LE GRAND AMPÈRE
d'après des documents inédits

par Louis de Launay

Membre de l'Institut

Publié par LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN, Paris
1925

A la mémoire du physicien
ALFRED CORNU
1841-1902
qui a continué, pour la gloire de la science française,
la tradition d'Ampère.



TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

Dans le mouvement scientifique qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, a révolutionné l'aspect extérieur de l'humanité, il est intervenu toute une armée de travailleurs utiles ou glorieux. Mais, s'il nous fallait choisir les trois noms qui méritent le plus de ressortir en lumière par la portée théorique et pratique de leurs découvertes, nous serions amenés, je crois, à citer Lavoisier, Ampère et Pasteur. Sans doute, on réclamera pour bien d'autres inventions considérables : l'application de la vapeur, l'analyse spectrale, le téléphone, l'aéroplane, la télégraphie sans fil, etc., ou pour ceux qui ont établi des lois nouvelles comme Gay-Lussac, ou Berthollet ... Mais, en me bornant au savant qui va nous occuper, y a-t-il là rien de comparable avec la découverte de l'électricité dynamique, la seule électricité pratiquement employée par nous ; avec cette idée, poussée du premier coup jusqu'à sa forme mathématique parfaite, que l'électricité et le magnétisme sont deux manifestations d'une même force ; d'où, théoriquement, un jour, par les phénomènes de Zeeman, l'identité de l'électricité et de la lumière ; l'action du magnétisme, puis de l'attraction, sur la lumière ; la conception moderne d'un dynamisme universel ; d'où, pratiquement, en passant par l'induction d'Arago et de Faraday, le télégraphe électrique, le téléphone, les dynamos, le transport de la force à distance, l'éclairage électrique, etc. ? On a comparé justement l'œuvre d'Ampère à celle de Newton. Si nous étions, en France, plus soucieux de nos gloires, il ne devrait pas y avoir un enfant de nos écoles ignorant ce que représente ce nom.

C'est parce qu'André Ampère a été un homme de génie que nous allons l'étudier : lui, ses ascendants et sa race. Mais on est heureux d'avoir une occasion pour pénétrer dans cette âme admirable, pour analyser ce caractère qui se fait aimer dès qu'on l'approche. Nous rencontrons là un exemplaire accompli du génie apparaissant comme un don divin, comme une « grâce » vivifiante, du génie produisant des découvertes par un phénomène de germination spontanée comparable à une force de la nature. La biographie des plus grands hommes les découvre souvent orgueilleux, égoïstes et bornés. L'Ame d'Ampère, transparente comme un cristal, nous attire par sa modestie, sa simplicité presque enfantine, son désintéressement, son ardeur généreuse pour toutes les nobles causes, sa vitalité passionnée, ses élans de foi. Ce n'est pas le génie hautain et dominateur d'un Michel-Ange, d'un Goethe ou d'un Victor Hugo, plus fréquent d'ailleurs en art ou en littérature qu'en science ; c'est un génie candidement amoureux de la vérité, de toute vérité, conscient à coup sûr de sa valeur, mais toujours prêt à s'enthousiasmer devant les idées des autres et plus pénétré encore de l'immense inconnu qui enveloppe les pensées des hommes. Et ce n'est pas non plus un simple fouilleur persévérant ayant approfondi pendant toute une vie le même petit champ de quelques mètres concédé d'abord à son ambition ; c'est le généralisateur tour à tour attiré par les problèmes les plus divers, comme on pouvait l'être en ces temps heureux où la spécialisation n'imposait pas encore ses chaînes rigoureuses. Ampère a réalisé, en physique et en chimie, des inventions mémorables parce qu'il était, en même temps, un mathématicien de premier ordre et les mathématiques n'étaient pour lui qu'une branche de la philosophie.

Si j'ajoute que cette vie, par ses drames sentimentaux, par ses douloureuses perplexités religieuses, présente un réel intérêt romanesque, on comprendra le motif d'un ouvrage qui va nous permettre d'analyser avec quelque minutie psychologique le domaine, souvent très fermé, d'une ame scientifique : une âme qui fut merveilleusement douée et profondément malheureuse.

On s'est trop habitué à penser que le savant est indépendant de sa science : celle-ci ayant une valeur absolue et objective, sur laquelle ne saurait influer en rien la mentalité par laquelle elle a été évoquée vers la lumière. On considère que le fait scientifique existe par lui-même avant l'esprit humain dans lequel il se reflétera. Le savant, dans cette conception, découvre, alors que l'artiste crée, invente. Il se contente, en quelque sorte, de fouiller avec plus ou moins de méthode dans un coffre où les faits à reconnaître sont enfermés de toute éternité. Peu importe, dès lors, sa race, son pays, son tempérament. Nul besoin de lui appliquer une théorie du milieu à la Taine. Si on raconte sa biographie, c'est par pure curiosité ou dans un but d'édification, mais non, comme lorsqu'il s'agit d'un poète, d'un peintre ou d'un musicien, pour en chercher le contre-coup dans ses œuvres. Cette idée, très généralement admise, serait à discuter dans sa base même. Mais, en admettant qu'il y ait une Vérité scientifique absolue, ou du moins une vérité humaine, le champ des menus faits, qui s'identifient pour nous avec cette vérité est immense et l'ordre dans lequel on les arrache aux ténèbres pour les faire étinceler dépend du savant.

