La SABIX
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Biographies polytechniciennes
 

Jacques BABINET (1794-1872)


Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1812).

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Jacques Babinet, « le plus spirituel des savants et le plus savant des gens d'esprit », comme l'appelait Arsène Houssaye, naquit à Lusignan, le 5 mars 1794.

Son père, ancien conseiller au Présidial de Poitiers, après lui avoir fait faire de bonnes études littéraires au lycée de cette ville, l'envoya en 1811 à Paris pour s'y préparer à l'Ecole Polytechnique, où il entra l'année suivante avec le numéro 84 sur une promotion de 1812.

Onze mois après (le 1er octobre 1813), Babinet était envoyé à l'École d'application de Metz; en 1814, il prenait part, comme lieutenant au 5° régiment d'artillerie à pied, à la défense de cette ville investie par les alliés.

Les réductions opérées par le gouvernement de la Restauration dans l'effectif de l'année le décidèrent à abandonner la carrière militaire pour se vouer à l'enseignement. En 1816, il fut nommé régent de Mathématiques au Lycée de Fontenay-le-Comte et publia, dans les Annales de Physique et de Chimie, son premier Mémoire d'Analyse mathématique sur les moyens de rendre sensible l'attraction solaire et lunaire par les variations du volume d'une masse de gaz soumise à une pression ne variant qu'avec la pesanteur ; il n'avait alors que 22 ans.

En 1817, le jeune professeur, qui avait besoin de grades universitaires, passait avec succès son examen de bachelier es lettres; le diplôme de bachelier es sciences lui était délivré en même temps sur son seul titre d'ancien élève de l'Ecole Polytechnique. La même année, il était nommé professeur de Physique au Lycée de Poitiers, et trois ans après il passait, en cette même qualité, au Collège royal Saint-Louis qu'on venait de fonder.

A peine arrivé à Paris, il épousa Mlle Laugier, fille du professeur de Chimie générale au Muséum d'Histoire naturelle [et soeur de Auguste Ernest Paul Laugier] ; cette alliance le mit en rapport avec tous les grands physiciens de l'époque et facilita sa carrière scientifique en lui procurant l'occasion de collaborer avec l'illustre Ampère.

[Exposé des nouvelles découvertes sur l'Electricité et le Magnétisme de MM. Oerstedt, Arago, Ampère, H. Davy, Biot, Ebermann, Schweizer, de la Rive, etc., par MM. Ampère, membre de l'Académie royale des Sciences, et Babinet, professeur au Collège royal Saint-Louis.
A la page 71 de cet opuscule de 91 pages, on trouve la description d'un « Télégraphe électro-magnétique ».]

En 1831, Babinet entre dans le corps enseignant de l'Ecole Polytechnique comme examinateur des élèves, poste qu'il a conservé pendant plus de trente-deux ans, successivement pour la Géométrie descriptive, la Physique et les Sciences appliquées. (En 1810 la Géométrie descriptive cessa d'être enseignée à l'École Polytechnique pour faire partie du programme d'admission. Afin de fixer cet enseignement préparatoire, Babinet publia, en 1851, sur la demande de Hachette, un Traité élémentaire de Géométrie descriptive. Il aimait à raconter à ce propos l'anecdote suivante sur M. Olivier, qui était certainement très fort en Géométrie descriptive, mais dont la modestie n'égalait pas le mérite : « Monge a inventé la Géométrie descriptive, disait Olivier, M. Babinet l'a sue, et moi je la sais. » Babinet se déclarait satisfait de son lot).

L'Académie des Sciences lui ouvrit ses portes en 1840. Il y succédait à Dulong et il en fut l'un des membres les plus assidus jusqu'à sa mort.

Il avait 76 ans quand les revers de la Pairie en 1870, les privations du siège de Paris et les tristes scènes de la Commune, auxquelles il fut assez mêlé pour pouvoir implorer plus tard, non sans succès, la clémence de la Commission des grâces en faveur de quelques égarés, lui portèrent un coup terrible dont il ne put se remettre : le 21 octobre 1872, il mourait entouré des plus touchants témoignages de sympathie.

« Cher et vénéré confrère, disait M. Faye sur sa tombe, vous qui avez débuté dans votre carrière à l'époque où florissaient les plus grands représentants de la Science française, vous qui avez vécu et travaillé avec les Ampère, les Fresnel et les Arago, vous nous avez à votre tour servi de guide, d'inspirateur et de soutien. Chaque dimanche, votre porte était ouverte à tout venant, non pas seulement aux savants déjà célèbres comme vous, aux hommes d'Etat et aux personnes illustres qui ont si souvent visité votre retraite, mais aussi et surtout aux débutants, aux inconnus qui avaient besoin d'encouragement. Que de jeunes gens, dont les noms se sont fait connaître plus tard avec honneur ou avec éclat, venaient ainsi demander vos conseils et se réconforter près de vous ! Pas un ne sortait de chez vous sans éprouver quelque soulagement ou ressentir quelque joie. Vous saisissiez si vivement les idées neuves et hardies! vous saviez si bien encourager et départir sans marchander les éloges qui soutiennent et alimentent un talent naissant! votre âme n'a jamais connu ni l'envie, ni l'indifférence plus mortelle encore : elle était de feu pour les moindres conquêtes de la Science ; vous applaudissiez le premier à tous les progrès, à toutes les découvertes; votre insatiable besoin de connaître y trouvait son compte, et, grâce à votre généreuse nature, la jeunesse laborieuse y trouvait le sien.

