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Sommaire du bulletin 35
 

Autour de Rigault de Genouilly, les marins polytechniciens

par Christian Marbach

Les adhérents de la SABIX se souviendront sans doute que l'un des précédents bulletins, le numéro 31, consacré à Hyacinthe de Bougainville, en présentait une biographie très complète rédigée par Etienne Taillemite, Inspecteur général honoraire des Archives de France, membre de l'Académie de Marine, un des grands spécialistes français de l'histoire maritime. A cette occasion, j'eus avec lui de fréquentes conversations sur la marine, les polytechniciens, leurs voyages, etc..... Voilà sans doute pourquoi Taillemite m'offrit, en octobre 2002, de publier dans un bulletin de notre Association le texte d'une conférence qu'il venait de prononcer à Rochefort sur « l'amiral-ministre » Rigault de Genouilly, polytechnicien 1825. Je connaissais le nom de cet illustre «Ancien», dont le portrait majestueux figurant dans « le livre du Centenaire » ne se laisse pas oublier. Mais ce livre, comme le Callot, ne donnent que quelques lignes sur Rigault. Je suis donc certain que, comme moi, les lecteurs de la SABIX seront heureux d'en savoir bien davantage.

Mais pourquoi ne pas essayer d'avoir des polytechniciens marins (ou des marins polytechniciens) une vue plus globale ? De Tupinier à Estienne d'Orves, de Bertin à Stosskoff, il y eut bien d'autres polytechniciens dignes de figurer dans un Grand Livre des marins. Et ce Grand Livre existe, sous une forme résumée filtrant l'innombrable ensemble des dossiers personnels du Service Historique de la Marine : il s'agit du « Dictionnaire des marins français » précisément préparé par Taillemite, et dont l'édition 2002 parue chez Tallandier propose plus de mille notices biographiques.

L'approche en est la suivante. L'auteur propose à notre curiosité des personnalités françaises décédées à la date d'édition, sélectionnées pour leur importance comme marins, mais aussi dans des domaines proches pourvu qu'elles aient joué un rôle majeur dans l'évolution de la marine, ministres, ingénieurs, médecins, hydrographes, écrivains, artistes. Il signale les limites de l'exercice qui ne saurait être exhaustif. Et cela, je peux le prouver moi-même, ne retrouvant pas dans les « nominés » des noms qui me sont familiers, le ministre de la Restauration Clermont-Tonnerre, le physicien Fresnel, les ingénieurs Reynaud (celui des phares) ou Verny (constructeur d'arsenaux au Japon fin XIXème).... Mais cessons là d'étaler de l'érudition : c'est le propre des dictionnaires que de permettre à leurs lecteurs de faire le fier à propos des rares notices manquantes, alors même qu'ils offrent déjà un thésaurus exceptionnel de données.

C'est ce thésaurus que je vous propose d'analyser, en extrayant les polytechniciens : j'en ai trouvé une soixantaine. 60 sur 1000. Soyons rigoureux en rappelant que l'Ecole Polytechnique ne fut créée qu'en 1794 et donc seulement ouverte à des personnes nées après 1775 environ, 60 sur 600 (les 400 autres marins du dictionnaire sont plus anciens, Ango, Jean Bart, Kermadec, etc.). Bien entendu le nombre d'anciens élèves de l'Ecole Navale est, logiquement, plus élevé.

On trouvera ci-après la liste de ces marins sortis de l'Ecole Polytechnique, avec des données chronologiques restreintes : dates de naissance et de décès, promotion d'entrée à l'Ecole. On n'y trouvera pas la biographie, ni a fortiori des indications sur leur dossier à Polytechnique (parfois réduit, parfois fourni). J'ai cependant, pour ce bulletin, donné quelques indications sur deux polytechniciens qui, contemporains de Rigault, ont joué comme lui un rôle majeur dans l'approche de l'Indochine (j'utilise à dessein ce terme même d'approche, qui peut conduire vers exploration, découverte, négociation, conflit, conquête, etc.). Page et Doudart de Lagrée (j'aurais pu en citer bien d'autres, de Bougainville (X 1799) à Courbet (X 1847), mais je ne fais pas ici l'histoires des X en Indochine). Leur rappel éclaircira encore davantage le rôle de Rigault.

