La SABIX
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Sommaire du bulletin 37
 

AMPÈRE , PROFESSEUR DE LÉGENDE
par Michel Dürr

Ampère n'est pas ancien élève de notre Ecole. Pourtant son âge, 19 ans en janvier 1794, et ses dons peu communs en mathématiques auraient dû le conduire à y entrer dans la première promotion, celle de 1794, qui compta 350 élèves dont Biot, Desormes, Dinet, Francoeur, Malus, Poinsot, Ambroise Rendu. Les événements tragiques de la répression jacobine à Lyon n'ont pas permis à Ampère d'en faire partie. La mort de son père, guillotiné le 23 novembre 1793 , l'avait plongé dans une hébétude dont il ne sortira qu'en 1795. En outre, Lyon, ville rebelle, destinée à être rasée, fut punie, dans tous les domaines, par la Convention. Cet ostracisme qui dura bien après le 9 thermidor explique pourquoi Lyon ne figurait pas dans la liste (1) des villes où furent organisés, du 1er au 10 brumaire an 3 ( du 22 au 31 octobre 1794), les premiers examens d'entrée à l'Ecole .

C'est seulement dix ans plus tard qu'Ampère rejoint l'Ecole comme répétiteur de Labey (2) tout d'abord, puis en 1807 comme professeur suppléant d'analyse et de mécanique, et enfin de 1809 à 1828 comme professeur titulaire. Parmi les premiers enseignants à l'Ecole Polytechnique, Ampère tient une place des plus notables, à la fois atypique comme toute sa personnalité, et aussi très orthodoxe dans sa conception de l'enseignement, plus proche que Cauchy des intentions de la direction des études d'alors. (3)

Ampère a enseigné toute sa vie et je crois qu'il s'est vécu professeur jusqu'à sa mort. Je vais ici le suivre dans sa carrière, en m'appuyant sur le témoignage des contemporains et sur l'opinion de ses biographes.


L'apprentissage du professorat

A partir de septembre 1797, Ampère tente de gagner sa vie en enseignant à Lyon les matières dans lesquelles il excelle, l'italien et surtout les mathématiques auxquelles il adjoint la physique et la chimie à partir de l'hiver 1800-1801. Il monte un cabinet de physique et de chimie au 1er étage du 18, Grande Rue Mercière où il donne des cours avec démonstrations de physique et de chimie. Il se tient au courant de l'actualité scientifique et se livre à des expérimentations dans la pièce qui lui tient lieu de laboratoire.

Puis, le 19 février 1802, il est nommé professeur de physique et de chimie à l'Ecole centrale de Bourg. S'il souffre d'être séparé de sa femme et de son fils, son métier lui plaît et il y réussit très bien. Il séjourne à Bourg-en-Bresse jusqu'en avril 1803. Il revient alors à Lyon, comme professeur de mathématiques au Lycée de cette ville. Il a l'immense douleur de perdre sa femme le 13 juillet de la même année.

Ces années d'enseignement à Lyon et à Bourg sont pour Ampère l'école de l'expérimentation, comme il le rapporte dans son autobiographie: [...] nommé professeur de physique à l'Ecole centrale de l'Ain [...] il se trouva dans la nécessité de faire réparer sous ses yeux les divers instruments dont se composait le cabinet de cette école et d'en faire construire de nouveaux pour réaliser les phénomènes qu'il devait expliquer à ses élèves: il acquit par ce travail l'aptitude particulière à imaginer de nouveaux procédés pour interroger la nature et à construire de nouveaux instruments qui lui a été depuis d'un si grand secours dans ses travaux sur les propriétés dynamiques qu'il a découvertes dans les conducteurs voltaïques. Il se voit et se vit comme expérimentateur autant que comme théoricien. Ses lettres à sa femme laissent transparaître la jubilation qu'il éprouve à monter le cabinet de physique de l'Ecole centrale de Bourg et à faire des manipulations auxquelles il associe ses élèves, même financièrement ! Cependant lorsque les expériences peinent à réussir, malgré son honnêteté foncière, il n'hésite pas à donner un coup de pouce: Mes expériences ont paru réussir complètement; mais j'ai eu recours à un peu de supercherie, ce qui n'a rien gâté. (4). Et plus tard, lors de ses recherches en électricité, comme l'écrit Mme Blondel (5), les qualités d'expérimentateur d'Ampère semblent avoir été assez faibles devant ses qualités de concepteur d'appareils. Tous les témoignages de ses contemporains s'accordent sur ce point. Il était myope et en outre d'après Arago "une blessure grave qu'il reçut au bras dans sa première jeunesse, n'avait pas peu contribué à le priver de toute dextérité manuelle" et explique sa grosse écriture faite avec le bras et non avec le poignet.
[...]
Jean Daniel Colladon qui expérimenta avec Ampère en 1826, rapporte le témoignage suivant: après une séance de l'Académie des Sciences où une expérience d'Ampère avait échoué, "M. de Laplace vint vers moi et me demanda si je croyais que les expériences de M. Ampère fussent réelles.. Je lui répondis que je n'en doutais pas, que je les avais vues essayer à Genève et répéter à Paris et M. Laplace me dit alors: "Oh, je suis bien aise de ce que vous me dites, car M. Ampère est si maladroit qu'on prétend toujours que quand l'appareil ne bouge pas, il le pousse pour le faire avancer".

