Après sept ans passés aux Poudres et Salpêtres où il était entré à sa sortie de l'École polytechnique, Adhémar Barré de Saint-Venant fut admis en 1823, sans concours, à l'École des Ponts et Chaussées. Il y suivit avec assiduité les leçons de Navier, alors professeur suppléant puis professeur adjoint du cours de mécanique appliquée, dont l'enseignement novateur faisait largement appel à l'analyse, rompant avec celui d'Eisenmann, et dont il devint un fervent admirateur. Durant les années qu'il passa ensuite au canal du Nivernais (1825-1830) puis au canal des Ardennes, il utilisait ses loisirs pour mener des études théoriques qui le conduisirent notamment à présenter à l'Académie des sciences en 1834 des travaux consacrés, l'un à la mécanique théorique, l'autre à la dynamique des fluides, à travers lesquels il fut connu de la communauté scientifique française.
Professeur adjoint de mécanique appliquée à l'École des Ponts et Chaussées de 1837 à 1842, Saint-Venant tenta de donner à ses élèves, dans son Cours de Mécanique appliquée fait à l'École des Ponts et chaussées (1836-1837), le premier exposé de la théorie de la traction, compression, flexion et torsion des barres fondé sur la théorie de l'élasticité.
Cette démarche était conforme aux principes généraux qu'il exprimait en introduction à ce cours : "Le raisonnement et le calcul mathématique sont, on peut le dire, absolument nécessaires lorsque les ouvrages projetés n'offrent qu'un petit nombre d'analogies avec les ouvrages existants", et plus loin : "L'empirisme, c'est-à-dire l'induction ou le calcul fondé sur des résultats en bloc où les influences des diverses causes se trouvent confondues, n'est jamais utile que dans des limites fort resserrées : plus au contraire une formule représentative contiendra de science, ou sera basée sur un plus grand nombre défaits généraux, et sur le calcul d'un plus grand nombre de forces en jeu ; plus aussi son application sera étendue et son utilité générale".
C'était aussi la première esquisse des résultats par lesquels Saint-Venant allait s'illustrer. En 1843 il présenta à l'Académie des sciences un mémoire sur la flexion des barres courbes, tandis que son premier mémoire sur la torsion apparut en 1847 précédant le mémoire célèbre présenté à l'Académie en 1853 et publié en 1855. Dans celui-ci Saint-Venant apportait, le premier, la solution du problème de la torsion d'une barre cylindrique de section quelconque dans le cadre général de la théorie de l'élasticité. Ce mémoire fut suivi en 1856, dans le Journal de Mathématiques de Liouville, de celui consacré à la flexion où était résolu le problème connu encore actuellement sous le nom de "problème de Saint-Venant". L'idée essentielle mise en oeuvre par Saint-Venant dans ces mémoires est l'application de la méthode dite "semi-inverse" résolvant des problèmes dont la forme particulière de certaines des données aux limites était déterminée a posteriori ; il établit les équations de compatibilité géométrique des déformations, dont le caractère nécessaire fut démontré ultérieurement par Beltrami. Saint-Venant étendit la validité des résultats ainsi obtenus par la méthode semi-inverse en énonçant le principe auquel son nom est désormais attaché : des systèmes d'efforts statiquement équivalents (même torseur résultant) appliqués aux extrémités d'une barre suffisamment élancée produisent dans la partie courante de celle-ci, la même distribution d'efforts intérieurs (contraintes). Diverses généralisations de ce principe ont ensuite été proposées, notamment par Boussinesq.
Outre leur importance scientifique, les travaux de Saint-Venant ont, selon Timoshenko, entraîné l'introduction des équations fondamentales de la théorie de l'élasticité dans les traités de Résistance des matériaux destinés aux ingénieurs, comme Saint-Venant le fit lui-même en rééditant le Résumé des leçons de Navier. Timoshenko ajoute toutefois : "cette méthode pour présenter la résistance des matériaux a depuis été abandonnée et le sujet est enseigné d'un point de vue plus élémentaire (les cours de Résistance des matériaux basés sur la théorie de l'élasticité, tels que celui donné par Grashof à Karlsruhe et par quelques professeurs des écoles d'ingénieurs russes se sont révélés trop difficiles pour les étudiants moyens...)". On notera que cette tradition a été maintenue au moins dans quelques écoles françaises.
N'ont été évoqués ici qu'une très faible partie des travaux de Saint-Venant en élasticité, auxquels il conviendrait d'ajouter ceux, moins connus, que lui inspira l'examen des Notes de Tresca à l'Académie des sciences, consacrés à la plasticité. [Henri Tresca, 1814-1885, X 1833, mécanicien. Un des plus grands amis d'Adhémar avec Morin et de Caligny, catholique et monarchiste comme lui. Nous ne possédons pas moins de 69 lettres écrites par lui à son "cher maître". Pièce n° 648].
On peut remarquer que Saint Venant n'a pas lui-même rédigé de traité rassemblant ses nombreux résultats mais que, rééditant en 1864 le Résumé des leçons données à l'École des Ponts et Chaussées... (1826) de Navier, il y ajouta tant de notes personnelles que le volume de l'ouvrage en fut décuplé. Il a aussi traduit et édité en 1883 l'ouvrage Theorie der Elasticität fester Körper de Clebsch publié en 1862, avec ses notes et commentaires personnels, triplant ainsi son volume.
Ses travaux (environ 200 publications originales) valent à Saint-Venant une reconnaissance internationale comme l'attestent par exemple la dédicace de l'ouvrage History of Elasticity de Todhunter et Pearson "To the memory of M. Barré de Saint-Venant, the foremost of modern elasticians the editor dedicates his labour on the present volume", et, en adoptant les méthodes modernes "d'évaluation", le fait qu'il est cité 47 fois dans le célèbre traité de Love A Treatise on the mathematical Theory of Elasticity.
A.E.H. Love A Treatise of the mathematical Theory of Elasticity 4e édition, Dover Publ., New York, 1944.
S. Timoshenko History of the strength of materials, Dover Publ., New York, 1983.
A. Picon L'invention de l'ingénieur moderne - L'École des Ponts et Chaussées 1747-1851. Presses de l'E.N.P.C, Paris, 1992.