Résumé :
Ampère, par son effort pour appuyer la science sur une doctrine originale de l'abstraction, mérite d'être arraché à sa postérité réductrice de physicien, aussi glorieuse soit-elle. Voilà de quoi surprendre des ingénieurs. Pourtant bien difficile de contester cette opinion après l'exposé dense et très structuré de Xavier Dufour, docteur en philosophie et agrégé de mathématiques. Notant que l'activité philosophique d'Ampère fut l'objet de ses plus vives préoccupations, et constitue l'axe profond de son oeuvre multiforme, il en examine les trois principaux volets : la doctrine de la connaissance élaborée au contact de Maine de Biran, l'épistémologie scientifique qui sous-tend les travaux de chimie et de physique, enfin la classification des sciences. Se référant aux courants de pensée qui ont pu influencer Ampère ( l'Encyclopédie, le rationalisme, l'empirisme de Locke, la critique de Kant), Xavier Dufour s'intéresse aux cheminements qui amènent le philosophe, dans son effort constant pour déterminer à partir de quel seuil la raison peut sortir de la sphère subjective pour atteindre l'ordre réel jusqu'à « la théorie des relations ». S'agissant de l'électromagnétisme il signale le dualisme qui affecte et fragilise cette théorie : la loi mathématique en elle-même constitue une description des phénomènes, mais c'est la structure microphysique qui en assure l'explication, par le jeu des particules et des forces qui constituent le réel physique. A la suite d'essais innombrables Ampère a publié à la fin de sa vie son Essai sur la philosophie des sciences, une classification ambitieuse de toutes les connaissances humaines. (1834). Xavier Dufour procède à l'analyse critique des principes de cette classification complète et systématique, qui intègre à la fois une classification des objets du monde matériel et une classification des actes de l'esprit, et dont l'originalité est d'avoir donné à l'acte classificateur un fondement épistémologique et ontologique. Dans sa conclusion Xavier Dufour, qui a traité de l'importance de la foi religieuse du savant dans un bulletin de la Société des amis d'Ampère, rapporte que celui-ci affirmait dans une lettre à son ami Bredin, tenir les spéculations scientifiques et philosophiques pour de pures vanités. Il n'empêche: l'éclectisme de l'activité intellectuelle d'Ampère, et sans doute aussi son tempérament chaleureux, expliquent la multiplicité des cercles de relations auxquels il a appartenu.
|
« Pourquoi suis-je tourmenté du désir de connaître la nature de mon intelligence et de ma volonté, de remonter à l'origine des connaissances que j'ai ou que je crois avoir, au principe des déterminations par lesquelles j'agis ?(...) Sûr que l'auteur de mon être n'aurait pas mis en moi cette tendance vers la vérité, qui me domine si impérieusement, s'il ne m'avait accordé, en même temps, les facultés nécessaires pour marcher avec assurance dans la route qui y conduit, consacrerai-je mon existence à cette noble destination ? »
Cette étonnante confidence manifeste combien la physionomie intellectuelle d'André Marie Ampère déroute les réductions hâtives: l'image officielle du découvreur de l'électrodynamique cache celle d'un scientifique éclectique, officiellement mathématicien, plus volontiers chimiste, anatomiste à temps perdu, toujours au fait des débats les plus actuels de son temps. Mais derrière le savant transparaît vite le philosophe, soucieux d'analyser les facultés de l'esprit et le pouvoir de la raison. Largement oubliée aujourd'hui, la philosophie d'Ampère fut pourtant l'objet de ses plus vives préoccupations, et constitue l'axe profond de son œuvre intellectuelle multiforme.
Explorer cette philosophie suppose de parcourir des travaux épars, souvent inachevés ou informels. Dès l'année 1803, alors professeur à Bourg-en-Bresse, Ampère commence un mémoire de psychologie analytique dans le cadre du concours lancé par l'Institut sur la question de la « décomposition de la faculté de penser ». Mémoire inachevé, certes, mais dont les problématiques allaient déterminer toutes les spéculations ultérieures du savant. Arrivé à Paris en octobre 1804, il noue une amitié durable avec le philosophe Maine de Biran. L'imposante correspondance qui s'ensuit entre les deux hommes (1805-1815) constitue sans doute la part la plus remarquable de l'activité philosophique d'Ampère (1).