Nous allons prendre cela sur le vif avec un chercheur comme Ampère, dont la vie, dont la pensée furent constamment tissées à sa science et nous nous attacherons à montrer comment il a été conduit d'une idée à une autre toute différente. C'est une étude qui serait également suggestive pour un Pasteur. Assurément, Ampère et Pasteur n'auraient pas existé que d'autres auraient découvert à leur place, plus ou moins tôt, l'électro-dynamique ou le monde des microbes. Mais il n'est pas indifférent pour l'avenir de l'humanité et même pour le développement de l'esprit humain que ces découvertes aient été réalisées et aient comporté leurs conséquences immédiates, dans tel ou tel temps et dans tel ou tel milieu.

Intéressants d'abord par leur parenté avec le grand physicien André Ampère, son père et son fils présentent également des physionomies très accusées et se sont trouvés participer à deux époques diversement mémorables : le père, défenseur malheureux de Lyon contre la Convention ; le fils, écrivain érudit et fidèle amoureux de madame Récamier. Le journal inédit de Jean-Jacques Ampère, qui fera l'objet d'un ouvrage ultérieur, mérite doublement l'attention par sa psychologie très spéciale et par la lumière qu'il apporte sur un milieu littéraire célèbre.


Pour l'ensemble de ce travail, j'ai pu disposer de très nombreux documents inédits. Les Archives de l'Institut possèdent 34 cartons de manuscrits d'Ampère, d'où l'on s'était borné, jusqu'ici, à extraire quelques pages scientifiques relatives à l'Electro-dynamique, mais qui contiennent, en outre, des renseignements personnels de toutes sortes, des notes biographiques, des travaux philosophiques, des correspondances, des vers, etc. [Voir, dans la Collection de Mémoires relatifs à la physique, publiés par la Société Française de Physique, les deux volumes de mémoires sur l'électrodynamique réunis par J. Joubert (Gauthier-Villars, 1885). — On peut également consulter, pour la science d'Ampère, le numéro spécial de la Revue générale d'Electricité à l'occasion du centenaire d'Ampère (novembre 1922)].
De plus, madame la marquise de Montebello a bien voulu me confier tous les papiers légués par Jean-Jacques Ampère, qui avaient déjà fourni à Me Cheuvreux la matière de trois volumes exquis [Journal et correspondance de André-Marie Ampère (Hetzel, 1872). — André-Marie Ampère et Jean-Jacques Ampère. Correspondance et souvenirs (2 vol., Hetzel, 1875)] , mais surtout consacrés à la partie sentimentale du sujet. Le docteur Lenormant m'a également communiqué de précieux documents relatifs aux relations de madame Récamier avec Jean-Jacques Ampère. Enfin, je dois â M. Frecon d'avoir pu remonter de plusieurs générations dans l'origine des Ampère et M. Guigue a pris la peine d'explorer, avec une obligeance dont je tiens à le remercier, les archives de Lyon.

Mon premier soin a été de préparer ainsi, en y joignant toutes les lettres que j'ai pu me procurer d'autre part, une Correspondance générale d'Ampère, que je me propose de compléter dans la mesure de mes forces et de publier, s'il se peut, un jour, intégralement.

Le classement de cette longue suite a présenté, je dois le dire, plus d'une difficulté. Les lettres, qui, bien souvent, ne sont pas datées et que parfois l'étourderie fameuse d'Ampère a datées inexactement, me sont arrivées dans le plus grand désordre, comme celles de sa femme et de ses amis qui ne montraient pas beaucoup plus de souci chronologique. Elles sont néanmoins assez nombreuses et forment une suite assez continue, avec assez de précisions personnelles, pour qu'en combinant les demandes et les réponses, j'aie pu en retrouver — sans trop d'erreurs, j'espère — la plupart des dates (qui ont été indiquées, dans le texte, entre parenthèses). J'ai reconstitué, de la même manière, une correspondance, non moins intéressante de ses amis Bredin, Ballanche, etc., avec Ampère.

C'est de ces volumes compacts qu'ont été extraits ensuite les fragments utilisés ici. Malgré l'ouvrage antérieur de Me Cheuvreux, ils sont, pour la plupart, inédits. J'ai évité le plus possible les répétitions et, là où je me suis trouvé reproduire un passage déjà connu, je l'ai toujours corrigé sur l'original, sauf dans des cas très rares, où cet original avait été égaré. Je n'aurais pu, sans un appareil d'érudition lassant pour le lecteur, répéter à chaque lettre citée la source d'où je l'avais tirée, les détails de sa suscription, la mesure dans laquelle elle avait pu être déjà utilisée, etc., de même que j'ai dû, en général, pratiquer de fortes coupures (signalées dans l'impression par des points). Mais je n'ai pas besoin de dire que le style et l'ordre des passages ont été scrupuleusement respectés. Cette observation, si naturelle qu'elle semble aujourd'hui, expliquera plus d'une différence avec les publications antérieures, où l'on avait cru pouvoir combiner et arranger des fragments empruntés à des lettres différentes, modifier les dates et les intervertir, pour réaliser, avec le plus d'agrément possible, une œuvre d'art, que l'on n'avait pas envisagée, à cette époque déjà éloignée, comme un chapitre d'histoire. J'ajoute pourtant que j'ai cru devoir corriger les fautes d'orthographe et rétablir la ponctuation, dont la reproduction intégrale ne présente à mon avis de l'intérêt que lorsqu'il s'agit de fixer le texte ancien d'un écrivain classique.