» A l'heure suprême les sympathies vous sont venues en foule.

» Jamais peut-être lit de douleur et d'agonie n'a vu pareil spectacle. Pour chacun de nous, tant que vous avez pu vous faire entendre vous avez eu une bonne parole, plus tard un geste ou un regard affectueux : car, tandis que ce corps robuste se dissolvait douloureusement, l'esprit et le cœur sont restés intacts jusqu'au bout. Pas un de ces nombreux visiteurs n'a entendu sortir de vos lèvres une plainte ni même une parole de regret. Réconcilié avec tous, et par-dessus tout avec Dieu, vous avez révélé dans cette longue agonie la force de votre âme et, si vous léguez à vos enfants un nom célèbre, dignement porté par eux, vous laissez à vos amis l'exemple consolant si fortifiant d'une belle mort. »

Ces paroles, prononcées par une bouche si autorisée, suffisent pour réduire à sa juste valeur la légende qui tend à faire de l'illustre savant un personnage quelque peu grotesque au physique comme au moral.

Certes, il était laid, mais d'une laideur fort complexe : suivant M. de Parville, « il avait du Dante dans l'expression, du Byrondans la démarche, avec un souvenir lointain de Quasimodo ». En réalité, c'était, au moment où Parville et moi l'avons connu, « un vieillard de haute taille, vigoureusement charpenté, mais que l'habitude du travail a quelque peu voûté. Sous ses cheveux en coup de vent émerge un front très ample et ses yeux mi-clos interrogeant l'espace ont l'air de chercher une rime ou une étoile ».

Il avait quelques manies, c'est encore vrai. Mais les bruyants jodols auxquels il se livrait dans la cuvette du binel d'interrogation pour se tenir éveillé au moment des fortes chaleurs de juillet n'ont jamais causé d'autre mal que d'épater le conscrit non prévenu.

Il n'examinait pas comme tout le monde et s'attachait moins à constater si l'élève avait retenu plus ou moins fidèlement ses cours qu'à reconnaître si cette jeune intelligence saurait un jour tirer parti de l'instrument qu'on lui avait mis entre les mains, quand l'usage lui en aurait facilité le maniement. Doit-on le lui reprocher dans une École destinée, avant tout, à former des ingénieurs ?

Pour que la Science puisse porter tous ses fruits, il faut découvrir des lois, en trouver des applications, et faire connaître ces applications. Babinet eut la rare fortune de réunir ces trois qualités et d'être en même temps un de ces esprits à larges vues, sachant sélever au-dessus des spécialités pour en saisir les rapports avec l'ensemble des connaissances humaines.
Un des exposés les plus complets de ses idées à ce sujet se trouve dans le discours de distribution de prix qu'il prononça, le 17 août 1826, sur « la classification des Sciences en général, considérées d'après la nature des objets qu'ils embrassent ».
« Les vues de Descartes, dit Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire dans son Histoire générale des Sciences organiques, se retrouvent non moins bien comprises et appliquées en ce qu'elles ont d'essentiel dans trois autres classifications mathésiologiques qui appartiennent à des savants ou à des philosophes éminents de notre pays; telles sont celles de MM. Babinet, Jean Reynaud et Cournot. »

On a de lui de nombreux travaux originaux sur l'Optique et sur les phénomènes météorologiques.
Babinet suppléa Ampère au Collège de France en 1832 et y professa l'Optique; en 1839 et 1840, il suppléa Savart dans la même chaire et y professa l'Acoustique et l'Optique. En 1846, il suppléa Pouillet à la Sorbonne et ses leçons portèrent sur les mêmes parties de la Physique.

Il inventa pour dresser les cartes un nouveau système de projection, dit homalographique, dans lequel les cercles parallèles sont représentés par des droites et les méridiens par des ellipses, ce qui a l'avantage d'établir une proportionnalité exacte entre des surfaces quelconques de la terre et les parties correspondantes de sa représentation.

Ses principaux Mémoires sont :

Recherches sur les couleurs des réseaux découverts par Frauenhofer (1829). — Mémoire sur la double réfraction circulaire (1837), inséré dans le Recueil des savants étrangers. — Mémoire sur le cercle parhélique, sur les couronnes, sur l'arc-en-ciel et les arcs secondaires (1837). — Mémoire sur les caractères optiques des minéraux (1839). — Mémoire sur la perte d'un demi-intervalle d'interférence qui a lieu dans la réflexion à la surface d'un milieu réfringent (1839).
Résumés de la Physique des corps impondérables et pondérables (1825).— Mémoire sur la détermination de la masse de la planète Mercure (1825). — Mémoire sur la détermination du magnétisme terrestre (1829). — Théorie des courants de la mer (1842 et 1849). — Sur les rapports de la température avec le développement des planètes (1851). — Sur la pluie et les inondations (1855 ). —- Calculs appliqués aux Sciences d'observation (1837). — Nouveau cours de Géographie physique et politique (1852). — De la Télégraphie électrique (1861).

