La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Joseph LIOUVILLE (1809-1882)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Joseph Liouville est né, le 24 mars 1809, à Saint-Omer (Pas-de-Calais), où son père était en garnison. Sa famille était de Toul en Lorraine, et c'est dans cette ville qu'il passa la plus grande partie de sa jeunesse. Il entra à l'École Polytechnique en 1825, à l'âge de seize ans et demi, et sortit dans les Ponts et Chaussées. Le 14 novembre 1831, il était répétiteur d'Analyse et de Mécanique, professeur en 1838; en 1839, il succédait à Lalande à l'Institut; l'année suivante, il entrait au Bureau des Longitudes. Il abandonna sa chaire à l'Ecole Polytechnique en 1851 , après avoir été nommé professeur de Mathématiques au Collège de France (la même année); enfin en 1857, il fut désigné pour professer la Mécanique rationnelle à la Sorbonne. Il s'est éteint, affaibli par les années, le 17 octobre 1882. Jusqu'à son dernier moment, il a continué à faire son cours au Collège de France; je suivais assidûment ses leçons et, le voyant très fatigué, je lui demandai s'il ne songeait pas à se faire suppléer : « Il faudrait, disait-il alors, que je fusse bien malade pour cela ». Liouville, chevalier de la Légion d'honneur depuis 1838 (il avait alors 29 ans), reçut la croix de commandeur en 1875. Il était membre de la Société royale de Londres, des Académies de Saint-Pétersbourg, Berlin, Bruxelles, Genève, Madrid, Naples, des Etats-Unis, etc.

Liouville est un des grands géomètres sortis de notre École [polytechnique] ; mais avant de parler du savant je dirai quelques mots de l'homme. Tous ceux qui l'ont connu savent combien son accueil était bienveillant et sa conversation intéressante ; on avait rarement causé avec lui, sans en avoir tiré quelque profit; il se plaisait à encourager les jeunes gens et à les aider de ses conseils. Quand il avait terminé son cours au Collège de France, il aimait à se faire accompagner par quelques-uns de ses auditeurs jusque chez lui, et il lui arrivait souvent d'oublier l'heure de son déjeuner dans les longues et intéressantes conversations qu'il avait alors avec eux.

Liouville était un professeur éminent. Je n'ai malheureusement pu suivre ses leçons qu'à une époque où, déjà malade et fatigué, il n'avait plus l'ardeur de la jeunesse; sa parole n'était plus chaude et vibrante, mais avec quel talent il savait mettre en relief les points importants d'une question! Il ne se bornait pas à la simple exposition des faits; il vous apprenait à chercher et jamais il ne négligeait de montrer la voie suivie pour trouver les vérités qu'il exposait avec une lucidité remarquable. Il a publié les œuvres de Gallois, les Leçons d'Analyse de Navier et a donné une édition de la Géométrie de Monge, qu'il a enrichie de notes originales et intéressantes; mais son œuvre la plus importante a été la fondation, en 1836, du Journal de Mathématiques pures et appliquées, dans lequel ont paru un grand nombre de notes et de mémoires de lui, publiés sous son nom ou sous le pseudonyme de Besge.

Il est impossible de donner, dans cette courte notice, l'analyse complète des travaux de Liouville; nous nous bornerons à citer ceux d'entre eux qui ont surtout contribué au développement de la science. Un de ses premiers mémoires a paru dans le Journal de l'École Polytechnique : il donne dans ce travail une classification des fonctions, qui lui permet de reconnaître si une intégrale peut s'exprimer algébriquement ou à l'aide de fonctions transcendantes, telles que des exponentielles, des logarithmes, des fonctions trigonométriques directes ou inverses, des fonctions elliptiques; il s'est, d'ailleurs, occupé plusieurs fois de questions de ce genre. C'est lui aussi qui a eu l'idée de baser la théorie des fonctions elliptiques sur les propriétés qu'elles possèdent, d'être doublement périodiques. Bien qu'il n'ait rien publié, je crois, sur ce sujet, c'est dans ses leçons au Collège de France qu'il a exposé la théorie des fonctions elliptiques, en se plaçant à ce point de vue très élevé. Briot et Bouquet ont largement profité de ses leçons en écrivant leur Traité des fonctions doublement périodiques. On doit aussi à Liouville un essai de généralisation du calcul différentiel, à savoir la théorie des différentielles à indices quelconques; cette théorie a été peu goûtée; jusqu'à présent elle a prêté le flanc à quelques objections, mais elle a déjà rendu des services à l'Analyse et il est possible de lui donner toute la rigueur qu'on a l'habitude d'exiger dans les sciences mathématiques; je suis convaincu qu'elle rendra encore de nouveaux services.

J'ai souvent entendu Liouville dire que c'est à l'étude des phénomènes naturels et, en particulier à la Mécanique, que les Mathématiques doivent leurs développements les plus importants, et cette vérité se manifeste certainement à la lecture des mémoires de cet illustre géomètre. C'est l'étude d'un problème relatif à la propagation de la chaleur qui l'a conduit d'une part à ses beaux travaux sur le développement des fonctions en séries, dont les termes sont assujettis à satisfaire à une même équation différentielle du second ordre, d'autre part à ses mémoires sur la théorie des équations différentielles linéaires et sur l'intégration d'une classe d'équations différentielles, que l'on rencontre dans l'étude des phénomènes thermomécaniques. En Analyse pure, on doit à Liouville, outre les travaux déjà cités, un moyen d'intégrer une équation très générale du second ordre, qui porte son nom, une méthode générale d'élimination, des recherches sur les fonctions eulériennes, les intégrales définies, les équations différentielles et la théorie des nombres entiers. En Géométrie, on lui doit des théorèmes intéressants relatifs à la théorie des lignes tracées sur les surfaces, une propriété importante des lignes géodésiques de l'ellipsoïde et une étude des surfaces à courbure constante, dans laquelle il est amené à intégrer une équation aux dérivées partielles du second ordre, ce qui lui permet de démontrer que les surfaces de même courbure constante sont applicables les unes sur les autres. Enfin, en Mécanique, il a écrit divers mémoires ou notes sur les variations séculaires des orbites des planètes, sur le problème des trois corps, sur un cas remarquable dans lequel on peut intégrer les équations générales de la Dynamique et sur la stabilité d'une masse liquide animée d'un mouvement de rotation. Tous les candidats à l'Ecole Polytechnique connaissent la démonstration élémentaire qu'il a donnée de ce théorème que le nombre e ne peut être racine d'une équation du second degré à coefficients entiers, et la démonstration du théorème de Cauchy, relatif au nombre des racines d'une équation contenues dans un contour fermé, démonstration qu'il a donnée en collaboration avec Sturm.

H. Laurent.