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Sommaire du bulletin 37
 

AMPÈRE, LE "NEWTON DE L'ÉLECTRICITÉ" ?


par Christine Blondel

CNRS (Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques)
Christine.blondel [at] shs.cnrs.fr

Le 25 septembre 1820 Ampère reprend une lettre, commencée quelques jours plus tôt, et adressée à son fils alors âgé de vingt ans. Entre temps il a été saisi par une nouvelle passion -."C'est pour répondre [à ta première lettre] que je ne finis pas la mienne, croyant toujours finir vendredi soir ; mais tous mes moments ont été pris par une circonstance importante de ma vie. Depuis que j'ai entendu parler pour la première fois de la belle découverte de M. Oersted, professeur à Copenhague, sur l'action des courants galvaniques sur l'aiguille aimantée, j'y ai pensé continuellement, je n'ai fait qu'écrire une grande théorie sur ces phénomènes et tous ceux déjà connus de l'aimant, et tenter des expériences indiquées par cette théorie, qui toutes ont réussi et m'ont fait connaître autant de faits nouveaux. Je lus le commencement d'un mémoire à la séance [de l'Institut] de lundi il y a aujourd'hui huit jours. Je fis les jours suivants, tantôt avec Fresnel, tantôt avec Despretz, les expériences confirmatives ; je les répétai toutes vendredi soir chez Poisson [...]. Tout réussit à merveille ; mais l'expérience décisive que j'avais conçue comme preuve définitive exigeait deux piles galvaniques ; tentée avec des piles trop faibles chez moi avec Fresnel, elle n'avait point réussi.
Enfin hier j'obtins de Dulong qu'il permît à Dumotier de me vendre la grande pile qu'il faisait construire pour le cours de physique de la Faculté et qui venait d'être achevée. Ce matin, l'expérience a été faite chez Dumotier avec un plein succès et répétée aujourd'hui à 4 heures, à la séance de l'Institut. On ne m'a plus fait d'objections et voilà une nouvelle théorie de l'aimant, qui en ramène, par le fait, tous les phénomènes à ceux du galvanisme.
Cela ne ressemble en rien à ce qu'on en disait jusqu'à présent. Je le réexpliquerai demain à M. de Humboldt, après-demain à M. de Laplace au Bureau des Longitudes.
Ta tante Carron va mieux [...]
Ton papa t'embrasse mille et mille fois."
(1)

Une "grande théorie", une "expérience décisive", une "preuve définitive", quelque chose qui "ne ressemble en rien" à ce qu'on connaît..., voilà qui semble justifier par anticipation la désignation d'Ampère comme le "Newton de l'électricité" (2) par le physicien anglais James Clerk Maxwell, une cinquantaine d'années plus tard. Ampère a touché à de multiples domaines de la connaissance, mais c'est par ses travaux en électromagnétisme que son nom est resté dans l'histoire. Si son Essai sur la philosophie des sciences a été lu par Einstein, il n'a pas marqué l'histoire de la philosophie comme l'espérait Ampère. En revanche sa Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience (1827), fut étudiée et discutée par les physiciens, de Weber à Maxwell, et bien au-delà. (3)

Une étrange expérience venue des brumes du Nord

Mais lorsque Ampère écrit cette lettre exaltée, l'expérience d'Oersted, qui a déclenché un engouement général dans l'Europe savante, avait été présentée à Paris seulement deux semaines auparavant. Le 11 septembre 1820, Arago montrait en effet aux membres de l'Institut, qui n'avaient pas voulu le croire la semaine précédente, un phénomène complètement inattendu. Un fil conducteur placé au dessus d'une aiguille de boussole fait dévier cette aiguille de sa position Nord-Sud lorsqu'un courant parcourt le fil. Il y a donc bien un rapport direct entre électricité et magnétisme.