Même limitée à 60, la sélection opérée par Taillemite permet de proposer une vision globale du rôle des «marins-polytechniciens» dans l'histoire de la marine française. La lecture attentive de la notice qui leur correspond permet en effet de les répartir en trois grandes catégories à peu près équivalentes en nombre : un gros tiers de « technologues », un petit tiers de plutôt « géographes », un tiers enfin à dominante délibérément militaire. Ne me demandez pas, avec trop d'insistance, de vous justifier homme par homme les répartitions que j'ai ainsi effectuées, parfois arbitraires (car presque tous ces marins ont été à l'œuvre dans des conflits comme des découvertes ou des perfectionnements technologiques). Tous ont participé à des combats, tous ont eu à subir ou anticiper des évolutions de machines ou d'instruments, tous ont été confrontés à des côtes nouvelles et mis en face d'autres caps et d'autres étoiles à relever, mesurer, reconnaître. Mais si la carrière de certains resta plus délibérément « militaire » ce fut affaire de goût et pas seulement de circonstances ; si d'autres se spécialisèrent davantage dans les installations portuaires ou les systèmes d'armes, ce fut affaire aussi de compétences spécifiques dues à un certain type de formation.

Un bon tiers de « techniciens », donc, depuis Tupinier jusqu'à Laubeuf, sans oublier le grand Dupuy de Lôme dont le nom illustrait les noms des amphis de la rue Descartes. Représentants (surtout) de cette école du « G.M. » (Génie Maritime) bien connue des polytechniciens, parfois proches aussi des « Ponts et Chaussées » spécialisés dans l'aménagement portuaire. On trouve, à la lecture des notices relatives à ces «marins» les expressions de « bassin des carènes » ou de « double coque », de sous-marin ou d'arsenal, de marine à vapeur (au début du XIXème siècle) ou de propulsion nucléaire (pour le XXème siècle). Certaines de ces carrières ont donné lieu à des réflexions sur les systèmes d'armes ou la stratégie militaire ; beaucoup plus ont été couronnées par des distinctions scientifiques, élections à l'Académie des Sciences, par exemple, ou par des rôles majeurs dans l'enseignement en grandes écoles ou à l'Université.

Pour éclairer ce domaine, mais aussi pour inciter le lecteur à lire l'excellent ouvrage de Vincent Guigueno sur les phares, « Au service des phares », qui raconte l'histoire de ce service, son évolution technique et le rôle que les Polytechniciens y ont joué. Le présent numéro comprend aussi un document de Vincent Guigueno intitulé « La signalisation maritime en France : un projet poly-technique au début du XIXème siècle.

Un petit tiers de « géographes ». Une précaution d'écriture et de sémantique s'impose ici. Loin de moi l'idée de vouloir nier que la géographie soit une science, au même titre que la science des matériaux ou la mécanique des fluides. La géographie aussi, que j'ai un peu courtisée, se nourrit de technologies et les nourrit. Mais je voudrais classer dans cette catégorie les polytechniciens marins qui, au lieu de privilégier « l'objet flottant » ont plutôt consacré leurs travaux à l'amélioration des instruments scientifiques et des méthodes de mesures permettant de se localiser et de dessiner des cartes, et se sont ainsi trouvés encore plus délibérément conduits à explorer le monde en le reconnaissant, spécialistes donc en instruments nouveaux comme en nouveaux rivages.