De son côté, Oersted note dans sa correspondance lors de son voyage à Paris en 1823: On the 10th feb, I was at Ampere's by appointment to see his experiments... He had three considerable galvanic apparatus ready; his instruments for showing the experiments are very complex, but what happened? Hardly any of his experiments succeeded.... He is dreadfully confused and is equally unskillfull as an experimenter as a debater". (6)

Ampère, professeur à l'Ecole polytechnique

C'est à l'automne 1804, que ses travaux mathématiques conduisent Ampère à l'Ecole polytechnique (7) où il remplace Francoeur (X 1794) comme répétiteur d'analyse. Lorsque Labey, malade, ne peut plus assurer ses cours, Ampère est nommé professeur suppléant de mécanique et d'analyse en 1807 (8). Puis, lorsque l'abbé Bossut est admis à la retraite en 1809 , Sylvestre François Lacroix, instituteur d'analyse depuis 1799 le remplace comme examinateur permanent des élèves. Ampère est nommé à sa place, professeur en titre d'analyse et de mécanique, le 28 décembre 1809. Ses répétiteurs sont Paul Binet (X 1798), qu'il ne faut pas confondre avec son frère Jacques (X 1804) célèbre chez les taupins pour ses formules de cinématique, lui-même répétiteur de Monge, et Pierre Dominique Bazaine (X 1803), ingénieur des Ponts et Chaussées, futur général de l'armée russe, père du tristement célèbre maréchal Bazaine. S'il faut en croire une lettre d'Ampère au Général Lacuée qui commande l'Ecole, ces deux répétiteurs désespèrent le professeur par leurs absences et leur indifférence à remplir les devoirs de leur charge !

Maintenue à la première Restauration puis après les Cent Jours, l'Ecole est licenciée pour indiscipline le 13 avril 1816. L'ordonnance de réorganisation du 4 septembre 1816 confirme Ampère dans ses fonctions, mais avec un salaire temporairement réduit de moitié en raison de la dureté des temps. Il faut, en effet, payer les frais d'occupation et l'indemnité de guerre exigée par les Alliés.

En 1825, la place d'examinateur de Poinsot, admis à la retraite devient vacante et Ampère, qui vient d'être nommé au Collège de France, postule sans succès pour l'obtenir. C'est finalement Lefebvre de Fourcy (X 1803), répétiteur du cours de géométrie descriptive qui est nommé. Ampère donne sa démission en 1828 et est remplacé par Mathieu (X 1803).


 Ampère, professeur à l'Ecole polytechnique
Bibliothèque de l'Institut
Archives de l'Académie des sciences

Les souvenirs d'Arago

Il est sûr que l'arrivée de ce provincial hors du commun ne laissa pas indifférente la gent malicieuse qui fréquentait les amphis du Palais-Bourbon puis de la Montagne Sainte Geneviève.

Lors des premiers contacts d'Ampère avec l'Ecole, Arago (X 1803) y était élève. De ce fait, même en tenant compte de sa propension à enjoliver, son témoignage est crédible lorsqu'il décrit l'accueil réservé au jeune répétiteur par les polytechniciens: « Mal conseillé par des amis peu au courant des choses d'ici-bas, Ampère se présenta, dans l'amphithéâtre d'une école presque militaire, en habit noir à la française, œuvre malheureuse d'un des moins habiles tailleurs de la capitale ; et pendant plusieurs semaines, le malencontreux habit empêcha plus de cent jeunes gens de prêter attention aux trésors de science qui se déroulent devant eux. Le répétiteur craint que les caractères tracés sur le tableau noir ne soient peu visibles pour ses auditeurs les plus éloignés ? Il croit devoir les consulter, ce qui semble bien naturel. Eh bien, à la suite du colloque ainsi établi avec ces jeunes gens réunis en grand nombre, plusieurs d'entre eux eurent l'espièglerie, en argumentant toujours de la faiblesse de leur vue, d'amener par degrés le bienveillant professeur à des caractères d'une telle grosseur que le plus vaste tableau, loin de suffire à des calculs compliqués, n'aurait pas contenu seulement cinq chiffres. Tout entier enfin aux développements d'une théorie difficile, il lui arrive dans le feu de la démonstration, de prendre le torchon saupoudré de craie pour son mouchoir. Le récit, grossi, amplifié, de cette méprise, assurément bien innocente, se transmit de promotion en promotion ; et quand Ampère paraissait pour la première fois devant l'une d'elles, ce n'était plus le savant analyste qu'elle cherchait de préférence : elle guettait plutôt le moment où il l'égaierait par la distraction, dès longtemps promise, et dont elle était très peu disposée à le tenir quitte. » (9)