Oersted (1791-1867)

Ce lien n'avait pas étonné Oersted qui, sensible à la vision "romantique" de la nature alors prédominante dans les pays germaniques, affirmait depuis longtemps l'unité des phénomènes physiques. Il avait même défendu l'idée que cette unité reposait sur l'électricité. Mais à Paris, les mathématiciens et physiciens français comme Laplace, Poisson ou Biot, restaient convaincus de l'indépendance complète entre électricité et magnétisme. Certes Coulomb avait montré que les forces électriques et les forces magnétiques suivent des lois identiques à celle de Newton pour la gravitation, ces trois forces décroissant avec la distance comme l'inverse du carré de la distance. Mais il n'y avait guère plus de raison de croire à un lien entre électricité et magnétisme que de croire à une attraction magnétique entre la Terre et la Lune.

En outre l'effet du courant étonnait par son caractère "transversal". Si l'on s'affranchit de l'effet magnétique de la terre sur l'aiguille, ce que réussit rapidement Ampère, l'aiguille s'oriente en effet perpendiculairement au fil, comme si elle était entraînée par un tourbillon autour du fil. Cela semblait tout à fait opposé aux règles de la mécanique.

Un mémoire de jeunesse bien peu newtonien

Ampère a passé toute sa jeunesse à s'instruire librement, sans école, et loin de Paris jusqu'à l'âge de 29 ans. Ses amis lyonnais, avec qui il garde des liens étroits toute sa vie, sont tenaillés par des interrogations philosophiques et religieuses. Ils lisent et discutent les philosophes et romantiques allemands plus que les savants parisiens. Alors qu'il vit à Lyon de cours particuliers de mathématiques, de physique et de chimie, Ampère jette en 1801 les préliminaires d'un grand mémoire sur la physique dont il commence la lecture devant l'Académie de Lyon, en présence de Volta tout auréolé de la gloire de sa récente invention de la pile. Ce mémoire qui visait en particulier à unifier électricité et magnétisme ne fut jamais achevé, Ampère ayant eu toute sa vie les plus grandes difficultés à mettre un point final à ses écrits, reprenant sans cesse ses textes formés de feuillets coupés-collés.

Mais quelques manuscrits parsemés de ratures témoignent à la fois de l'ambition intellectuelle de son auteur et de sa distance par rapport à l'orthodoxie newtonienne qui règne à Paris. Ampère vise alors à rien moins que refonder la physique en refusant "la supposition même d'une action entre deux corps qui ne se touchent pas". C'est par l'intermédiaire d'un fluide remplissant tout l'espace et d'une attraction unique et universelle, puisque d'origine divine, que doivent s'expliquer les divers phénomènes physiques. La théorie n'est qu'ébauchée et, reconnaît alors le jeune homme, il manque encore pour finaliser ce travail "un génie capable d'y appliquer le calcul qui a produit tant de merveilles entre les mains des mathématiciens modernes" (4).

Des expériences simples et exploratoires

Vingt ans plus tard, l'expérience d'Oersted relance ce rêve de jeunesse chez Ampère qui est devenu un mathématicien confirmé. La plupart des autres savants de l'époque, en particulier Biot, cherchent à expliquer la déviation de l'aiguille sous l'influence du courant par une magnétisation temporaire du fil. Ils ramènent ainsi l'inconnu (les courants galvaniques), au connu (les fluides magnétiques). A l'inverse, Ampère imagine que l'orientation habituelle de la boussole peut s'expliquer par des courants électriques à l'intérieur du globe terrestre. Un aimant, qui fait également dévier la boussole, serait composé d'un assemblage de courants électriques circulaires. Une preuve expérimentale ? C'est "l'expérience décisive" du 25 septembre : deux fils conducteurs enroulés en spirales s'attirent ou se repoussent lorsqu'ils sont parcourus par un courant, suivant le sens du courant, exactement comme deux pôles d'aimant (fig. 1).


fig. 1 : "L'expérience décisive" du 25 septembre 1820.
L'attraction et la répulsion entre deux spirales, parcourues par des courants, reproduisent les interactions entre deux pôles d'aimant.

La "grande théorie" ? Tous les phénomènes magnétiques se réduisent à des phénomènes purement électriques. Les fluides magnétiques ne sont plus qu'une "supposition gratuite", on peut les éliminer du champ de la science.

