CHAPITRE VII
« Buisson's timeline »
Où l'auteur, conscient de la nécessité de ne plus égarer le lecteur et de lui proposer un chemin linéaire, raconte la vie de Benjamin Buisson, PBB pour nous qui sommes devenus si intimes. Le chapitre emprunte une stricte chronologie, sans à-coté ni chemins de traverse : l'auteur veut démontrer qu'il sait aussi faire comme tout le monde et développer le droit fil de la vie d'un polytechnicien somme toute assez ordinaire emporté dans une histoire qui l'est moins.
Le voici donc, notre Buisson, avec son portrait digne de figurer dans un "trombinoscope". Il porte un uniforme d'officier français.
On peut supposer qu'il a emporté le tableau lors de son émigration, en 1817. Il se trouve désormais au Louisiana State Museum de la Nouvelle Orléans.
Photo fournie par le Louisiana State Museum à partir d'un tableau provenant de Ralph Buisson, descendant de Pierre Benjamin
- 1793. Naissance à Paris, le 20 mai, de Pierre Benjamin Buisson, fils de Claude Benjamin Buisson, petit commerçant ( le dossier polytechnicien dit : propriétaire) et de Marie Ester, née Guillotte.
- 1811. Buisson passe le concours de Polytechnique à Paris. Sur le chemin, entre Metz où il étudie, et Paris, une comète attire son attention : il grimpe sur l'impériale de la voiture et l'observe, attribuant peut-être à cette apparition une signification politique (s'agit-il de l'Empereur, bientôt évanoui du ciel de la gloire ?) ou symbolique (je réussirai mon examen d'entrée). Il est reçu à l'Ecole Impériale Polytechnique. Voici son portrait : « physique, cheveux châtain blond - front couvert - nez gros - yeux gris bleu bouche ordinaire - menton fourchu - visage ovale - taille 169 ».
- 1811-1813. Scolarité. A l'Ecole il se montre sérieux et tumultueux à la fois. Il est exclu quelques mois. Il sort classé 48ème, affecté dans l'artillerie.
- 1813-1815. En campagne, pratiquement sans arrêt, excepté pendant la première Restauration. Beaucoup de déconvenues. Quelques heures de gloire, que leur récit embellira d'année en année. Parfois, le passage de l'Empereur, l'œil de l'Empereur fixé sur vous, une remarque de l'Empereur à votre sujet, à tout jamais inoubliable, comme un maillot jaune porté un jour, ou un premier baiser. L'Empereur sera pour Buisson un objet continuel de dévotion.
- 1815-1817. Malaise, hésitations, déprime. Où être accepté, alors que votre patrie vous met au ban de la société, indifférente à vos compétences comme à vos états de service ?
Peut-être aurait-il pu formuler ses pensées comme le polytechnicien, ingénieur des ponts, que Balzac place dans « le Curé de Village » : «je veux changer de carrière, chercher l'occasion d'employer mon énergie mes connaissances et mon activité. Je donnerai ma démission, j'irai dans les pays où les hommes spéciaux de ma classe manquent et peuvent accomplir de grandes choses ». Après de longues discussions avec ses parents, Buisson décide qu'une première étape pourrait être La Nouvelle Orléans, une ville où des cousins Guillotte se sont installés avec un certain succès. Il met dans sa valise ses diplômes, son bicorne, ses états de service, sa Légion d'Honneur. En octobre 1817 il embarque sur la goélette L'Amérique, la bien nommée. Vers Noël il arrive à La Nouvelle Orléans. Il ne sait pas encore qu'il y passera toute sa vie, près de soixante ans encore, sans jamais revenir en France.