La formation de la geste Ampérienne

La légende d'Ampère reste longtemps vivante à l'Ecole, plusieurs années après son départ. Ainsi, « l'amour de la littérature, le besoin de se tenir au courant ...firent naître à l'Ecole en 1832 un journal hebdomadaire qu'on appela le Récréatif. Il parut du mois de janvier au mois de mai. ...La quatrième page du journal recevait les nouvelles, concerts, théâtres, farces et charades. On y trouvait toujours quelque anecdote au sujet d'Ampère. On avait fait un recueil des mille distractions qui le rendaient populaire, des tours plaisants que lui jouait Arago, son ami intime. On en inventait même à plaisir : le bas resté dans sa main pendant une méditation profonde, la craie à la place du sucre dans son verre d'eau, le torchon du tableau dont il se faisait un mouchoir ; innocentes plaisanteries qui ne portaient aucune atteinte à la dignité du savant et le faisaient au contraire aimer, admirer davantage. On racontait comment dans un salon, il avait fait la connaissance de M. de Humboldt en causant avec M. Arago. M. de Humboldt venait à Paris pour la première fois et il ne connaissait pas encore Ampère, il l'entendait causer et se rapprochait de plus en plus pour l'écouter. Entraîné à la fin par la variété et la profondeur des connaissances de celui qui parlait et dont l'esprit généralisateur au plus puissant degré embrassait d'un seul regard toutes les connaissances humaines, science, littérature, politique et philosophie, M. de Humboldt se précipita sur lui et lui prenant les mains s'écria : « Vous êtes M. Ampère ! seul M. Ampère peut parler ainsi ». Arago, se retournant dit simplement à Ampère : « M. de Humboldt ». Depuis ce jour, les deux illustres savants sont restés étroitement unis. » (10)

Tel qu'en lui-même l'éternité le fige...

A la fin du siècle, voici ce qu'écrit de lui Ernest Mercadier (X 1856, directeur des études de l'X de 1882 à 1889), alors qu'il n'a pu en connaître que par la tradition :
Malheureusement, cet homme de génie ne possédait aucune des qualités du professeur, sauf la Science.... « Sa vocation, dit Arago dans la belle notice qu'il lui a consacrée était de ne pas être professeur » Affligé d'une myopie extrême, distrait comme La Fontaine, d'une timidité invraisemblable, il était incapable de faire une leçon devant un auditoire nombreux, sans provoquer par son attitude et par ses gestes des rires irrévérencieux.....Les histoires de ses distractions étaient célèbres : vingt ans après, on les contait encore à l'Ecole, où, si l'on avait quelque peu souri du professeur, on avait conservé avec respect et admiration la mémoire du savant illustre et bon.........L'illustre savant était, en effet, trop distrait, trop myope et trop sensible. Parmi les maîtres qui se succédèrent à l'Ecole, il ne fut pas le seul. ..(Mercadier cite Lagrange, Poinsot, Cauchy, Chasles, Sturm, Lamé).... En songeant à ces grands hommes, on se prend à penser, au premier abord, qu'il devait être fâcheux pour l'Ecole et les élèves qu'on eût choisi pour les instruire de si illustres savants, peu doués de l'art de communiquer la science. C'est une idée assez commune qui revient périodiquement comme une objection puissante à notre système pédagogique ; mais elle n'est pas aussi juste qu'on pourrait le croire, et le mal s'il y en a est bien moindre.... Les élèves des grandes écoles comme la nôtre, nourris d'une forte éducation scientifique, ne sont plus les écoliers, auxquels il est indispensable de distribuer la science par petits morceaux, et, en quelque sorte, toute mâchée : leur puissance d'abstraction est grande ; ils peuvent comprendre à demi-mot, achever une démonstration incomplète, ..., et, lorsqu'un Ampère désolé, leur affirme sur l'honneur qu'un théorème, qu'il ne parvient pas à démontrer , est vrai, ils le croient sur parole et terminent eux-mêmes la démonstration (11).