Dans les mémoires qu'Ampère lit ensuite presque chaque lundi à l'Institut, il décrit de nouvelles expériences qui explorent les interactions entre courants électriques, entre aimants et courants, ou encore entre magnétisme terrestre et courants. Pour cet ensemble de phénomènes, qu'il cherche à expliquer uniquement par des interactions entre courants, Ampère forge le terme "électrodynamique". Rien de commun avec les phénomènes créés par l'électricité de frottement, la seule qu'on connût jusqu'à Volta, et qui appartiennent désormais à ce qu'il appelle X"électrostatique". Ainsi des courants parallèles et de même sens s'attirent, alors que des charges de même signe se repoussent, répond Ampère à ses détracteurs.

Dès le début de son premier mémoire, Ampère introduit un nouveau concept, celui de courant électrique. Jusqu'alors on parlait de quantités d'électricité, de tension - comprise comme un degré d'électrisation - . On pensait généralement qu'en reliant les pôles d'une pile par un fil, celle-ci était le siège d'une série de décharges, à la manière de la fameuse bouteille de Leyde avec laquelle on avait expérimenté la décharge électrique sur tous les corps, depuis les minéraux jusqu'aux chaînes humaines. En montrant que l'aiguille aimantée dévie tout au long du fil conducteur, même s'il est très long, et qu'elle dévie encore lorsqu'elle est placée au-dessus de la pile, Ampère met en évidence une nouvelle grandeur, propre au circuit dans son ensemble : l'intensité du courant. Il choisit - c'était arbitraire - le sens du courant à partir de l'électrolyse de l'eau et propose de mesurer cette intensité par l'angle de déviation de l'aiguille. Enfin il donne un moyen simple de connaître le sens de l'action magnétique d'un courant : un homme, traversé par le courant, indique la direction du Nord avec son bras gauche (fig. 2). C'est le fameux "bonhomme d'Ampère" promis à un bel avenir dans les manuels de physique français, les élèves anglo-saxons ayant droit de leur côté au "tire-bouchon de Maxwell".


fig. 2 : Le "bonhomme d'Ampère".
Traversé des pieds à la tête par un des courants électriques du globe terrestre, il indique le pôle Nord avec son bras gauche.

Féru de racines grecques, comme le Savant Cosinus auquel il servit de modèle sur ce point, Ampère forge également des termes pour les objets qu'il invente : "solénoïde" pour les bobines qui reproduisent les effets des aimants, ou "rhéophore" pour les contacteurs à mercure (rhéo = couler) mis au point pour rendre mobile une partie d'un circuit électrique (fig. 3).


fig. 3 : Un solénoïde (solen = "tuyau" en grec),
ou bobine parcourue par un courant, est l'équivalent électrique d'un aimant.

Durant ces quelques mois de recherches fiévreuses, certains phénomènes apparaissent de manière inattendue. Ainsi deux bobines parallèles parcourues par des courants de même sens s'attirent au lieu de se repousser (5). D'autres effets, attendus, ne se manifestent pas. Ainsi un courant en forme de spire refuse de s'orienter sous l'action du magnétisme terrestre. Il lui faut jouer avec - ou plutôt contre - les frottements des parties mobiles, l'épuisement rapide des piles ou encore l'action magnétique de la terre qui se surajoute toujours à celle des circuits.

Des conjectures sont formulées. Quelle est l'origine possible des courants électriques dans le globe terrestre et dans les aimants ? Réponse d'Ampère : le contact entre substances différentes dans la Terre, les molécules formant des petits circuits électriques dans les aimants. Ne pourrait-on pas, puisque les courants agissent sur les aimants, créer, à l'inverse, des courants électriques avec des aimants ? L'expérience est tentée avec son ami Fresnel, mais un premier espoir est rapidement déçu.