On trouve ces personnages au début du XIXème siècle : il y avait des « polytechniciens marins » sur les navires de Baudin, de Dumont d'Urville, de Vaillant, etc.. J'ai déjà évoqué cela dans le bulletin 31 consacré à mon voyage en Hyacinthie. On en trouve ensuite dans les expéditions coloniales de découvertes, de représailles ou de conquêtes. En Algérie, en Indochine, en Afrique Noire comme dans le Pacifique, ces campagnes ont conduit beaucoup de marins à se faire géographes, c'est à dire observateurs scientifiques et généralement sans préjugés de côtes, d'animaux, de plantes et surtout de civilisations. C'est très logiquement que l'on peut ici rendre hommage à Doudart de Lagrée (polytechnicien 1842), qui fut le supérieur hiérarchique de Francis Garnier lors de l'expédition du Mékong avant d'y mourir en lui confiant la responsabilité du retour. Cette équipée fut faite en quelque sorte dans la foulée des œuvres de Rigault.

Pour illustrer, là aussi, la population des « polytechniciens marins-géographes », j'ai proposé à Olivier Chapuis qui a publié en 2000 un ouvrage remarqué sur la naissance de l'hydrographie moderne (de 1700 à 1850) de nous fournir quelques bonnes pages sur les relations entre l'Ecole polytechnique et l'hydrographie française [A la mer comme au ciel. Beautemps-Beaupré et la naissance de l'hydrographie moderne, Presses Universitaires de la Sorbonne]. La lecture attentive de cet article nous permettra de constater à nouveau à quel point l'expédition Baudin envoyée par le Consulat vers l'Australie en 1800 a réuni des compétences exceptionnelles sous la forme d'individus qui joueront plus tard un rôle fondateur ; et je peux ainsi compléter et corriger le texte que j'ai fourni dans le bulletin 31 de la SABIX en signalant qu'à côté d'Hyacinthe de Bougainville (Polytechnicien 1799), il y eut deux autres polytechniciens qui sont partis vers l'Australie en 1800 avec Baudin et qui poursuivront une carrière à la fois scientifique et administrative, Joseph-Charles Bailly et Charles-Pierre Boullanger, tous deux de la promotion de 1794.

Enfin, la dominante professionnelle du dernier tiers de polytechniciens marins comprend des personnalités à vocation nettement ou plus exclusivement militaire, qui se sont illustrées depuis les conflits de l'Empire à la seconde guerre mondiale sur des terrains très variés, de l'Amérique du Sud à la Chine, de la Crimée à l'Algérie, des Antilles à la Baltique. Sans oublier bien sûr les campagnes coloniales où s'entremêlent l'art de la guerre, l'observation géographique, l'aménagement du territoire et bientôt la gestion administrative et humaine, par ailleurs inhérente à tout poste de responsabilité. Courbet (polytechnicien 1847) est un exemple de ce type de marin, non dépourvu de qualités techniques (il travailla à l'amélioration des matériels d'artillerie) mais surtout soldat, pendant le Second Empire et la Troisième République, sur les eaux ou sur les terres du delta du Tonkin. Courbet mourut en campagne, d'épuisement ; de nombreux autres polytechniciens marins sont aussi morts pour la France, au combat, ou face au peloton d'exécution, ou en camp de concentration. Ce bref éditorial se termine très logiquement sur ce rappel et sur cet hommage.