Et en 1926, Louis de Launay pense que bien des auditeurs ont pu être troublés par une méthode d'enseignement qui était chez lui parfaitement construite et dont il exposait déjà les principes dans un mémoire de l'an XII : « Un écueil de l'enseignement consiste à n'offrir à celui dont on veut former l'entendement que les rapports les plus faciles à saisir en rétablissant entre le principe et la conséquence toutes les vérités intermédiaires. S'il n'était question que d'arriver à cette conséquence, ce serait la marche la plus facile ; mais il ne s'agit pas tant de faire adopter les déductions déjà faites que de rendre l'esprit capable d'en faire de nouvelles ». (12)

Ampère, en tout cas était particulièrement fier de ses élèves, et de Launay rapporte le « le joli récit de Joseph Bertrand (X 1839) : Ampère rencontrant les deux cents élèves de l'Ecole Polytechnique qui allaient au bain et serrant joyeusement le bras d'un ami, avec ce cri du cœur : Regardez, tous ces jeunes gens intègrent ». (13)

Ampère, inspecteur général de l'Université

En parallèle avec sa carrière d'enseignant à l'Ecole Polytechnique, une autre fonction a beaucoup compté pour Ampère : celle d'Inspecteur général de l'Université. Il est nommé à ce poste le 21 septembre 1808, et il l'occupera jusqu'à sa mort avec deux interruptions, l'une brève pendant les Cent Jours du 20 février au 15 août 1815, l'autre de près de quatre ans entre le 22 septembre 1824, lorsque Mgr Freyssinous, évêque d'Hermopolis, Ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique, le contraint à démissionner, et le 7 mai 1828, date à laquelle il est réintégré. Tous les ans, à la fin du printemps, il doit entreprendre avec un autre inspecteur une tournée de deux à quatre mois qui le conduit à visiter les lycées et collèges de toute la France. Je suis convaincu que cette tâche lui a apporté plus de joies que de soucis. Pour un homme aussi enclin à la discussion, aussi curieux de tout, voyager, sillonner notre pays, rencontrer les meilleurs esprits, les plus cultivés de nos provinces, devait compenser et au-delà les servitudes du métier : interroger les élèves, juger les maîtres, et corvée la plus pénible, en rédiger un rapport écrit. Lorsque sa santé se détériorera, ses amis dans l'administration dirigeront sa tournée vers le sud-est pour qu'il bénéficie d'un climat favorable à sa maladie de poitrine. Et puis ces voyages le ramèneront souvent à Lyon, à l'Ecole vétérinaire, vers l'ami Bredin, à Orange chez ses amis Gasparin, à Clermont-Ferrand, vers Gonod, ce professeur dévoué qui l'aide à mettre au point ses idées sur la classification des sciences.

L'étude reste à faire des idées pédagogiques d'Ampère, au travers de ses rapports d'inspection et des avis qu'il donnait à la demande du Ministre sur les ouvrages d'enseignement. On appréciera son éclectisme en la matière en lisant ses commentaires sur les méthodes d'apprentissage de la lecture : « Quand on enseigne à lire à un enfant, si on commence par lui faire connaître chaque lettre et le son qui y correspond, qu'on groupe ensuite ces lettres en syllabes, puis les syllabes en mots et les mots en phrases, comme on le fait ordinairement, la méthode d'enseignement qu'on suit est évidemment synthétique. Mais si après avoir fait apprendre par cœur à l'élève un morceau de « Télémaque » par exemple en le lui récitant, on met ensuite sous ses yeux le même morceau écrit, et qu'on parvienne à lui faire deviner dans cet ensemble compliqué, les groupes de caractères qui répondent à chaque mot, puis les groupes plus simples qui expriment les syllabes et qu'il parvienne enfin à attacher à chaque lettre l'articulation ou le son qui y répond, il est évident que l'élève a été conduit par la méthode analytique.
Sans se prononcer sur le plus ou moins de facilité qu'il a d'apprendre par le premier ou par le second de ces deux procédés, M. Ampère fait remarquer qu'un enfant conduit par la deuxième méthode, doit acquérir dans cet exercice, où l'on est obligé d'analyser et pour ainsi dire de deviner sans cesse, une bien plus grande aptitude d'appliquer ensuite son esprit à d'autres genres de recherches ». (14) Nil novi sub sole ; la permanence de cette analyse se passe de commentaires !

