (archives de la bibliothèque centrale de l'École Polytechnique, Art. IX, § A.C., Sect. 1.7.4.6)].
Comme le rappellera en 1978 Yvon Bourges, ministre de la Défense35 :
" Fait unique dans l'histoire de l'aéronautique française, c'est la troisième fois que l'Etat fait appel, dans des circonstances critiques, à la même personnalité. " [Discours prononcé lors de l'inauguration du Bâtiment " Enseignement " Albert Caquot, à l'École Nationale Supérieure de l'Aéronautique et de l'Espace, à Toulouse le 7 décembre 1978. Plaquette publiée par l'École.]
Pierre Cot, à nouveau ministre de l'Air de juin 1936 à janvier 1938, avait nationalisé les sociétés de construction aéronautique : la politique de concentration avait échoué et ces sociétés ne pouvaient plus vivre, ne recevant pas suffisamment de commandes de l'État. On aurait voulu tuer l'industrie aéronautique que l'on n'aurait pas fait mieux, car, une fois ces sociétés nationalisées, la productivité ne s'améliora chez aucune d'elles, certaines désormais d'honorer leur fin de mois.
Devant le péril extérieur, des bonnes volontés s'affirment. Un programme rationnel de fabrications de grande série permet dès août 1939 des réalisations qui étonnent l'État-major (40 avions sortis en mars 1938, près de 300 pour le mois d'août 1939), mais ne rétablissent pas encore l'équilibre avec une industrie allemande, qui a cinq ans d'avance (cf. le graphique ci-dessous).
En juillet 1939, les réalisations de l'industrie française commencent à rassurer l'État-major de l'Armée de l'Air, mais la menace de guerre se précise et, le 16 septembre 1939, le ministre de l'Air Guy La Chambre rappelle Albert Caquot au poste de Directeur Général Technique et Industriel ; il reprend le poste qu'il avait tenu de 1928 à 1934.
Mais il se heurte à de graves difficultés dans ses relations avec l'État-major de l'Armée de l'Air que dirige le Général Vuillemin, chef aérien prestigieux, avec des états de guerre exceptionnels, mais qui n'était peut-être pas le meilleur choix dans une période difficile.
[C. Christienne et P. Lissarrague, Histoire de l'Aviation Militaire Française, p. 316.]
En décembre 1939, a lieu au ministère une importante conférence à laquelle assistent le Général Vuillemin, de nombreux officiers de l'État-major, Albert Caquot et l'ingénieur Maurice de Lorris. A leur grand étonnement, ils entendent l'État-major se féliciter du petit nombre des pertes d'avions au combat et se satisfaire des cadences de fabrications, notamment des Léo de bombardement, dont les retards de fabrication sont pourtant préoccupants ; des Dewoitine 520 succèdent aux Morane 406 de chasse, dont la série a été arrêtée contre l'avis d'Albert Caquot. Ce dernier, prévoyant l'offensive allemande qui va se déclencher, s'élève contre l'aveuglement du commandement. Une copie de lettre adressée au ministre le 12 janvier 1940, retrouvée dans les papiers d'Albert Caquot après sa mort, donne une idée de son découragement.
[Archives de la bibliothèque centrale de l'École Polytechnique, Art. IX, § A.C., Sect. 2.2.1.]
Il expose l'incompréhension de l'État-major et le refus du directeur du Contrôle de le laisser commander aux constructeurs les équipements dont il faut accélérer la fabrication.
[Raoul Dautry, Ministre de l'Armement, dénonce également, dans une note du 5 janvier 1940 sur l'organisation de son propre ministère, les vices de la mauvaise gestion : " La religion du contrôle. Tout le monde veut contrôler et il n 'y cuira jamais assez, d'objets de contrôle pour caser la clientèle. Si la production française pouvait s'établir à l'image des aspirations du pays, il y aurait dix contrôleurs autour de chaque producteur. " Cf. Halpérin V. - Raoul Dautry, du rail à l'atome, Fayard, mai 1997, p. 131.]