Significativement, cette période d'intense activité philosophique précède chronologiquement les travaux scientifiques majeurs. A l'inverse d'autres savants, qui s'élèvent de recherches scientifiques particulières à une réflexion globale sur l'épistémologie, l'économie générale des travaux d'Ampère procède du général au particulier : de la philosophie de la connaissance à l'épistémologie, de l'épistémologie aux travaux scientifiques spécifiques.
Parallèlement, Ampère s'est livré toute sa vie à des essais de classifications naturelles dans divers domaines: ce sont notamment les classifications psychologiques, inlassablement remaniées, et à partir de 1829, la fameuse classification des connaissances humaines. Publiée en fin de vie dans l'Essai sur la philosophie des Sciences, elle prétend synthétiser toutes les dimensions de la pensée ampérienne, depuis la psychologie jusqu'à l'ontologie, en passant par l'épistémologie.
Au fil de ces travaux, et par-delà leur apparente dispersion, s'affirme l'intention foncière du savant: construire une doctrine réaliste de la connaissance permettant de dépasser les limites de l'empirisme sensualiste issu de Condillac d'une part et de l'idéalisme kantien d'autre part. Cette doctrine, qui revêt les formes d'un « réalisme structural » s'est élaborée au carrefour d'influences complexes : l'Encyclopédie dans laquelle se forma le jeune autodidacte lyonnais et dont il garda le goût des vastes synthèses taxinomiques, le rationalisme dans ses versions cartésienne et leibnizienne, l'empirisme prudemment réaliste de Locke, la critique kantienne qu'Ampère est un des premiers savants français à découvrir, enfin le volontarisme de Maine de Biran auquel il participa directement.
Nous nous proposons d'évoquer ici les trois principaux volets de l'activité philosophique d'Ampère: la doctrine de la connaissance élaborée au contact de Maine de Biran, l'épistémologie scientifique qui sous-tend les travaux de chimie et de physique, enfin la classification des sciences. Nous soulignerons chemin faisant la cohérence de cette pensée ainsi que les tensions qui la traversent.
On fait peu de cas, dans l'histoire de la philosophie, du renouvellement de la pensée française dans le premier tiers du XIXème siècle. Cette période fait figure de parenthèse entre le courant encyclopédiste des Lumières, consacré par la Révolution, et l'émergence du positivisme à partir de 1840, ces divers mouvements restant par ailleurs dans l'ombrage de la philosophie allemande qui domine tout le XIXème siècle. Ces raccourcis occultent pourtant une page remarquable de l'histoire des idées en France, dont le nom de Maine de Biran constitue le meilleur emblème.
A partir de l'année 1805 environ, la philosophie de Condillac, prolongée par le courant matérialiste de l'Idéologie, est sérieusement contestée par plusieurs penseurs qui s'efforcent de restaurer une doctrine de l'intériorité et de la liberté. Au sensualisme qui ramène toute activité psychique, toute forme de pensée ou d'intériorité à la seule combinaison des sensations passives, Maine de Biran oppose son analyse de l'effort physique: dans cette expérience, le sujet s'aperçoit lui-même de l'intérieur comme force agissante et volontaire. Ce « fait primitif » de l'effort constitue la pierre angulaire de la doctrine biranienne : en lui se dévoilent simultanément et inséparablement, la réalité du moi actif, celle du monde extérieur perçu comme obstacle au mouvement volontaire, et le caractère fondamental de la relation de causalité.
La rencontre de Maine de Biran fut pour Ampère un événement intellectuel capital. Nous disposons de la plus grande partie de la correspondance entre les deux hommes, soit 90 écrits qui sont autant de dissertations philosophiques et psychologiques et couvrent douze années de collaboration particulièrement féconde. Ampère apparaît comme un interlocuteur critique et avisé, souvent stimulant pour la constitution de la philosophie biranienne, à peine éclose lors de leur première rencontre.