- 1818-1819. Sollicité par Lallemand de participer à l'encadrement du Champ d'Asile, il ose refuser. Il préfère, utilisant l'influence de ses cousins, se faire peu à peu accepter par la bonne société orléanaise. Il fréquente le « Café des exilés » et l'Hôtel Trémoulet, mais aussi le monde des entrepreneurs, des propriétaires, et des services officiels. Il est reçu dans les loges maçonniques. Il va travailler, intermittent du BTP, parfois architecte, parfois ingénieur conseil à titre privé, parfois ingénieur d'Etat, aménageur, promoteur. Il a des succès : il va construire le bâtiment de la douane. Il connaît des échecs : il était candidat pour la rénovation de la cathédrale mais l'opération est confiée à Latrobe, alors tout auréolé de ses travaux à Baltimore (la cathédrale ) ou Washington ( le Capitole )..Latrobe meurt en 1820 à La Nouvelle Orléans, de la fièvre jaune.
- 1819. Buisson toujours prêt à animer ou diriger des manifestations en faveur de Napoléon, prend des responsabilités dans une petite « armée » locale, un corps de canonniers. Cette activité « militaire » revêt le plus souvent des allures de parade, défilés et flonflons pour humer des restes de souffle épique. Parfois aussi des allures de milice, au moment où il faut contrôler des soldats perdus que l'on enrégimente, ou réagir à une révolte d'esclaves.
- 1819. Premier duel de Buisson avec un de ces « cavaliers » prompts à jeter leur gant. Dans les livres sérieux sur la vie quotidienne en Louisiane au XIXème siècle, comme dans la non moins sérieuse saga de Maurice Denuzière, ces duels sont régulièrement présents, ils pimentent, ou abrègent la vie de la bonne société. Buisson prendra part à trois duels au moins dans sa vie.
- 1819. Arrivée de son frère Pierre qui le rejoint, et épouse une fille Guillotte, Isabelle. Pour sa part Pierre Benjamin va épouser en 1821 Sophie Guillotte.
- 1821. Grand service funéraire à la cathédrale de La Nouvelle Orléans, le 19 décembre, en l'honneur de Napoléon décédé le 5 mai sans avoir pu fuir, ou « être enlevé » de Sainte Hélène. Cette fois la page de l'épopée est bien tournée. ( Maurice Denuzière évoque aussi cette cérémonie dans « Louisiane » ).
- 1823. Passage à La Nouvelle Orléans de Lakanal, venu prendre la présidence de l'Université ( « The Orléans College » ). Buisson a certainement suivi cet épisode, il a toujours été intéressé par les problèmes d'enseignement, même s'il n'a pas choisi d'y faire carrière comme son camarade « conscrit » Jeannin, X 1812, lui aussi réfugié en Louisiane (je ne sais rien de ce Jeannin, au dossier vide dans nos archives).
- 1824. Buisson devient adjoint à « l'inspecteur général des travaux pour la ville ».
- 1824-1825. C'est l'année du retour aux Etats-Unis du général La Fayette (1757-1834). Il vient y effectuer un voyage officiel, totalement triomphal, visitant malgré son âge tous les Etats, les plus anciens comme les plus récemment constitués, alternant visites aux glorieux vétérans de la guerre d'Indépendance et aux Français « libéraux » émigrés et installés, répondant aux harangues enflammées, portant des toasts lors de banquets aux centaines de couverts.
Ayant eu l'occasion en 2003 de passer dans la ville de Springfield, capitale de l'Illinois célèbre pour avoir vu Lincoln Abraham y devenir successivement commis épicier, avocat, élu local, candidat à la présidence des Etats -Unis, j'ai visité le vieux bâtiment du « Capitole » local, un de ces clones « modèle réduit » du Capitole de Washington que bâtit Latrobe et que l'on retrouve dans plusieurs dizaines de capitales d'Etat. Le grand tableau central d'une des salles de débat représentait Lafayette. Notre guide, costumé en notable XIXème, nous expliqua avec précision qu'il ne s'agissait pas d'une reproduction moderne d'un tableau ancien mais bien d'un portrait réalisé à l'occasion du passage de notre héros en 1824. Et de commenter, pour un public américain, et avec sincérité, combien l'aide française avait été précieuse pour l'indépendance américaine et méritait, en 2003 (année bushienne par excellence) comme en 1825 une reconnaissance éternelle. Je buvais du petit lait (boisson officielle de la Louisiane, voir chapitre précédent).