Devant son impossibilité de bien servir le pays, il lui demande d'accepter sa démission de Directeur Général : celle-ci est acceptée en mars 1940, mais le Ministre lui demande de continuer d'assumer ses fonctions de Président des Sociétés nationales d'aéronautique. Albert Caquot décentralise les usines dont certaines sont installées dans des carrières souterraines. On constate une accélération de la production, mais l'effort qu'il a entrepris et suscité aurait porté entièrement des fruits s'il avait été commencé un an ou dix-huit mois plus tôt. Le graphique de production comparée d'avions, établi par Joseph Roos, ingénieur général de l'Air [Roos J. - L'effort de l'industrie aéronautique française de 1938 à 1940 et ses résultats], donne une comparaison des livraisons mensuelles d'avions en France, en Allemagne, en Angleterre et en Amérique : il est particulièrement éloquent concernant l'effort fait en France à partir de Munich ; il montre aussi la passivité des années antérieures, en particulier celle du deuxième ministère Pierre Cot du 5 juin 1936, après la victoire électorale du Front populaire, jusqu'au 18 janvier 1938. De mars 1938 (40 avions) à septembre 1939 (320 avions), la production mensuelle est multipliée par 8 en 18 mois ; après une chute durant l'hiver 1939-1940 due aux désorganisations qu'a apportées la mobilisation (main d'oeuvre, transports,...), elle a dépassé 500 avions en mai 1940 (multiplication par 12 en 26 mois) et s'est arrêtée en plein essor. La cadence de 300 avions par mois a été obtenue en France en 18 mois à partir du début du réarmement, contre 3 ans en Allemagne et en Grande Bretagne.
[La bataille de la production aéronautique 1938-1940, par J. Roos, revue Icare n° 59, novembre 1971]
Caquot écrit :
" Lorsque l'armistice fut signé, j'obtins des différents ministères des commandes pour les besoins civils, (automobiles à transformer en gazogènes, appareils ménagers, fabrication de péniches, etc.), afin que les ouvriers des Sociétés nationales puissent continuer à vivre, tout en échappant à des réquisitions de l'occupant. " [L'action qu'a menée en ce sens Albert Caquot est confirmée par le Général Pujo. qui fut, entre autres, ministre de l'Air de mars à septembre 1940 : cf. Le Général Pujo et la Naissance de l'Aviation Française, p. 172, publié par le Service Historique de l'Armée de l'Air.]
Il obtient ainsi une commande de 10.000 fours à charbon de bois. Mais, on lui demande de livrer aux allemands 24 avions Bloch en cours de fabrication par la société nationale S.N.C.A.S.O. Il refuse et va en rendre compte au Maréchal Pétain, qui l'adresse au Président Laval. Albert Caquot relate ainsi cet entretien :
" Celui-ci, écrit-il, me reçut longuement, mais me scandalisa. A la sortie de cet entretien, je me rendis auprès du Général Pujo, alors ministre de l'Air, et lui remis ma démission de toutes les présidences ; il le comprit fort bien étant un grand français. " [Le général Pujo quitta lui-même ses fonctions ministérielles le 5 septembre 1940 et fut remplacé par le général Bergeret, celui-ci devenant Secrétaire d'État à l'Aviation].
La démission d'Albert Caquot est confirmée par lettre du 1er septembre 1940. La réponse du Secrétaire d'État à l'Aviation, en date du 25 septembre 1940 [Lettre référencée Cabinet Civil 721/CC, archives de la bibliothèque centrale de l'École Polytechnique. Art. IX. § A.C., Sect. 1.7.4.. N° 13], après avoir fait référence à la lettre de démission du 1er septembre, est ainsi rédigée :
" Monsieur le Ministre, Secrétaire d'État aux Finances, et moi-même regrettons vivement cette décision. Nous comprenons toutefois les motifs hautement honorables qui vous conduisent à la prendre.
Nous tenons, au moment où vous quittez cette présidence, à vous exprimer nos remerciements pour l'effort que vous avez fourni et notamment, pour l'énergie avec laquelle vous avez, au moment de l'arrivée de l'ennemi, fait replier le matériel de vos usines. "
L'Escaille retrouva le fauteuil où Pierre Cot l'avait nommé antérieurement.