Les adhérents de la SABIX se souviendront sans doute que l'un des précédents bulletins, le numéro 31, consacré à Hyacinthe de Bougainville, en présentait une biographie très complète rédigée par Etienne Taillemite, Inspecteur général honoraire des Archives de France, membre de l'Académie de Marine, un des grands spécialistes français de l'histoire maritime. A cette occasion, j'eus avec lui de fréquentes conversations sur la marine, les polytechniciens, leurs voyages, etc..... Voilà sans doute pourquoi Taillemite m'offrit, en octobre 2002, de publier dans un bulletin de notre Association le texte d'une conférence qu'il venait de prononcer à Rochefort sur « l'amiral-ministre » Rigault de Genouilly, polytechnicien 1825. Je connaissais le nom de cet illustre «Ancien», dont le portrait majestueux figurant dans « le livre du Centenaire » ne se laisse pas oublier. Mais ce livre, comme le Callot, ne donnent que quelques lignes sur Rigault. Je suis donc certain que, comme moi, les lecteurs de la SABIX seront heureux d'en savoir bien davantage.
Mais pourquoi ne pas essayer d'avoir des polytechniciens marins (ou des marins polytechniciens) une vue plus globale ? De Tupinier à Estienne d'Orves, de Bertin à Stosskoff, il y eut bien d'autres polytechniciens dignes de figurer dans un Grand Livre des marins. Et ce Grand Livre existe, sous une forme résumée filtrant l'innombrable ensemble des dossiers personnels du Service Historique de la Marine : il s'agit du « Dictionnaire des marins français » précisément préparé par Taillemite, et dont l'édition 2002 parue chez Tallandier propose plus de mille notices biographiques.
L'approche en est la suivante. L'auteur propose à notre curiosité des personnalités françaises décédées à la date d'édition, sélectionnées pour leur importance comme marins, mais aussi dans des domaines proches pourvu qu'elles aient joué un rôle majeur dans l'évolution de la marine, ministres, ingénieurs, médecins, hydrographes, écrivains, artistes. Il signale les limites de l'exercice qui ne saurait être exhaustif. Et cela, je peux le prouver moi-même, ne retrouvant pas dans les « nominés » des noms qui me sont familiers, le ministre de la Restauration Clermont-Tonnerre, le physicien Fresnel, les ingénieurs Reynaud (celui des phares) ou Verny (constructeur d'arsenaux au Japon fin XIXème).... Mais cessons là d'étaler de l'érudition : c'est le propre des dictionnaires que de permettre à leurs lecteurs de faire le fier à propos des rares notices manquantes, alors même qu'ils offrent déjà un thésaurus exceptionnel de données.
C'est ce thésaurus que je vous propose d'analyser, en extrayant les polytechniciens : j'en ai trouvé une soixantaine. 60 sur 1000. Soyons rigoureux en rappelant que l'Ecole Polytechnique ne fut créée qu'en 1794 et donc seulement ouverte à des personnes nées après 1775 environ, 60 sur 600 (les 400 autres marins du dictionnaire sont plus anciens, Ango, Jean Bart, Kermadec, etc.). Bien entendu le nombre d'anciens élèves de l'Ecole Navale est, logiquement, plus élevé.
On trouvera ci-après la liste de ces marins sortis de l'Ecole Polytechnique, avec des données chronologiques restreintes : dates de naissance et de décès, promotion d'entrée à l'Ecole. On n'y trouvera pas la biographie, ni a fortiori des indications sur leur dossier à Polytechnique (parfois réduit, parfois fourni). J'ai cependant, pour ce bulletin, donné quelques indications sur deux polytechniciens qui, contemporains de Rigault, ont joué comme lui un rôle majeur dans l'approche de l'Indochine (j'utilise à dessein ce terme même d'approche, qui peut conduire vers exploration, découverte, négociation, conflit, conquête, etc.). Page et Doudart de Lagrée (j'aurais pu en citer bien d'autres, de Bougainville (X 1799) à Courbet (X 1847), mais je ne fais pas ici l'histoires des X en Indochine). Leur rappel éclaircira encore davantage le rôle de Rigault.