Le Collège de France

En raison de ses opinions libérales, le Ministre de l'Intérieur avait révoqué de son poste d'administrateur et de professeur de physique expérimentale au Collège de France, Lefèvre-Gineau, le réalisateur avec Fabroni du kilogramme étalon. A la première séance d'élection pour le remplacer, les membres du Collège n'avaient accordé leurs suffrages ni à Ampère ni à Fresnel, candidats. Ils hésitaient entre le minéralogiste Beudant et Pouillet, alors professeur de physique au Collège de Bourbon. Le Ministre consulte alors l'Académie des Sciences, qui sur les instances d'Ampère, suggère Fresnel. Beudant retire sa candidature et finalement, le choix de l'assemblée du Collège de France se porte sur Ampère qui est nommé par ordonnance royale du 20 août 1824. Ampère qui se fait adjoindre Savart comme préparateur en 1826, enseigne au Collège jusqu'à sa mort, avec deux interruptions en raison de son état de santé. Félix Savart le remplace en 1829-1830 et Antoine César Becquerel (X 1806) à partir de mai 1833. Les deux années suivantes, l'amphithéâtre de physique est en reconstruction, et le cours ne peut avoir lieu.. « D'après le règlement de 1825, chaque professeur doit faire trois leçons par semaine du 20 novembre au 20 juillet, sauf une interruption de deux ou trois semaines entre les deux semestres » (15). Ampère s'y conforme jusqu'en 1828, puis lorsqu'il revient fin 1830, il partage son temps entre deux séances de physique et une séance très suivie consacrée à sa classification des connaissances humaines. Son cours de physique aborde tous les sujets et il en tire des mémoires ou articles très variés, du « Mémoire sur la détermination de la surface courbe des ondes lumineuses dans un milieu dont l'élasticité est différente suivant les trois dimensions » en 1828, aux articles sur la chaleur et la lumière considérées comme résultant de mouvements vibratoires, en 1832 et 1835, la théorie de la Terre en 1833 etc. Avec Marcel Brillouin, « retenons seulement que même lorsqu'il se permet d'exposer les vues d'une extrême originalité, résultat de méditations poursuivies durant toute sa vie, sur la classification des sciences, Ampère n'oublie pas que c'est la physique expérimentale qu'il est chargé d'enseigner et lui réserve, au moins sur l'affiche,les deux tiers de ses leçons. » (16)

Si l'on en croit un fragment de rapport écrit de sa main, ses élèves en physique n'étaient pas toujours attentifs ni coopératifs : « Les élèves sur lesquels je compte le plus sont Mrs Wissocq, Menuy, Titus, Legrand, Catton, Allon, et quelques autres. Les 7/8 à peu près de la classe n'ont jamais voulu travailler. Peut-être les inspecteurs généraux trouveront-ils dans ce programme quelques questions un peu fortes, mais j'ai l'honneur de leur [faire] observer que je ne les ai traitées qu'après m'être bien convaincu de la mauvaise volonté de ceux que ces questions un peu difficiles auraient pu rebuter ». (17)

Faut-il sur son enseignement, épouser l'opinion peu charitable de son fils, exprimée dans son journal en avril 1825, à une époque de tension avec son père qui voudrait le marier à la fille de Cuvier ? «... au cours de mon père qui a fait une leçon très claire sur les deux fluides électriques. La leçon a bien été. Mon père se complaisait un peu trop à battre la résine avec la peau de chat et à montrer que les boules se repoussaient ou se rapprochaient selon qu'on les soumettait à des électricités semblables ou différentes. Il a une grande naïveté dans sa manière de professer et pense à ses idées, jamais à ses auditeurs. Il répète avec volupté une expérience bien simple, bien facile à comprendre, parce qu'elle lui plaît, parce qu'il est amusant pour lui de la répéter, et il ira vite dans un calcul, ne pouvant pas apprécier la différence qu'il y a pour d'autres entre des choses qui n'en ont aucune à ses yeux. Mais entre tout cela, il est un homme de génie ; il faut bien se souvenir de cela pour tâcher de ne pas prendre d'humeur contre lui ». (18)

Je préfère pour ma part partager le jugement de Sainte-Beuve :« La quantité de remarques neuves et ingénieuses, de points profonds et piquants, d'observations, qui remplissait une leçon de M. Ampère, distrayait aisément l'auditeur de l'ensemble du plan que le maître oubliait aussi quelquefois, mais qu'il retrouvait tôt ou tard à travers ses détours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine, en pleine et haute philosophie antérieure au XVIIIème siècle ; on se serait cru, à cette ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibniz, des Malebranche, des Arnaud ; il les citait à propos, familièrement, même les secondaires et les plus oubliés de ce temps là, M. de la Chambre par exemple ; puis on se retrouvait tout aussitôt avec le contemporain très présent de M. de Tracy et de M. de Laplace. On aurait fait un intéressant chapitre, indépendamment de tout système et de tout lien, des cas psychologiques singuliers et des véritables découvertes de détail dont il semait ses leçons. J'indique en ce genre le phénomène qu'il appelait de concrétion sur lequel on peut lire l'analyse de M. Roulin, insérée dans l'Essai de Classification des Sciences. Je regrette que M. Roulin n'ait pas fait alors ce chapitre de miscellanées psychologiques, comme il en a fait un sur des singularités d'histoire naturelle ». (19)

