Curieusement, la création de l'École polytechnique semble avoir été largement une affaire bourguignonne: parmi les quatre pères fondateurs de l'École, Gaspard Monge était natif de Beaune, Prieur de la Côte-d'Or (comme son nom l'indique) et Lazare Carnot de Nolay, près d'Arnay-le-Duc. Seul Jacques-Élie Lamblardie était tourangeau. On retrouve également beaucoup de bourguignons parmi les premiers professeurs de l'École, avec notamment l'auxerrois Joseph Fourier pour les mathématiques et, pour la chimie, le dijonnais Louis Bernard Guyton de Morveau, à qui est consacré ce bulletin.
À quoi attribuer ce tropisme assez étonnant? Peut-être à la notoriété de l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, qui connaissait alors son heure de gloire et rassemblait autour d'elle un vaste réseau d'hommes de talent. Quoi qu'il en soit, Guyton de Morveau apparaît comme une personnalité hors du commun. À la fois enseignant et chercheur, industriel et consultant d'entreprise, et administrateur public, il s'est illustré dans la plupart des domaines de prédilection des polytechniciens. Sans avoir eu de carrière militaire stricto sensu, il a exercé les fonctions d'un ingénieur de l'armement avant l'heure en créant puis développant l'aérostation militaire, et en organisant la production d'armement avec Prieur de la Côte-d'Or. En outre, il a mené une activité politique brève mais intense. Élu en 1791 à l'Assemblée législative puis en 1792 à la Convention nationale, Guyton entre en 1793 au Comité de salut public, mais n'est pas élu aux élections législatives de 1798. Son vote pour la mort du roi lui sera vivement reproché sous la Restauration, ce qui explique peut-être que son nom soit quelque peu tombé dans l'oubli malgré la grande renommée dont il a joui de son vivant.
L'article qui ouvre ce numéro décrit les activités de recherche et d'enseignement de Guyton de Morveau, qui l'ont mené du laboratoire de chimie.de l'Académie de Dijon à celui de l'École polytechnique sur une longue période allant du règne de Louis XV à la Restauration. Un point remarquable est que Guyton est totalement autodidacte dans le domaine où il s'est illustré. Patrice Bret, auteur de l'article écrit: « Comment imaginer de nos jours qu'un avocat-général élu à l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon pour avoir commis un long poème puisse participer à une profonde réforme de la chimie et à sa diffusion, par ses propres travaux et par son enseignement? ». Car le savoir de Guyton s'est constitué avant tout par la pratique, dans les deux laboratoires qu'il s'est construits et dans ceux de savants tels que Buffon et Lavoisier. Il y développe une activité intense, reproduisant les expériences d'autres chercheurs et menant les siennes propres avec une énergie, une curiosité d'esprit et une créativité prodigieuses. Mais il ne reste pas toujours enfermé avec ses fourneaux et ses cornues. Après avoir fait construire un laboratoire à l'Académie de Dijon, il convainc les États de Bourgogne de financer des cours de chimie publics et gratuits, qu'il assure lui-même de 1776 à 1789. Ces cours rencontrent un succès considérable, attirant des participants souvent venus de l'étranger et rassemblant des savants, des professionnels et des amateurs éclairés, parmi lesquels le prince de Condé, Brillat-Savarin, voire peut-être Napoléon Bonaparte.
Guyton interrompt ses cours compte tenu des missions que lui confie le Comité de salut public pour le développement de l'aérostation militaire et la production de poudres et salpêtres. Il y fait preuve des mêmes qualités que dans les activités de recherche: créativité toujours soucieuse du concret et des aspects pratiques, servie par une inlassable énergie. Quand il entre dès 1795 à l'École polytechnique comme « instituteur de chimie », il ne se situe certainement plus à la pointe de la recherche dans sa discipline, mais il y exercera ses fonctions jusqu'en 1811.
Le second article, également rédigé par Patrice Bret, présente une facette complémentaire et étonnamment moderne de la personnalité de Guyton de Morveau: tout en cherchant à faire progresser la science, celui-ci n'oublie jamais les applications au profit des entreprises et de la société. Enseignant et conseiller d'industriels, il devient lui-même entrepreneur quand un secteur nouveau lui paraît mériter d'être développé. Ses centres d'intérêt sont multiples, allant de la production de salpêtre dans des « nitrières » à l'exploitation de houillères, la fabrication de verre, de soude artificielle, de vinaigre ou de blanc de zinc... Les questions sociétales ne lui sont pas étrangères: c'est ainsi qu'à la demande de mineurs, il développe un modèle de lampe sans fumée
présentant des avantages appréciables en matière de sécurité. Certes, les entreprises créées par Guyton ont rarement été prospères, mais, malgré un côté quelque peu hétéroclite, ses initiatives s'avèrent très souvent fécondes. Ainsi, l'ingénieur et historien des techniques Pierre Gourdin voit en lui l'inventeur des liants hydrauliques artificiels: « toute l'activité cimentière du grand chimiste dijonnais nous apparaît comme celle d'un pionnier [qui] a tracé la voie à Louis Vicat, l'inventeur des chaux hydrauliques factices, et à Joseph Aspdin, inventeur du ciment portland ». L'exemple de Guyton mérite d'être médité à une époque où certains pensent que la coopération entre laboratoires et entreprises est une idée récente...
L'article suivant, est consacré à un aspect assez mal connu de la vie de Guyton de Morveau, son activité comme directeur de l'École polytechnique entre 1798 et 1804 (avec quelques périodes d'interruption). Nommé sur la recommandation de Gaspard Monge, Guyton a de nombreux atouts pour exercer ses fonctions: savant reconnu, il connaît bien l'École où il enseigne depuis quelques années, et il bénéficie aussi de ses relations politiques, ainsi que de compétences administratives, acquises comme avocat général au Parlement de la Bourgogne puis procureur syndic de la Côte d'Or. Bien que n'ayant pas attaché son nom à une réforme importante, il se montre un bon directeur, utilisant sa réputation et son entregent pour défendre l'École et ses élèves vis-à-vis de l'extérieur. L'activité de Guyton comme directeur « se termine avec la militarisation décidée par Napoléon en 1804, laquelle se traduit tout particulièrement par le remplacement d'un directeur choisi parmi les membres du Conseil des instituteurs par un gouverneur nommé directement par le gouvernement », pour reprendre les termes de l'auteur de l'article, Olivier Azzola.
Dans le quatrième article, Clémence Peyrot, Olivier Azzola et Patrice Bret se penchent sur les archives sur Guyton de Morveau, qui ont servi de base à ce bulletin. Les archives personnelles de Guyton ont été dispersées après sa mort, mais une part importante a été cédée à l'École polytechnique en 1902 par sa « petite-fille » (en fait une cousine éloignée), l'opération étant financée par l'AX. Des informations importantes sur Guyton figurent dans les fonds Prieur et Monge, acquis respectivement en 1991 et 2002 à l'initiative de la SABIX avec l'appui de l'AX et de sponsors. Plus récemment, la SABIX a acheté lors de ventes publiques divers documents de l'illustre chimiste au profit de la bibliothèque de l'École.
Le bulletin se termine par de courtes biographies de polytechniciens de la famille de Louis-Bernard Guyton de Morveau : Michel Guillemain (X1805; 1788-1856), Louis-Bernard Guyton (X1806; 1789-1847) et François-Louis Guyton (X 1823, 1804-1866).
Je vous souhaite une bonne lecture de ce numéro passionnant, dont je remercie vivement les auteurs et particulièrement Patrice Bret qui a bien voulu en assurer la coordination.
Pierre Couveinhes
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