Même limitée à 60, la sélection opérée par Taillemite permet de proposer une vision globale du rôle des «marins-polytechniciens» dans l'histoire de la marine française. La lecture attentive de la notice qui leur correspond permet en effet de les répartir en trois grandes catégories à peu près équivalentes en nombre : un gros tiers de « technologues », un petit tiers de plutôt « géographes », un tiers enfin à dominante délibérément militaire. Ne me demandez pas, avec trop d'insistance, de vous justifier homme par homme les répartitions que j'ai ainsi effectuées, parfois arbitraires (car presque tous ces marins ont été à l'œuvre dans des conflits comme des découvertes ou des perfectionnements technologiques). Tous ont participé à des combats, tous ont eu à subir ou anticiper des évolutions de machines ou d'instruments, tous ont été confrontés à des côtes nouvelles et mis en face d'autres caps et d'autres étoiles à relever, mesurer, reconnaître. Mais si la carrière de certains resta plus délibérément « militaire » ce fut affaire de goût et pas seulement de circonstances ; si d'autres se spécialisèrent davantage dans les installations portuaires ou les systèmes d'armes, ce fut affaire aussi de compétences spécifiques dues à un certain type de formation.
Un bon tiers de « techniciens », donc, depuis Tupinier jusqu'à Laubeuf, sans oublier le grand Dupuy de Lôme dont le nom illustrait les noms des amphis de la rue Descartes. Représentants (surtout) de cette école du « G.M. » (Génie Maritime) bien connue des polytechniciens, parfois proches aussi des « Ponts et Chaussées » spécialisés dans l'aménagement portuaire. On trouve, à la lecture des notices relatives à ces «marins» les expressions de « bassin des carènes » ou de « double coque », de sous-marin ou d'arsenal, de marine à vapeur (au début du XIXème siècle) ou de propulsion nucléaire (pour le XXème siècle). Certaines de ces carrières ont donné lieu à des réflexions sur les systèmes d'armes ou la stratégie militaire ; beaucoup plus ont été couronnées par des distinctions scientifiques, élections à l'Académie des Sciences, par exemple, ou par des rôles majeurs dans l'enseignement en grandes écoles ou à l'Université.
Pour éclairer ce domaine, mais aussi pour inciter le lecteur à lire l'excellent ouvrage de Vincent Guigueno sur les phares, « Au service des phares », qui raconte l'histoire de ce service, son évolution technique et le rôle que les Polytechniciens y ont joué. Le présent numéro comprend aussi un document de Vincent Guigueno intitulé « La signalisation maritime en France : un projet poly-technique au début du XIXème siècle.
Un petit tiers de « géographes ». Une précaution d'écriture et de sémantique s'impose ici. Loin de moi l'idée de vouloir nier que la géographie soit une science, au même titre que la science des matériaux ou la mécanique des fluides. La géographie aussi, que j'ai un peu courtisée, se nourrit de technologies et les nourrit. Mais je voudrais classer dans cette catégorie les polytechniciens marins qui, au lieu de privilégier « l'objet flottant » ont plutôt consacré leurs travaux à l'amélioration des instruments scientifiques et des méthodes de mesures permettant de se localiser et de dessiner des cartes, et se sont ainsi trouvés encore plus délibérément conduits à explorer le monde en le reconnaissant, spécialistes donc en instruments nouveaux comme en nouveaux rivages.
