En effet nombre de bibliophiles ne sont pas familiers avec le fait que :
Le manuscrit cité permet d'illustrer le processus culturel riche et complexe qui aboutit à ces transmissions : je le décrirai brièvement.
2) Averroès rédigea au XIIème siècle en arabe trois types de commentaires sur Aristote classés en paraphrases longues, intermédiaires, ou courtes. Le texte cité est la version « intermédiaire » sur la Physique, traduite de l'arabe à Arles entre 1313 et 1317 par Kalonymus Ben Kalonymus, qui ne fut ni le seul, ni le premier traducteur en hébreu d'Averroès.
Plusieurs manuscrits de ce texte ont survécu, entre autres à la Bodleïan et à la British Library : ce qui prouve son influence sur la philosophie de l'époque (juive, et chrétienne pour les versions latines disponibles dès 1220). Mon exemplaire n'est pas l'un des plus anciens : il a été copié dans une très belle écriture (voir photo) vers 1425 à Riéti en Italie par le scribe Obadia Hiyya Sopher, pour et aux frais de son oncle Shabetaï Elhanan. Dans une reliure contemporaine de cuir sur bois (voir photo), sa conservation est excellente.
Abu Al Walid Muhammad Ibn Rushd, dit Averroès, est né à Cordoue en 1126: c'était à l'époque la plus grande et la plus prospère des villes d'Europe, où coexistaient les traditions culturelles issues des trois religions monothéistes. Il décéda au Maroc en 1198, au cours d'un voyage en compagnie du Calife. C'est l'un des intellectuels qui ont marqué le XIIeme siècle par la puissance de leur pensée et leur rayonnement vers l'Occident latin. Comme, entre autres, son contemporain cordouan juif Maïmonide (né lui aussi dans une famille de magistrats), il a concilié la philosophie rationnelle avec les religions révélées et son œuvre très vaste touche les deux domaines : on lui attribue 127 ouvrages dont 55 nous sont parvenus dans leur intégralité.
La tension entre rationnels et religieux ne fut pas éradiquée pour autant et les Malekites firent bannir Averroès de Cordoue, l'exilèrent temporairement à Lucena après un autodafé de ses œuvres. Heureusement de nombreux exemplaires avaient été évacués, notamment vers Le Caire, par un des fils du Calife (voir le film « Le destin » de Youssef Chahine, Prix du 50ème anniversaire de Cannes, 1997).
Saint Thomas d'Aquin, pour les Chrétiens au XIIIeme siècle, et Maïmonide contemporain d'Averroès, pour les Juifs, se retrouvèrent avec la même préoccupation dans la même démarche spirituelle : l'harmonisation de la foi et de la raison.
Le niveau intellectuel du monde arabe de l'époque et son rôle transmetteur sont mis en évidence par les traductions en hébreu et en latin de très nombreux autres textes grecs à partir de versions arabes. Ceci malgré les intolérances périodiques et violentes à l'égard des Juifs et des Chrétiens ( comme celles que manifestèrent les Almoravides en Andalousie de 1085 à 1146 ).
Néanmoins après le XIIeme siècle le monde musulman sous l'influence des intégristes se figea de plus en plus, se fermant à toute pensée nouvelle ; la philosophie et la curiosité scientifique, malgré quelques exceptions, se cachèrent dans la clandestinité à l'époque où elles s'éveillaient en Europe.
L'arabe lui succéda et se retrouva vite en tête : on peut citer Hunain Ben Ishar de Bagdad (810-891) qui rechercha et traduisit les textes grecs pour tout l'Orient, d'où ils furent acheminés vers l'Occident. C'étaient essentiellement la philosophie et les sciences qui intéressaient les Arabes, d'où les études sur Aristote, Platon, Théophraste, Archimède, Hippocrate, Galien et tellement d'autres, dont les œuvres représentaient la « Falsafa » (philosophie grecque).
La transmission vers l'Occident arabe et latin fut souvent le fait de Chrétiens de langue maternelle syriaque, connaissant bien l'arabe et ayant appris le grec ; mais aussi de philosophes arabes comme Al-Farabi (mort en 950) et bien sûr Avicenne (né en Iran en 980) qui a touché toutes les disciplines du corpus Aristotélicien en rencontrant des oppositions souvent violentes, notamment chez les théologiens chrétiens pour ses versions latines.
En Andalousie la prééminence sur tous les philosophes fut généralement donnée à Aristote dont le commentateur le plus estimé et le plus célèbre, à savoir Averroès, bénéficia des travaux en arabe et en grec de ses prédécesseurs. Ses commentaires jouèrent un rôle essentiel dans le transfert de la philosophie d'Aristote vers la culture latine, succédant aux versions d'Avicenne. C'est à Tolède qu'apparurent vers la fin du XIIème siècle les versions latines qui circulèrent vers l'Europe.
Mais il est également notoire que la pénétration dans l'Occident des œuvres d'Averroès doit beaucoup aux Juifs disciples de Maïmonide et ce, dès le début du XIIIeme siècle, c'est-à-dire bien avant la traduction en hébreu citée en tête de ce commentaire.
Comme déjà mentionné pour Avicenne, les idées humanistes d'Averroès lui valurent aussi, chez les Chrétiens comme chez les Musulmans (voir ci-dessus autodafé, exil, etc.), de nombreuses attaques qui le traitaient de blasphémateur et d'athée. Ainsi par les Augustiniens dès le XIIIème siècle. Alors que l'université de Paris était averroïste au début du XIVème, Ramon Lull publia une violente polémique qu'il envoya en 1311 à Philippe Le Bel : l'université de Paris répudia ultérieurement l'averroïsme.
4) Il faut rappeler qu'il y eut aussi récupération directe de textes grecs à partir de Constantinople et de l'Empire byzantin : Photius (810-891) reste le collectionneur le plus célèbre de cette époque et au Xllème siècle Eustache, archevêque de Salonique, rechercha les trésors encore disponibles et commenta de nombreux classiques, dont Aristote.
Par contre, la prise et le pillage de Constantinople par la 4ème croisade en 1204 creusa le fossé avec l'Occident, endommagea les bibliothèques survivantes et empêcha les érudits italiens de continuer à rapporter des manuscrits grecs vers l'Occident. Après la fin du royaume latin de Constantinople en 1261, la récupération des textes grecs reprit et dans les débuts de la Renaissance, des humanistes majoritairement italiens continuèrent à vider les bibliothèques byzantines, soutenus par les relations des empereurs de Byzance avec l'Italie, en particulier le Royaume Normand de Sicile où résidaient de très nombreux Grecs.
5) Cet aperçu sommaire de la transmission avant la Renaissance des classiques grecs et de leur insertion dans la culture, la philosophie et les religions européennes de l'époque, permet de comprendre l'intérêt que peut susciter le manuscrit objet de cet exposé.
*Voir « Scribes and Scholars, a guide to the transmission of greek and latin litterature » par L.D. Reynolds et V. G. Wilson, Clarendon Press, Oxford.
Document mis sur le web en 2007 par Laurent Blaque et Robert Mahl, Ecole des mines de Paris, CRI.