A la recherche d'une formule newtonienne

Le bricolage inventif qui caractérise ces premières recherches expérimentales marque également les tentatives de théorisation menées en parallèle. Professeur d'analyse et de mécanique à l'Ecole polytechnique et membre de la section mathématiques à l'Institut, ayant consacré plusieurs années à perfectionner la théorie des équations différentielles, Ampère ne peut en effet se contenter, comme Oersted ou plus tard Faraday, d'une interprétation qualitative de ses expériences. Il lui faut des lois mathématiques. N'est-ce pas là le triomphe de la mécanique newtonienne : déduire mathématiquement tous les mouvements des corps, dans le ciel ou sur la terre, de la force s'exerçant entre deux masses ponctuelles ? "La courbe décrite par l'atome léger que les vents semblent emporter au hasard, est réglée d'une manière aussi certaine que les orbes planétaires" écrivait Laplace dans l'introduction de son Exposition du système du monde (6). Ouvrage qui suscita, avec la Mécanique analytique de Lagrange, l'enthousiasme du jeune Ampère pour les "merveilles produites par les mathématiciens modernes" dans le prolongement des travaux de Newton.

En bon "mécanicien", Ampère vise à obtenir une loi élémentaire en décomposant par la pensée un courant fini en une infinité de petits segments de courant. Il admet a priori que la force entre deux de ces éléments s'exerce à distance, suivant la droite qui les joint et en satisfaisant à la troisième loi de Newton sur l'égalité de l'action et de la réaction. Dès l'automne 1820, il admet en outre comme très probable que cette force élémentaire décroît en 1/r2 avec la distance.

Le parallèle avec les autres lois newtoniennes ne peut aller au-delà car il lui faut encore trouver comment varie la force avec les trois angles qui définissent les positions relatives des deux éléments de courant dans l'espace. "Je fus bientôt convaincu qu'on ne pouvait conclure cette loi de l'expérience", écrit Ampère, car on ne peut pas mesurer de forces entre des éléments infiniment petits. Il faut donc se résoudre à faire des hypothèses sur cette formule élémentaire. Dans la perspective de vérifier une première hypothèse de formule, Ampère décrit dans son premier mémoire, et avec tous les détails techniques, un instrument complexe destiné à mesurer les forces s'exerçant entre deux portions finies de circuits (7). Mais cet appareil n'est pas encore construit au moment de la publication du mémoire... Quant aux mesures, on n'en retrouve aucune trace dans les manuscrits d'Ampère qui pourtant gardait tous ses brouillons. La perspective d'effectuer des mesures absolues, comme l'a fait Biot pour l'action d'un fil conducteur sur un pôle magnétique, fut rapidement abandonnée par Ampère.


Biot

Une conviction intime en faveur de l'éther

A l'Académie des sciences Biot dirige les critiques contre la hardiesse des affirmations d'Ampère sur l'origine électrique du magnétisme, contre son abandon de la théorie de Coulomb et contre la faiblesse des preuves soutenant sa première ébauche de formule. Mais Ampère trouve l'appui d'Arago qui, quelque temps auparavant, avait également soutenu Fresnel et sa théorie ondulatoire de la lumière face à la théorie corpusculaire de la lumière développée par le même Biot. Fresnel qui partage avec Ampère, chez qui il loge, un vif intérêt pour les questions métaphysiques et religieuses, sans parler du jeu d'échec, avait en effet construit une nouvelle théorie de l'optique fondée sur la propagation d'ondes dans l'éther, le milieu hypothétique qui remplit l'espace. Ampère se convertit rapidement à la théorie de Fresnel qui rejoint ses idées de jeunesse. Il cherche aussitôt à expliquer les effets électromagnétiques par une propagation de proche en proche dans l'éther, en même temps qu'il travaille à sa formule newtonienne. Ces tentatives se poursuivent, sous diverses formes, tout au long de ses recherches, visant même à unifier électromagnétisme et optique ondulatoire. Les échecs successifs n'affectèrent pas la conviction intime d'Ampère. En 1824, il écrit à son ami Auguste de La Rive : "Je ne doute guère que les attractions et répulsions des courants électriques ne soient, comme l'attraction [newtonienne], un résultat des mouvements du fluide qui remplit l'espace"(8).

