Ce présent bulletin doit beaucoup à Jacques Delacour, dont la disparition le 22 mars 2003 a profondément affligé tous ses amis. Lors des derniers contacts que j'ai eus avec lui, directement ou indirectement, il m'a confirmé combien il tenait à honorer sa promesse de contribuer à un bulletin de notre Association dont il appréciait l'activité. Combien aussi il avait en mémoire les innombrables conversations et collaborations qui nous avaient rapprochés depuis plus de quarante ans et dont les objets avaient été très proches de certaines lignes directrices de la Sabix, les sciences et leur histoire, la naissance de la technologie et son impact dans le monde économique et le devoir de mémoire des entreprises industrielles. Sans compter évidemment le monde du pétrole et toutes ses facettes, dans lequel Jacques a vécu tout un demi siècle.
Le lecteur de la Sabix qui parcourra cet éditorial me pardonnera donc d'y apporter d'abord une touche personnelle, qui n'est pas simplement due à une camaraderie d'école avec un polytechnicien de la 1945, ou à un foisonnement de souvenirs professionnels partagés.
La première fois que je l'ai rencontré, en 1962, Jacques Delacour avait déjà quitté la Compagnie Schlumberger dans laquelle il avait fait ses premières armes à la sortie de l'Ecole. Mais il avait toutes les raisons de rester proche de cette grande entreprise : raisons familiales, raisons professionnelles dans la mesure où son activité à l'Institut français du pétrole l'obligeait à des contacts fréquents avec elle, curiosité intellectuelle enfin devant l'évolution d'une entreprise hors du commun - nous y reviendrons.
En 1962, donc, parmi les dossiers que le directeur des carburants avait confiés au jeune ingénieur des mines débutant que j'étais, figurait le développement de la recherche et de la technologie pétrolière. D'abord modestement, puis l'âge et l'expérience venant avec plus de poids et d'autorité, j'eus ainsi l'occasion d'être très proche de tous les acteurs d'une grande aventure technologique française et de prendre part à leurs travaux comme d'ailleurs le fit notre ami et rédacteur en chef Jean-Paul Devilliers.
Les acteurs. Il y avait là, d'abord, des hommes de sciences et de technologie, chercheurs et techniciens de grande qualité, heureux d'avoir aussi une mentalité d'entrepreneurs et de travailler pour les entreprises, ingénieurs attentifs aux possibilités toujours nouvelles de la technique mais aussi aux sollicitations toujours pressantes du marché, les défis technologiques n'ayant pour eux leur logique profonde que par les opportunités ainsi offertes de répondre à des besoins commerciaux et donc à la croissance économique. Responsables d'entreprises ayant compris combien la technologie, qu'elle soit portée par les maîtres d'œuvre (compagnies pétrolières françaises) ou les sociétés de services pétroliers (en géophysique, forage, pose de pipelines, mesures, etc..) était une chance, peut-être la seule, de se faire une place dans un monde déjà dominé par les compagnies anglo-saxones. En particulier ils avaient très tôt prévu que la maîtrise des techniques «offshore» pour l'exploitation des ressources pétrolières des océans permettrait aux sociétés françaises (moins bien placées dans les riches déserts du Moyen-Orient ou contraintes à quitter le Sahara) de rester des acteurs importants aptes à procurer un approvisionnement pétrolier sûr et économiquement raisonnable à notre pays. Enfin, quelques fonctionnaires, à leur modeste place, cherchant à aider l'indispensable réflexion commune et confiante entre chercheurs, ingénieurs, économistes, décideurs, de manière à anticiper les dialogues entre clients et fournisseurs pour le plus grand bénéfice de tous les intéressés, et de notre pays.