Quand La Fayette arrive à La Nouvelle Orléans au printemps 1825, venant du nord et de Mobile par le bateau Le Natchez, c'est aussi dans l'allégresse, à grands coups de fanfares et de canons, de rencontres en loges maçonniques ou de messes solennelles. A propos de messe il vaut la peine de signaler l'exhortation du père Antoine, le célèbre curé de La Nouvelle Orléans, célèbre par son accent espagnol coloriant son français comme son anglais, et sa continuelle indulgence pour des paroissiens aux mœurs peu puritaines. Le père Antoine, donc, s'adressant au « vieux » La Fayette dans une cathédrale bondée, « oh mon fils, j'ai trouvé grâce devant le Seigneur puisqu'il m'a accordé de voir et d'entendre, avant ma mort, le digne apôtre de la liberté ». Le père Antoine savait aussi paraphraser les Ecritures...
- 1829. Buisson s'associe à Boimard, intéressante figure de bouquiniste et bibliophile, à l'occasion représentant de commerce (nous l'avons vu négocier des papiers peints) ou organisateur de prêts de livres. Buisson et Boimard fonderont une imprimerie ; ils seront tentés aussi par l'édition et proposeront en 1829, par exemple, un « Alphabet, ou méthode simple et facile de montrer promptement à lire aux enfants ainsi qu'aux étrangers qui veulent apprendre le français », de Pierre Charbonnier - une sorte d'Assimil.
Cette aventure de PME culturelle se termina mal. Buisson y mangera la dot de sa femme Sophie ; il aura un peu plus de succès avec un « Journal du Commerce », diffusé de 1830 à 1834.
- 1830. La Révolution de Juillet offre à de nombreux exilés français une occasion de retour. Bien des Français d'Amérique se laisseront tenter, poussés par une compréhensible nostalgie de la patrie perdue comme par l'espoir de voir s'y installer, peut-être, un régime de démocratie à l'américaine. La Fayette n'est-il pas une sorte de parrain de cette transformation ? Mais Buisson refuse de revenir. Il est toujours français, mais il se sent désormais américain ; il n'accepte même pas de faire partie de la délégation que La Nouvelle Orléans envoie à Paris pour les festivités.
- 1832. Mort du Roi de Rome - encore une messe du souvenir à la cathédrale de La Nouvelle Orléans.
- 1832. Buisson est désormais « conducteur officiel de travaux » pour la paroisse de Jefferson et la municipalité de Lafayette (ces lieux-dits seront bientôt intégrés à la municipalité de La Nouvelle Orléans). Il y est très entreprenant, levant des plans, préparant des lotissements, traçant et baptisant des rues avec des noms encore utilisés de nos jours et faciles à retenir : Austerlitz, Marengo, Iéna, Berlin, Cadix, et Napoléon, et Joséphine...
Cette active période se traduit de nos jours par de nombreuses mentions du nom de Buisson sur les sites internet qu'ont créés des familles, ou des demeures historiques, comme sur les sites des archives judiciaires, car beaucoup de propriétaires ont intenté à la municipalité des procès pour cause d'expropriation, de cadastres contestés, etc...
Le nom de Buisson se trouve aussi comme signataire sur les cartes de la ville et de ses faubourgs, pendant toutes ces années de 1830 à 1850.
Il figure enfin sur les documents relatifs aux études de digues destinées à canaliser le Mississipi : à cette occasion Buisson travaillera en liaison avec Crozet, présent en Louisiane de 1832 à 1837, et leurs travaux joueront un rôle majeur pour lutter contre l'envasement du fleuve.
- 1832-1833. Buisson est considéré comme le créateur du fameux cimetière La Fayette de La Nouvelle Orléans, avec ses tombes surélevées ainsi préparées pour éviter l'ennoyage des cercueils par les flux et reflux d'une nappe phréatique capricieuse.
- 1832. Le docteur Antonmarchi, qui assista Napoléon dans ses derniers instants, arrive à La Nouvelle Orléans et offre à la ville le masque funéraire de l'Empereur, dont il avait pris l'empreinte sur son lit de mort. Le masque est toujours exposé au musée historique de la ville, dans le palais du Cabildo.