On trouve ces personnages au début du XIXème siècle : il y avait des « polytechniciens marins » sur les navires de Baudin, de Dumont d'Urville, de Vaillant, etc.. J'ai déjà évoqué cela dans le bulletin 31 consacré à mon voyage en Hyacinthie. On en trouve ensuite dans les expéditions coloniales de découvertes, de représailles ou de conquêtes. En Algérie, en Indochine, en Afrique Noire comme dans le Pacifique, ces campagnes ont conduit beaucoup de marins à se faire géographes, c'est à dire observateurs scientifiques et généralement sans préjugés de côtes, d'animaux, de plantes et surtout de civilisations. C'est très logiquement que l'on peut ici rendre hommage à Doudart de Lagrée (polytechnicien 1842), qui fut le supérieur hiérarchique de Francis Garnier lors de l'expédition du Mékong avant d'y mourir en lui confiant la responsabilité du retour. Cette équipée fut faite en quelque sorte dans la foulée des œuvres de Rigault.
Pour illustrer, là aussi, la population des « polytechniciens marins-géographes », j'ai proposé à Olivier Chapuis qui a publié en 2000 un ouvrage remarqué sur la naissance de l'hydrographie moderne (de 1700 à 1850) de nous fournir quelques bonnes pages sur les relations entre l'Ecole polytechnique et l'hydrographie française [A la mer comme au ciel. Beautemps-Beaupré et la naissance de l'hydrographie moderne, Presses Universitaires de la Sorbonne]. La lecture attentive de cet article nous permettra de constater à nouveau à quel point l'expédition Baudin envoyée par le Consulat vers l'Australie en 1800 a réuni des compétences exceptionnelles sous la forme d'individus qui joueront plus tard un rôle fondateur ; et je peux ainsi compléter et corriger le texte que j'ai fourni dans le bulletin 31 de la SABIX en signalant qu'à côté d'Hyacinthe de Bougainville (Polytechnicien 1799), il y eut deux autres polytechniciens qui sont partis vers l'Australie en 1800 avec Baudin et qui poursuivront une carrière à la fois scientifique et administrative, Joseph-Charles Bailly et Charles-Pierre Boullanger, tous deux de la promotion de 1794.
Enfin, la dominante professionnelle du dernier tiers de polytechniciens marins comprend des personnalités à vocation nettement ou plus exclusivement militaire, qui se sont illustrées depuis les conflits de l'Empire à la seconde guerre mondiale sur des terrains très variés, de l'Amérique du Sud à la Chine, de la Crimée à l'Algérie, des Antilles à la Baltique. Sans oublier bien sûr les campagnes coloniales où s'entremêlent l'art de la guerre, l'observation géographique, l'aménagement du territoire et bientôt la gestion administrative et humaine, par ailleurs inhérente à tout poste de responsabilité. Courbet (polytechnicien 1847) est un exemple de ce type de marin, non dépourvu de qualités techniques (il travailla à l'amélioration des matériels d'artillerie) mais surtout soldat, pendant le Second Empire et la Troisième République, sur les eaux ou sur les terres du delta du Tonkin. Courbet mourut en campagne, d'épuisement ; de nombreux autres polytechniciens marins sont aussi morts pour la France, au combat, ou face au peloton d'exécution, ou en camp de concentration. Ce bref éditorial se termine très logiquement sur ce rappel et sur cet hommage.