Il faut tempérer l'opinion d'Arago

Une amitié réelle et profonde unissait Ampère et Arago, malgré des brouilles passagères dues à l'amour-propre ombrageux de François Arago (20). C'est à celui-ci que revint la tâche de faire l'éloge d'Ampère à l'Académie des Sciences le 21 août 1839, et sous les fleurs, derrière l'admiration pour le savant, l'estime et l'affection pour l'ami, - réelles, répétons-le -, se dissimulent quelques épines : « Quand on parle des savants, nos contemporains, dont les facultés immenses ont été mal appliquées, le nom d'Ampère est le premier qui se présente à la pensée. Un homme d'Etat célèbre par ses bons mots, disait d'un de ses adversaires politiques : « sa vocation est de ne pas être Ministre des affaires étrangères ». A notre tour, nous pourrions affirmer, à l'égard d'Ampère, que sa vocation était de ne pas être professeur. Cependant, c'est au professorat qu'on l'a forcé de consacrer la plus belle partie de sa vie ; c'est par des leçons rétribuées qu'il a toujours dû suppléer à l'insuffisance de sa fortune patrimoniale. (9)» Il n'est pas plus élogieux pour Ampère inspecteur de l'Université : «... Si Ampère convenait peu aux fonctions d'inspecteur général de l'Université, cette place, je puis aussi l'affirmer, ne lui convenait guère...(9) ».

Il me semble qu'il faut tempérer l'opinion ainsi exprimée par Arago, comme celle de Mercadier qui, on l'a vu plus haut, le suit à cet égard. On peut, certes, soutenir que la vocation d'enseignant d'Ampère résulte de raisons « alimentaires » : que pouvait faire d'autre cet autodidacte pour gagner sa vie ? Pourtant, elle me semble être aussi l'expression d'une inclination naturelle, ou plutôt, comme le voulait son tempérament, d'une passion, passion de transmettre la connaissance, passion d'exposer ses idées (21). Bien sûr, il a laissé paraître sa lassitude de faire année après année le même cours d'analyse et de mécanique, - mais quel enseignant n'a pas, un jour, éprouvé le même sentiment ? - ; bien sûr, ses ennuis de santé et sa laryngite douloureuse l'ont grandement handicapé, la cinquantaine venue, et l'ont poussé à solliciter une place d'examinateur des élèves au lieu de professeur à l'X; bien sûr, l'obligation de rédiger son cours d'analyse et de mécanique l'a souvent fait pester contre l'administration et les exigences du « pitaine printemps » !

Mais je crois qu'il a été parfaitement heureux d'enseigner, aussi bien à l'Ecole Polytechnique qu'au Collège de France. Et je suis convaincu que s'il a laissé un tel souvenir dans la mémoire collective, malgré les défauts de sa pédagogie, c'est grâce au charisme exceptionnel que ce timide savait manifester lorsque le sujet le passionnait, plus peut-être qu'en raison de ses bizarreries et de ses distractions attendues. Par exemple, je n'imagine pas qu'il ait pu exposer froidement le calcul des variations, sans faire partager son admiration pour Lagrange, et la passion de son discours n'a pu manquer d'entraîner son jeune auditoire. Peut-on croire aussi, qu'un piètre professeur eût pu remplir la salle du Collège de France comme il l'a fait lorsqu'il exposait ses idées sur la classification des sciences ? Et aussi, pourquoi les publications destinées au « grand public » de l'époque, la Revue Encyclopédique, le Temps, le Globe, dans ces derniers quotidiens, en feuilleton, auraient-elles alors tant tenu à publier son cours ?

N'est-ce pas justice que ce numéro du Bulletin de la Sabix rende hommage à cette figure légendaire de la galerie prestigieuse des professeurs de l'Ecole ?

Notes :

(1) Fourcy, Histoire de l'Ecole Polytechnique, tome 1, p 30,

(2) Jean-Baptiste Labey ( 1750-1825) avait été nommé quatrième instituteur d'analyse en 1799 avec Francoeur comme répétiteur. Labey avait traduit en 1796 l'Introduction à l'analyse infinitésimale d'Euler.

(3) Voir le numéro du Bulletin de la SABIX consacré à Cauchy.