- 1836. Buisson construit à Lafayette une prison. Il dessine sa façade en « egyptian revival ». Encore un clin d'oeil, assez oblique et les yeux en amande, à Bonaparte et aux polytechniciens de l'expédition d'Egypte ?
- 1837. Passage d'Achille Murat : le lecteur attentif aura déjà croisé ce planteur - cuisinier -écrivain - philosophe - voyageur, dans le chapitre consacré aux séjours américains des princes de la famille Bonaparte.
- 1846. Buisson se prépare pour participer, en militaire, à la conquête du Texas. Elle se fait si vite qu'il n'a pas le temps d'y aller.
- 1848. Vous souvenez-vous aussi de la passion de Buisson pour l'astronomie ? Il publie « Des forces qui régissent le système solaire » Les X de l'époque aimaient bien l'astronomie : 1848 est une année de succès pour Arago, bientôt pour Le Verrier. Si l'article sur les « X astronomes » publié dans le bulletin n° 35 de la SABIX ne cite pas Buisson, c'est évidemment parce que ses travaux ne parvenaient pas à des sommets d'années-lumière.
- 1852. En France le Second Empire s'installe après avoir balayé la Seconde République. Ce « remake » ne plaît guère à notre Buisson, qui écarte à nouveau l'idée d'un retour en France. Pour lui, rejoignant Hugo et récusant par avance la thèse de Seguin, « Napoléon III n'est que l'ombre de Bonaparte ». A la même époque, Charles Lucien Bonaparte est en France : « dire que c'est notre cousin qui est proclamé empereur et que je suis dans la rue, mêlé à la foule qui attend le déroulement de la cérémonie... ». Si, en effet, les algorithmes de succession avaient été respectés, c'est notre Charles Lucien qui aurait été empereur avant Louis Napoléon, en tout cas après le décès de Jérôme, encore vivant en 1852.
- 1861-1862. La guerre civile est déclenchée. La Louisiane, délibérément esclavagiste du fait de son peuplement tant « français » qu'américain, a proclamé sa sécession et participé à la guerre avec les Etats Sudistes. Son gouverneur, Moore, fait appel aux compétences et aux bonnes volontés. Buisson, alors âgé de 69 ans, est nommé au grade de général de brigade à la première brigade de la milice de l'Etat. Il participe à la remise en état des fortifications, y retrouvant les travaux de Bernard. Il construit à Jefferson un magasin de poudre qui sert aujourd'hui de prison. Il écrit des « Instructions pour le service et les manœuvres de l'infanterie légère ». Il commande la défense de la ville contre la flotte de Farragut. Hélas pour lui, ce ne sera pas Chalmette : faute de troupes et d'artillerie, la ville tombe vite aux mains de l'Union. Elle sera occupée dans la douleur par les troupes du sauvage général Butler, ce cynique soudard vilipendé par les livres et les films à la gloire des Sudistes, et même par les autres. Lincoln le destituera d'ailleurs pour abus de pouvoir et exactions en tous genres. Maurice Denuzière décrit aussi le passage des troupes dans les plantations vite incendiées, et raconte comment son héroïne sauva sa propriété... de toute son âme et de tout son corps.
- 1870. Comme tous les Français de Louisiane, Buisson est désespéré à la nouvelle de la défaite de la France. Encore une défaite, encore un empire français culbuté, occupé, renversé. Encore un mauvais coup pour le moral de notre Pierre Benjamin.
- 1874. Il meurt le 31 mai, est enterré à La Nouvelle Orléans. Sa famille est toujours présente en Louisiane.
Vue de la Nouvelle Orléans
Lesueur a représenté à plusieurs reprises des bâtiments et des scènes du « quartier français » de la Nouvelle Orléans - en particulier du marché où l'on échangeait fruits, légumes, viande.
Lesueur venait pour sa part y acquérir des tortues ou des poissons, du moins s'il y repérait de nouvelles espèces à peindre.
(Collection Lesueur, Muséum d'histoire naturelle du Havre, INV 44 087)