En 1854, il avait été nommé astronome-adjoint au Bureau des Longitudes. Pendant 40 ans (de 1829 à 1869), il entretint une correspondance suivie avec l'illustre astronome anglais Sir John Herschel.

Tout le monde connaît l'ingénieux perfectionnement qu'il apporta au robinet de la machine pneumatique; on lui doit encore un goniomètre, un polariscope, un photomètre et un compensateur.

Mais ce qui a donné, de son vivant, à Babinet une popularité qui n'a eu d'égale que celle d'Arago, c'est le talent merveilleux avec lequel il sut vulgariser la Science, soit par des lectures faites aux solennités annuelles de l'Institut ou des articles insérés dans la Revue des Deux Mondes, le Journal des Débats et le Magasin pittoresque, soit par des cours à l'Athénée et des conférences publiques données à l'Ecole de Médecine, sous les auspices de l'Association polytechnique. La plupart de ces travaux de vulgarisation ont été réunis dans un Ouvrage en huit volumes in-12 que Babinet publia jusqu'à 1863 sous le titre : Etudes et lectures sur les Sciences d'observation et sur leurs applications pratiques.
L'un des Chapitres les plus caractéristiques (De l'application des Mathématiques transcendantes) appartient au quatrième volume : on y trouve, expliqués en langage ordinaire les principes des logarithmes et du calcul infinitésimal; ce qui montre, une fois de plus, que « ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ».

Il se plaisait à entraîner son auditoire jusqu'aux bornes de la portée de l'esprit humain par des hypothèses hardies et des déductions ingénieuses, tout en restant fidèle aux doctrines positives, de telle sorte que nul n'était tenté de mettre en doute ses assertions.

Possédant une culture littéraire exceptionnelle, doué d'une mémoire prodigieuse, il savait captiver l'attention et rendre agréables les sujets les plus arides par des rapprochements inattendus et de piquantes anecdotes. Il connaissait à fond les poètes latins et grecs; aussi ne se faisait-il point faute de les citer non seulement dans ses écrits ou ses discours préparés, mais encore dans ses conversations, ce qui ne fut pas toujours sans inconvénients pour lui.

Le savant helléniste Alexandre, son ami intime, avait songé à le faire nommer inspecteur général de l'Université, sans passer par le grade d'inspecteur d'Académie, sa qualité de Membre de l'Institut lui paraissant un titre suffisant.

Le chef du personnel de l'Instruction publique avait aidé à triompher en partie des préventions du ministre Villemain, mais celui-ci exigea que le postulant vînt à une de ses réceptions. Alexandre l'y entraîna; Villemain, debout, les reçut gracieusement. On parla littérature grecque : Babinet cita des vers d'Homère, le ministre riposta de la même façon. Tout marchait à souhait; mais notre physicien alla jusqu'à des citations d'Hésiode et se permit même de compléter une de celles du grand-maître de l'Université, qui rompit brusquement un entretien où il ne pouvait avoir le dernier mot. Quelques jours après, Alexandre, quoique sans espoir, tenta une nouvelle démarche auprès du ministre. « Attendez, lui fut-il répondu, que nous ayons une place d'inspecteur général dans les lettres. » Babinet se consola de son échec par une épigramme qui fit le tour de Paris, au vif déplaisir de l'irascible littérateur, dont la ressemblance avec Ésope ne se bornait pas à l'esprit.

Si Dieu fit l'homme à son image, Lorsque Villemain fut conçu, En produisant ce bel Ouvrage Le Créateur était bossu.

La vengeance était bien anodine; c'est que, comme le disait M. Faye à ses obsèques, « dans ce savant à qui l'on reprochait de savoir trop de choses et d'éparpiller son génie sur trop de sujets, il y avait par-dessus tout une âme bonne et forte ».

« Je ne l'ai jamais entendu médire, a écrit M. d'Abbadie ; s'il indiquait volontiers le défaut d'une expérience ou d'une théorie, il ne s'attaquait jamais à ceux qui l'avaient imaginée.

» La charité dans la Science est peut-être le plus bel ornement du savant; mais la générosité des idées neuves est plus rare, car on préfère naturellement mettre en œuvre soi-même les combinaisons qu'on a eu peine à imaginer et qui exigent presque toujours des travaux préliminaires souvent très ardus. Babinet avait cette générosité. Je l'ai entendu éclairer des doutes, répondre à des objections, esquisser des théories à de jeunes ambitieux qui voulaient évidemment se parer des connaissances d'autrui; mais il possédait trop de richesses pour se sentir l'envie d'être avare.... »

Je suis un de ceux dont il a guidé les premiers pas et à qui il a appris à aimer l'étude sans autre but que d'être utile aux autres. Puisse cette notice, en rectifiant certaines idées fausses, être un témoignage de ma reconnaissance envers mon ancien maître !

Albert de Rochas.