Certains protagonistes de cette histoire ont déjà apporté leurs témoignages sur cette aventure, dont l'essentiel se trouve évidemment dans les archives de l'IFP, de Total -regroupement contemporain des diverses sociétés françaises qui ont eu des responsabilités de 1950 à aujourd'hui, ou de quelques sociétés de services qui ont parfois changé de périmètre, ou de nom, ou d'activité. Coflexip, que j'ai dirigée de 1991 à 1996, a été une de ces entreprises, intégrée à Technip, depuis 2002 ; si je la cite, c'est parce que son activité doit précisément beaucoup aux intuitions de Jacques Delacour et de ses équipes quand, sous l'autorité d'André Giraud, ils ont jeté les bases du tuyau flexible qu'ils avaient d'abord destiné au forage - le « flexoforage » - avant de s'apercevoir qu'il était merveilleusement adapté, par ses capacités dynamiques et statiques, au transport du brut et à l'exploitation des champs pétroliers sous-marins.
Dans la bibliographie figurant dans le présent bulletin on retrouvera des textes consacrés à cette histoire ; je recommande en particulier au lecteur qui peut se le procurer la lecture attentive de « l'Adieu aux armes», texte que Jacques rédigea quand il quitta l'IFP pour prendre sa retraite, et dans lequel on trouvera des idées fortes sur les conditions du développement technologique et économique, appuyées sur une expérience personnelle ; mais aussi une réflexion continue sur l'histoire des sciences et des entreprises - sujet qui intéresse évidemment au premier chef la Sabix et les familiers de la bibliothèque de l'Ecole polytechnique.
J'ai déjà dit que, pendant toutes ces années, Jacques Delacour avait été attentif aux évolutions et aux soucis de Schlumberger. C'est très logiquement qu'il accepta en quittant l'IFP de prendre des responsabilités dans l'animation, la croissance et l'ouverture du musée que « la Fondation Musée Schlumberger », bénéficiant d'archives et de soutiens de la Compagnie, installa en Normandie au château de Crèvecœur-en-Auge. Dans cette initiative muséologique intelligente et persévérante, (comme d'ailleurs dans le soutien que Schlumberger apporta aux présentations sur la géologie ou l'exploitation pétrolière faites à la Cité des Sciences et de l'Industrie), on peut évidemment repérer une volonté promotionnelle ayant pour objectif la volonté d'attirer des cadres de talent et de caractère pour des chantiers de mesure pétrolière menés sur tous les continents - et tous les océans ; mais je veux aussi y voir une volonté à plus long terme de prolonger la mission industrielle de l'entreprise par une mission de présentation, de mémoire historique, d'attention aux archives, de diffusion de la culture technique, et d'aider à la réflexion sur l'histoire des sciences et des industries. Maurice Bernard, mon prédécesseur, a développé tous ces thèmes dans le bulletin 17 de la Sabix où est analysée l'histoire de la CSF à l'occasion du transfert à l'Ecole du fonds Danzin ; ils ont surtout été largement commentés et illustrés dans le colloque du 6 juin 2000 que la Sabix a organisé avec l'association des archivistes français : notre bulletin 29 a mis à la disposition de tous ces réflexions sur « Mémoire et changement, histoire et archives d'entreprises ».
Il est désormais temps pour moi, après avoir ainsi expliqué combien les circonstances de ma vie professionnelle orientée tantôt sur l'innovation, tantôt sur le pétrole, et tantôt sur leurs féconds croisements, m'ont conduit à des proximités intellectuelles très grandes avec Jacques Delacour à l'occasion de ses propres cheminements, d'en venir à la présentation de ce bulletin n° 34, modeste exemple d'une nécessaire diffusion de la culture scientifique et technique à laquelle nous croyions tous deux - à laquelle il croyait assez pour y être encore très attentif les jours qui précédèrent son décès.
Ce numéro traite essentiellement de Schlumberger. Le lecteur se doute évidemment que de nombreux ouvrages ont déjà été consacrés à cette société, créée et développée avec une rare réussite par deux frères, Conrad et Marcel, le polytechnicien et le centralien. Bien des facteurs ont déjà été mis en avant pour expliquer ce succès, on peut les citer en vrac : l'esprit d'équipe, la mondialisation tout de suite voulue et assumée, l'excellence technologique grâce à une prospection scientifique, l'efficacité d'une amitié franco-américaine continue, etc, etc.. Nous espérons que la présente livraison apportera un éclairage complémentaire sur cette histoire et ses composantes.