BAILLY (Joseph-Charles) 1777-1844 1791 BARILLON (Emile-Georges) 1879-1967 1898 BEAUMONT (Jean-Olivier de la Bonninière, comte de) 1840-1906 1859 BERTIN (Emile) 1840-1924 1858 BIENAYME (Arthur-François-Alphonse) 1834-1906 1851 BOUGAINVILLE (Hyacinthe-Yves-Potentien, baron de) 1781-1846 1799 BOUQUET DE LA GRYE (Jean-Jacques-Anatole) 1827-1909 1847 BRAVAIS (Auguste) 1811-1863 1829 BROSSARD DE CORBIGNY (Charles-Paul) 1822-1900 1842 BRUN (Charles-Marie) 1821-1897 1838 BUSSY (Louis de) 1822-1903 1842 CAMBON (Camille-Louis-Marie) 1878-1937 1898 CHABANNES (Curton de la Palisse-Octave-Pierre-Antoine- 1803-1889 1823 Henri, Vicomte de) CHAZALLON (Antoine-Marie) 1802-1872 1822 CHOPART (Louis-Narcisse) 1806-1895 1825 COT (Donatien-François) 1873-1961 1892 COUPVENT-DESBOIS(Aimé-Auguste-Elie) 1814-1879 1830 COURBET (Amédée-Anatole-Prosper) 1827-1885 1847 DARONDEAU (Benoît-Henri) 1805-1869 1824 DORTET de TESSAN (Louis-Urbain) 1804-1879 1822 DOUDART de LAGREE (Ernest-Marc-Louis) 1823-1868 1842 DOYERE (Charles) 1856-1929 1878 DUPIN (Pierre-Charles-François, baron ) 1784-1873 1801 DU PUY de LOME (Stanislas-Charles-Henri) 1816-1885 1835 ESTIENNES d'ORVES (Henri-Louis-Honoré, comte d') 1901-1941 1921 FAVÉ (Louis-Eugène-Napoléon) 1853-1922 1873 FENAUX (Fernand-Alphonse) 1877-1943 1897 FICHOT (Lazare-Eugène) 1867-1939 1884 FOUQUES-DUPARC (Louis-Benoist) 1772-1838 1795 FRANÇOIS (Jacques-Henri-Georges) 1913-1947 1933 GILBERT (Pierre-Joackim) 1782-1823 1797 GISSEROT (Paul) 1905-1979 1923 GOUGENHEIM (André) 1902-1975 1920 GOURDON (Palma-Firmin-Christian) 1843-1913 1863 HALLIER (Jules-Emile) 1868-1945 1887 HATT (Philippe-Eugène) 1840-1915 1859 HUBERT (Jean-Baptiste) 1781-1845 1797 JOESSEL (Joseph) 1831-1898 1854 KAHN (Louis-Lazare) 1895-1967 1914 LAMBLARDIE (Antoine-Elie) 1784-1852 1800 LAUBEUF (Maxime) 1864-1939 1883 LE BRETHON de CALIGNY (Albert-Edouard) 1833-1863 1853 LIEUSSOU(Jean-Pierre-Hyppolyte-Aristide) 1815-1858 1834 LYASSE(Léon) 1864-1914 1883 MANEN (Eugène-Hyppolyte-Léopold) 1829-1897 1849 MARESTIER (Jean-Baptiste) 1781-1832 1799 MILLE (Georges) 1905-1943 1827 PAGE (Théogène-François) 1807-1867 1825 PARRAYON (Emile) 1834-1913 1854 PLOIX (Alexandre-Edmond) 1830-1879 1850 POUCQUES d'HERBINGHEM (Joseph-Eugène de) 1807-1900 1826 REECH (Frédéric) 1805-1884 1823 RIGAULT de GENOUILLY (Charles) 1807-1873 1825 ROMAZOTTI (Gaston) 1855-1915 1874 ROQUEBERT (Jean-Jacques-Léon) 1880-1963 1899 ROUGERON (Camille) 1893-1980 1911 SALMON (Charles-René-Valentin) 1940-1989 1828 STOSSKOFF (Jacques) 1898-1944 1920 TUPINIER (Jean-, baron de) 1779-1850 1794 VANSSAY de BLAVOUS (Pierre-Marie-Joseph-Antoine de) 1869-1947 1889 VINCENDON-DUMOULIN (Clément-Adrien) 1811-1858 1831 ZEDE (Pierre-Amédée) 1791-1863 1809
N.B. Les dénominations retenues des noms, comme des prénoms, sont celles de « Taillemite ». Dans quelques rares cas, il y a légères différences avec celles du « répertoire des deux cents promotions» paru en 1994.