Annexe : soixante grands marins polytechniciens

BAILLY (Joseph-Charles)                                       1777-1844             1791
BARILLON (Emile-Georges)                                      1879-1967             1898
BEAUMONT (Jean-Olivier de la Bonninière, comte de)            1840-1906             1859
BERTIN (Emile)                                                1840-1924             1858
BIENAYME (Arthur-François-Alphonse)                           1834-1906             1851
BOUGAINVILLE (Hyacinthe-Yves-Potentien, baron de)             1781-1846             1799
BOUQUET DE LA GRYE (Jean-Jacques-Anatole)                     1827-1909             1847
BRAVAIS (Auguste)                                             1811-1863             1829
BROSSARD DE CORBIGNY (Charles-Paul)                           1822-1900             1842
BRUN (Charles-Marie)                                          1821-1897             1838
BUSSY (Louis de)                                              1822-1903             1842
CAMBON (Camille-Louis-Marie)                                  1878-1937             1898
CHABANNES (Curton de la Palisse-Octave-Pierre-Antoine-        1803-1889             1823 
    Henri, Vicomte de)
CHAZALLON (Antoine-Marie)                                     1802-1872             1822
CHOPART (Louis-Narcisse)                                      1806-1895             1825
COT (Donatien-François)                                       1873-1961             1892
COUPVENT-DESBOIS(Aimé-Auguste-Elie)                           1814-1879             1830
COURBET (Amédée-Anatole-Prosper)                              1827-1885             1847
DARONDEAU (Benoît-Henri)                                      1805-1869             1824
DORTET de TESSAN (Louis-Urbain)                               1804-1879             1822
DOUDART de LAGREE (Ernest-Marc-Louis)                         1823-1868             1842
DOYERE (Charles)                                              1856-1929             1878
DUPIN (Pierre-Charles-François, baron   )                     1784-1873             1801
DU PUY de LOME (Stanislas-Charles-Henri)                      1816-1885             1835
ESTIENNES d'ORVES (Henri-Louis-Honoré, comte d')              1901-1941             1921
FAVÉ (Louis-Eugène-Napoléon)                                  1853-1922             1873
FENAUX (Fernand-Alphonse)                                     1877-1943             1897
FICHOT (Lazare-Eugène)                                        1867-1939             1884
FOUQUES-DUPARC (Louis-Benoist)                                1772-1838             1795
FRANÇOIS (Jacques-Henri-Georges)                              1913-1947             1933
GILBERT (Pierre-Joackim)                                      1782-1823             1797
GISSEROT (Paul)                                               1905-1979             1923
GOUGENHEIM (André)                                            1902-1975             1920
GOURDON (Palma-Firmin-Christian)                              1843-1913             1863
HALLIER (Jules-Emile)                                         1868-1945             1887
HATT (Philippe-Eugène)                                        1840-1915             1859
HUBERT (Jean-Baptiste)                                        1781-1845             1797
JOESSEL (Joseph)                                              1831-1898             1854
KAHN (Louis-Lazare)                                           1895-1967             1914
LAMBLARDIE (Antoine-Elie)                                     1784-1852             1800
LAUBEUF (Maxime)                                              1864-1939             1883
LE BRETHON de CALIGNY (Albert-Edouard)                        1833-1863             1853
LIEUSSOU(Jean-Pierre-Hyppolyte-Aristide)                      1815-1858             1834
LYASSE(Léon)                                                  1864-1914             1883
MANEN (Eugène-Hyppolyte-Léopold)                              1829-1897             1849
MARESTIER (Jean-Baptiste)                                     1781-1832             1799
MILLE (Georges)                                               1905-1943             1827
PAGE (Théogène-François)                                      1807-1867             1825
PARRAYON (Emile)                                              1834-1913             1854
PLOIX (Alexandre-Edmond)                                      1830-1879             1850
POUCQUES d'HERBINGHEM (Joseph-Eugène de)                      1807-1900             1826
REECH (Frédéric)                                              1805-1884             1823
RIGAULT de GENOUILLY (Charles)                                1807-1873             1825
ROMAZOTTI (Gaston)                                            1855-1915             1874
ROQUEBERT (Jean-Jacques-Léon)                                 1880-1963             1899
ROUGERON (Camille)                                            1893-1980             1911
SALMON (Charles-René-Valentin)                                1940-1989             1828
STOSSKOFF (Jacques)                                           1898-1944             1920
TUPINIER (Jean-, baron de)                                    1779-1850             1794
VANSSAY de BLAVOUS (Pierre-Marie-Joseph-Antoine de)           1869-1947             1889
VINCENDON-DUMOULIN (Clément-Adrien)                           1811-1858             1831
ZEDE (Pierre-Amédée)                                          1791-1863             1809

N.B. Les dénominations retenues des noms, comme des prénoms, sont celles de « Taillemite ». Dans quelques rares cas, il y a légères différences avec celles du « répertoire des deux cents promotions» paru en 1994.