Le premier article, écrit par Christelle Robin, doctorante en Histoire à la Sorbonne sous la direction du Professeur Dominique Barjot, résume l'histoire de Schlumberger en partant des travaux expérimentaux sur le passage du courant électrique dans le sous sol, et des premiers essais de modélisation mathématique poursuivis par Conrad, alors professeur de Physique à l'Ecole des Mines de Paris. Madame Robin analyse le cheminement suivi par les deux frères pour développer un outil industriel en s'appuyant à la fois sur les théories de la physique et les travaux sur le terrain, et pour construire une stratégie commerciale dont les succès sur tous les continents ont fait de leur entreprise un auxiliaire indispensable des grands opérateurs pétroliers.
Ensuite Jacques Delacour nous expose l'histoire de la naissance et des progrès de la technique de prospection électrique avec une concision et une clarté pédagogique remarquables. Il nous fait percevoir le passage de l'idée du physicien à la réalisation de l'outil puis aux essais sur le terrain. Son exposé qui s'appuie sur les photos de quelques appareils conservés au Musée de Crèvecœur apporte une belle contribution à la mémoire de l'industrie pétrolière.
Dans le troisième article Jacques Delacour commente des extraits d'un ouvrage écrit par un universitaire américain Geoffrey C. Bowker, Science on the run. Cet ouvrage a pour origine le fonds d'archives déposé par Madame Anne Gruner-Schlumberger à l'Ecole des Mines de Paris. Il ne s'agit pas d'un traité de physique, l'auteur veut avant tout comprendre « comment Schlumberger est arrivé à se faire admettre sur les champs pétroliers et à y faire de la science ! » Il s'intéresse aux conditions d'infrastructure et d'organisation qui ont permis le progrès de la technique et le développement de la compagnie face à ses concurrents. Il met en relief la place de la politique des brevets et celle du contrôle de la communication, dans la stratégie qui a fait le succès de l'entreprise. La présentation de Jacques Delacour ne se limite pas à résumer le texte de Bowker, elle complète l'analyse sociologique d'un chercheur universitaire par les réflexions et le regard critique d'un homme qui a travaillé de longues années au contact direct de l'industrie pétrolière.
Ce bulletin contribuera certainement à la compréhension de la démarche innovatrice, celle des entreprises et des entrepreneurs. Il est aussi un hommage aux travaux que Jacques Delacour lui-même a menés avec science, intuition et volonté. C'est une sorte de merci que nous lui adressons, à nouveau, merci certes pour ce bulletin, merci surtout pour toute son œuvre.
La Fondation Musée Schlumberger est avant tout dédiée à la mémoire de Conrad et de Marcel Schlumberger, inventeurs de la méthode de prospection électrique. Créée par Madame Marcel Schlumberger, la Fondation Musée a été installée à partir de 1970 sur le site restauré du château de Crèvecœur-en-Auge, où sont rassemblés et présentés archives et souvenirs relatifs aux premières étapes d'une véritable épopée scientifique et technique. Un autre fonds d'archives a été confié à l'Ecole des Mines de Paris par Madame Anne Gruner-Schlumberger, en souvenir de son père Conrad qui fut professeur de physique dans cette école de 1910 à 1923. Afin de faciliter l'exploitation par les chercheurs de ces fonds documentaires, une coopération a été établie entre la Fondation et la Bibliothèque de l'Ecole des Mines, dont le Conservateur est Madame Francine Masson. C'est ainsi que la SABIX, à l'initiative de son Président Christian Marbach et dans la continuité de l'intérêt porté au thème « Histoire et archives d'entreprises », a proposé la parution du présent article dont les co-auteurs sont : Jacques Delacour, X 45, Administrateur de la Fondation Musée Schlumberger et Christelle Robin, Doctorante en Histoire à la Sorbonne (Paris IV) sous la direction du Professeur Dominique Barjot, rattachée au Centre Roland Mousnier (UMR 8596).