Sur ce point Ampère rejoint Faraday qui interprétait les phénomènes électromagnétiques en termes de mouvements dans l'espace et, en l'absence de formation mathématique, restait étranger à ses développements théoriques.


Arago

La tension non résolue entre deux modèles alors contradictoires

C'est par une toute autre méthode que celle de Biot, autrement plus originale, qu'Ampère aboutit à sa formule définitive. Au lieu de s'astreindre à des séries répétitives de mesures délicates, ce qui ne fut jamais son fort, il invente ce que Maxwell appela la "méthode de zéro", qui consiste à observer le maintien en équilibre d'un conducteur mobile sous les actions égales et opposées de deux conducteurs fixes. La géométrie des conducteurs permet d'en déduire, par intégration, des conditions mathématiques qui précisent la forme de la force élémentaire. A l'aide de quatre cas d'équilibre dont il compare le statut à celui des trois lois de Kepler qui permirent à Newton d'établir la loi fondamentale de la dynamique, Ampère présente une démonstration de sa formule faisant preuve d'une grande virtuosité mathématique (19). Deux des quatre cas d'équilibre pourraient cependant être qualifiés d'"expériences théoriques". Ce sont en effet des déductions de la théorie et le résultat en est prévu d'avance. Leur statut diffère donc radicalement de celui des premières expériences de 1820.


fig. 4 : Le quatrième "cas d'équilibre". Le cercle du milieu - mobile - doit rester en équilibre sous les actions opposées des deux autres cercles.
Une "expérience théorique" qu'Ampère reconnaît ne pas avoir faite.

Une fois établie la formule entre éléments de circuits, tout se réduit, selon Ampère, à "de simples questions de calcul intégral". Certes, quelle que soit l'origine de deux circuits en interaction (pile, aimant ou Terre), la force qui s'exerce entre eux peut en théorie se déduire de la force élémentaire par une double intégration. En fait ce n'était pas si simple et Ampère dut élaborer quelques outils mathématiques originaux. Il parvint ainsi à démontrer la loi de Biot et Savart sur l'interaction entre un pôle magnétique et un fil conducteur, ainsi que la loi de Coulomb sur l'interaction entre deux aimants. Son objectif initial - réduire tous les phénomènes magnétiques et électromagnétiques à des actions entre courants électriques - est alors atteint. Sa philosophie des sciences, tendue par la quête de l'unité dans les connaissances humaines, se trouve renforcée par cette nouvelle unification en physique. C'est à la philosophie qu'il va consacrer l'essentiel de ses dernières recherches.

Comment, pour conclure, évaluer cette désignation d'Ampère - le "Newton de l'électricité" - par Maxwell ? Du point de vue de Maxwell, l'hommage était certainement ambigu puisque celui-ci, dans son œuvre, non seulement ne reprend pas la formule d'Ampère mais fonde l'électrodynamique sur d'autres équations et sur une propagation de proche en proche dans l'éther qui semblait contradictoire avec l'action à distance d'Ampère.

Du point de vue de l'évaluation que l'on peut faire aujourd'hui de l'œuvre d'Ampère, s'ajoute d'autres ambiguïtés. D'un côté on a la profession de foi newtonienne d'Ampère en ouverture de son grand mémoire : "Observer d'abord les faits, [...] accompagner ce premier travail de mesures précises pour en conclure des lois générales uniquement fondées sur l'expérience et déduire des lois, ainsi obtenues, indépendamment de toute hypothèse sur la nature des forces qui produisent les phénomènes, la valeur mathématique de ces forces, c'est-à-dire la formule qui les représente, telle est la marche qu'a suivi Newton. [...] C'est elle qui m'a servi de guide dans toutes mes recherches sur les phénomènes électrodynamiques" (10).

Une profession de foi en accord avec sa profonde admiration pour les accomplissements de la mécanique newtonienne.

Mais d'un autre côté, on a entrevu la complexité de sa démarche qui fait largement intervenir certaines hypothèses et parvient à s'abstenir de "mesures précises". On a surtout la conviction profonde d'Ampère que les phénomènes électromagnétiques sont dus à une propagation de proche en proche dans l'éther.