(4) Correspondance publiée par de Launay, lettre 29, p.71

(5) Christine Blondel : Ampère et la création de l'électrodynamique, Paris, CHTS, Bibliothèque Nationale, 1982. pp 166-167

(6) cité par Madame Blondel, d'après Oersted : Scientific papers, T. I, 1920, p.CXIV

(7) Le 10 brumaire 1804, Ampère rejoint l'Ecole Polytechnique, installée jusqu'en 1806 dans des bâtiments dépendant du Palais-Bourbon, rue de l'Université. Il y a été nommé répétiteur d'analyse le 2 octobre 1804 :« M. Ampère (André-Marie), professeur de mathématiques transcendantes au Lycée de Lyon a donné sa démission de cette place pour occuper à l'Ecole Polytechnique à compter du 1er frimaire an 13, celle de répétiteur d'analyse, vacante par la démission de M. Francoeur. »[Correspondance pour l'Ecole Polytechnique, tome 1er, n°3, p.64]. Je n'ai pas consulté son dossier administratif aux archives de l'Ecole Polytechnique., mais si l'on en croit un état de ses services conservé aux archives de l'Académie des Sciences (chemise 393 bis) et probablement établi pour déterminer ses droits à pension après sa démission forcée d'Inspecteur de l'Université, il semble que jusqu'à sa nomination comme professeur, il n'ait été que détaché à l'Ecole:
Fait en 1825
Professeur de physique à l'Ecole centrale de l'Ain
du 30 pluviôse an X (19/2/1802) au 23 floréal an XI (13/5/1803) : lan 2 mois 25jours
Professeur de mathématiques au Lycée de Lyon, 13 mai 1802 au 21 novembre 1808: 5 ans 6 mois 9 jours
Inspecteur général des études du 21 nov. 1808 au 21 sept. 1824: 15 ans 10 mois

(8) 28 octobre 1807: le Général Lacuée nomme Ampère professeur suppléant d'analyse et répétiteur de mécanique de la 1ère division ( élèves de 2ème année), :
« Nominations à des postes vacants : M. le gouverneur a nommé adjoints aux répétiteurs d'analyse MM. Lefebvre (Etienne Louis), Binet (Jacques Philippe-Marie), anciens élèves.......Des raisons de santé empêchent M. Labey défaire cette année le cours d'analyse de la 1ère division, il est suppléé dans ses fonctions par M. Ampère, répétiteur d'analyse » [Correspondance pour l'Ecole Polytechnique, tome 1er, n°10, pp.373-374].
Ampère est désigné comme examinateur des élèves en mai 1808 « Examinateurs d'admission à l'Ecole Polytechnique pour le concours de 1808 : Paris : M. Ampère ; Tournée du Nord Ouest : M. Dinet ; du Nord Est : M. Labey ; du Sud Est : M. Francoeur. » [Correspondance pour l'Ecole Polytechnique, tome 2, n°l, p.32].
« Tableau des instituteurs, année 1807-1808 : MM. Prony, Poisson : cours de mécanique.
MM. Lacroix, Labey : cours d'analyse.
Répétiteurs :MM. Ampère, Reynaud : analyse et mécanique. M. Binet : géométrie descriptive et analyse appliquée à la géométrie.MM. Gay-Lussac, Drappier : chimie. »
[Correspondance pour l'Ecole Polytechnique, tome 1er, p.464]. Il n'est pas très aisé de donner une idée claire du corps enseignant de l'Ecole polytechnique au temps d'Ampère. Jean Pierre Callot dans son « Histoire de l'Ecole Polytechnique » (p. 341) donne pour cette époque la liste suivante pour les professeurs uniquement :
Analyse et mécanique: Labey de 1799 à 1806 ; Ampère de 1807 à 1827 ; Mathieu (X1803) de 1828 à 1832
Lacroix de 1799 à 1808 ; Poinsot (X 1794) de 1808 à 1811 ; Labey de 1812 à 1814
Cauchy (X 1805) de 1815 à 1831) ; Poisson (X 1798) de 1802 à 1814
Géométrie : Monge de 1794 à 1814, remplacé par Arago (X 1803) de 1810 à 1814
Hachette de 1794 à 1816. Duhays en 1816 et Leroy de 1817 à 1848
Géodésie, topographie, machines, arithmétique sociale : Arago (X 1803) de 1816 à 1831
Physique : Hassenfratz, de 1794 à 1815 ; Petit ( X 1807), de 1815 à 1820; Dulong (X 1801) de 1820 à 1830
Chimie :Fourcroy de 1794 à 1809 ; Berthollet de 1794 à 1811 ; Guyton de Morveau de 1794 à 1816
Gay-Lussac de 1810 à 1840 ; Thénard de 1812 à 1836
Mais le corps enseignant comportait aussi des instituteurs ou professeurs adjoints ou suppléants, des répétiteurs, des répétiteurs adjoints, des examinateurs, permanents ou annuels, des instructeurs-chimistes , des préparateurs. La liste exhaustive reste à faire !