Son plus cher ami, le lyonnais Claude-Julien Bredin, se voulait critique lorsqu'il écrivait à Ampère : "Tu admires les opposés, tu es passionné par des choses qui s'excluent, tu veux réunir les contraires" . Mais n'est-ce pas Maxwell lui-même qu'on peut opposer à Bredin : "It is a good thing to have two ways of looking at a subject, and to admit that there are two ways of looking at it" ?


fig. 5 : Le savant Cosinus, auquel Ampère servit de modèle en tant que savant distrait - la confusion entre le mouchoir et le torchon fait partie du répertoire des distractions d'Ampère -, mais aussi par son goût pour l'invention de nouveaux mots à partir de racines grecques (Christophe, L'idée fixe du Savant Cosinus, 1899).
Evidemment, grâce à son illustre biographe, Zéphyrin ne peut manquer d'aller " ad astra ". En attendant, il est allé à Polytechnique, " la première Ecole au monde ", comme chacun sait. (Il est à remarquer que chaque École est la première du monde pour ceux qui en sont sortis.)
Puis, par la suite des temps, sous le nom du docteur Cosinus, il devint un monsieur excessivement savant, mais aussi distrait que chauve et qui ne manquait jamais, lorsqu'il faisait son cours à l'École des tabacs et télégraphes, de prendre son mouchoir pour le torchon, et réciproquement.


Notes:

(1) Correspondance du grand Ampère, publiée par L. de Launay, Paris, Gauthier-Villars, t. 2, 1936, p. 561-2.

(2) James Clerk Maxwell, Traité d'électricité et de magnétisme, [reed. trad, française 1887] Paris, Jacques Gabay, 1989,t.II,p. 204.

(3) Pour situer l'œuvre d'Ampère dans l'histoire de l'électromagnétisme voir Olivier Darrigol, Electrodynamics from Ampère to Einstein, Oxford, Oxford University Press, 2000.

(4) Cf. Christine Blondel, Ampère et la création de Vélectrodynamique, Paris, Bibliothèque nationale, 1982, p. 175.

(5) Afin d'éviter tout contact entre les spires du fil conducteur non isolé, le pas de l'hélice était important. L'effet de la composante longitudinale de l'hélice était alors prédominant. C'est cet effet inattendu qui suggéra à Ampère l'idée de l'addition géométrique (vectorielle) entre éléments de courants.

(6) Pierre-Simon Laplace, Exposition du système du monde, (le éd. 1796) rééd. sur l'ed. 1835, Paris, Fayard, 1984, p. 183.

(7) Mémoire présenté à l'Académie royale des Sciences, le 2 octobre 1820 [...] sur les effets des courans électriques". Annales de chimie et de physique, t. 15, 1820, p. 178, 183, planche 3, fig. 1 (Une version imparfaite de ce mémoire, sans les planches, est disponible sur Gallica).

(8) Correspondance du grand Ampère, publiée par L. de Launay, Paris, Gauthier-Villars, t. 2, 1936, p. 658.

(9) Formule de la force élémentaire, établie par Ampère en 1822, s'exerçant entre deux éléments de courant ds et ds', situés à la distance r, et parcourus par des courants d'intensités i et i', les angles alpha, beta et gamma fixant les positions relatives de ds et ds' dans l'espace.

Cette formule garde encore aujourd'hui un statut équivoque, certains physiciens continuant à travailler dans le cadre d'un électromagnétisme fondé sur une loi du type de celle d'Ampère (cf. A.K.T. Assis, Weber's electrodynamics, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1994).

(10) A.-M. Ampère, Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience, (1827) rééd., Paris, Jacques Gabay. 1990, p. 176 (disponible sur Gallica).

(11) Lettre de Bredin à Ampère (1807), Archives de l'Académie des sciences. Fonds Ampère, XXIV, 334.

(12) The Scientific Papers of James Clerk Maxwell, éd. W. D. Niven, Cambridge, Cambridge University Press, 1890. t. 1, p. 208 (souligné par Maxwell).