(9) Arago : Eloge d'Ampère prononcé lors de la séance publique de l'Académie des Sciences le 21 août 1839. ( Oeuvres complètes, tome II, pp. 1-116, J.-A. Barral, Paris 1854)

(10) Gaston Pinet :Histoire de l'Ecole Polytechnique, tome I, p 211

(11) Livre du Centenaire de l'Ecole Polytechnique, tome I, 1ère partie, pp.37, 48-49

(12) Louis de Launay : Le grand Ampère, p 247

(13) ibid , p 248; lire, bien sûr, savent le calcul intégral !

(14) Le Temps, n°l 196, samedi 26 janvier 1833 : Cours du Collège de France. Classification naturelle des Sciences par M. Ampère, ((5ème article) Méthodologie.

(15) Marcel Brillouin : Ampère professeur au Collège de France, Revue Générale de l'Electricité, novembre 1922, numéro spécial Ampère, pp.21 à 30. Cet article est le seul sur le sujet. L'auteur, lui-même membre de l'Institut et professeur au Collège de France a dépouillé et utilisé les archives de cette dernière institution, en particulier le Registre des délibérations, mais ne semble pas avoir eu connaissance des papiers d'Ampère conservés à l'Institut, qui n'ont été inventoriés que 15 ans plus tard.

(16) Marcel Brillouin, ibidem.

(17) Archives de l'Académie des sciences : Papiers d'Ampère, chemise 212, folio 41

(18) Jean Jacques Ampère, Journal, 21 avril 1825, cité par Louis de Launay : « Le grand Ampère », p 247.

(19) Sainte-Beuve : Ampère, article paru dans la Revue des Deux Mondes du 15 février 1837, repris p 943 à 978, dans le tome I des œuvres de Sainte-Beuve, La Pléiade,Gallimard 1949
( Premiers Lundis, Début des Portraits littéraires). Les articles de Roulin, résumant le cours d'Ampère ont paru en feuilleton dans le quotidien Le Temps en 1832 et 1833

(20) Le physicien suisse Jean Daniel Colladon, à la disposition de qui Ampère mit son laboratoire du Collège de France, rapporte dans ses Souvenirs et Mémoires, pp 118 sqq, les circonstances d'un nuage passager qui avait affecté les relations d'Arago et d'Ampère Le sujet en était le « magnétisme de rotation » découvert par Arago en 1826 ( cf Annales de Physique et Chimie , vol 33, juillet 1826, pp.213- 222), c'est-à-dire ce que nous avons coutume d'appeler les courants de Foucault depuis l'expérience faite par celui-ci en 1855 pour montrer la possibilité de transformer du mouvement en chaleur. En 1824, le constructeur d'appareils Gambey avait observé qu'un boîtier de cuivre amortissait les oscillations de l'aiguille d'une boussole et Arago avait ensuite montré qu'il était possible, en faisant tourner un aimant sous un disque de métal non magnétique, cuivre ou zinc par exemple d'entraîner celui-ci à tourner à son tour. Ampère affirma qu'il était possible de reproduire l'expérience en substituant à l'aimant une hélice parcourue par un courant. Arago le mit au défi de le faire et Ampère n'y parvint point alors. Arago triompha, jusqu'au moment où Colladon, expérimentateur aussi habile qu'ingénieux, réussit l'expérience qu'Ampère présenta à l'Académie. Arago, piqué au vif, refusa qu'Ampère publie ce résultat dans les Annales de Chimie et de Physique qu'il contrôlait avec Gay-Lussac, et le força à trouver refuge anonymement dans le « Globe » et dans le «Bulletin de Férussac ».

(21) J'en tiens aussi pour preuve que très souvent, pour préciser, pour approfondir sa pensée, il l'a mise sous la forme d'abord d'un programme pour un cours, puis de l'ébauche de ce cours, que cela ait été suivi d'un enseignement ou non. Ainsi le programme du cours de calcul des probabilités appliquées à l'étude des connaissances humaines, professé à l'Athénée de Paris fin 1806, le cours de logique pour l'Ecole Normale Supérieure de 1817, ou encore les cours de chimie dont il n'a laissé que les premiers chapitres et une partie du plan, élaboré entre 1810 et 1814, jamais professé sous cette forme.