Les premières discussions (1805) concernent « l'âme substantielle », c'est à dire la réalité du moi qui se reconnaît comme source active dans l'effort, et non comme produit de déterminations passives. Quelques échanges auront suffi pour marquer l'irréductibilité de la psychologie à la physiologie et consommer la rupture avec le sensualisme matérialiste des idéologues, tels que Destutt de Tracy ou Cabanis. Ces échanges poussent Maine de Biran à une refonte complète de son Mémoire sur la décomposition de la faculté de penser, pourtant déjà couronné par l'Académie. Le spiritualisme foncier d'Ampère (2) est pour beaucoup dans ce tournant de la philosophie française.
Par la suite, les échanges d'idées entre les deux amis resteront dominés par deux problématiques majeures. La première est celle de la phénoménalité de la conscience réfléchie: l'âme s'éprouve-t-elle en elle même dans l'expérience de l'effort, comme le croit Maine de Biran, ou bien seulement selon une de ses modalités, comme le tient Ampère ?
Le second sujet de débat concerne le pouvoir ontologique de la raison : Ampère croit que la raison est capable de connaissance adéquate par le concept, Maine de Biran, plus nominaliste, en doute.
En 1814, ce dernier note dans son journal : « M. Ampère a présenté notre doctrine commune sur le moi ». Pourtant il sait que la psychologie ampérienne s'inscrit dans une perspective distincte de la sienne. Le point de vue biranien reste celui de l'analyse intérieure, tout s'ordonne et se déploie autour du moi-moteur, seule certitude qui procède non d'un raisonnement mais d'une croyance invincible, indissociablement corporelle et mentale. Sur cette base originaire, peut s'édifier ultérieurement l'activité intellectuelle. Les catégories rationnelles portent toutes l'empreinte du moi volontaire et n'ont de réalité que par rapport à lui.
En contraste, la perspective d'Ampère est celle d'un « spiritualiste objectiviste » (Madinier): il s'agit de sortir du point de vue intime pour fonder les existences dans l'absolu. C'est par un jugement rationnel que se dévoile le rapport de l'effet à sa cause, c'est par un autre jugement que la raison infère à partir du moi empirique la réalité du moi substantiel, de même que de la résistance passive elle conjecture l'existence des corps extérieurs. Dès son mémoire inachevé de 1803, Ampère poursuit un seul but : montrer la capacité de connaissance objective de la raison.
On est surpris des interminables essais de classifications psychologiques du savant: certes, l'analyse des facultés est une problématique en vigueur chez les empiristes anglais et les sensualistes français. Mais l'enjeu est pour Ampère de franchir l'abîme entre psychologie et ontologie, c'est à dire déterminer à partir de quel seuil la raison peut sortir de la sphère subjective et atteindre l'ordre réel. Dans le système d'Ampère, les facultés s'ordonnent à partir des plus simples jusqu'aux plus complexes : tout d'abord les facultés sensitives passives, puis l'émergence du moi dévoilé dans l'effort, puis l'activité prérationnelle de comparaison, enfin l'activité rationnelle proprement dite (fondée sur l'intuition des relations substantielles, relations que l'esprit reconnaît comme inscrites dans les choses). Cet ordre de perfection peut s'interpréter comme un ordre chronologique de développement, mais non pas de génération : le système de la volonté ne se réduit aucunement aux modifications de la sensibilité, comme l'ont découvert Biran et Ampère, contre Condillac ; mais celui de la raison n'est pas non plus réductible aux motions de la volonté, contrairement à ce que croit Maine de Biran. La raison, si elle ressaisit les données sensibles et suppose l'unité du moi actif, préexiste aux conditions de son déploiement, comme une puissance propre. Ainsi, si Ampère récuse les idées innées de Descartes, il paraît bien proche de l'innéisme virtuel de Leibniz.
(regroupe les phénomènes purement passifs résultant de l'excitation des sens). 2e système : actif autoptique (phénomènes engendrés par la distinction entre le moi et le monde extérieur). 3e système : actif comparatif. (phénomènes liés à l'acte de comparaison qui produit les idées générales). 4e système : actif intuitif. (phénomènes liés à l'intuition des rapports indépendants qui produit les notions). |
Ce point manifeste la situation particulière de la doctrine ampérienne de la connaissance, à mi-chemin entre empirisme psychologique et rationalisme classique. D'un côté, elle se veut attentive aux processus d'émergence des facultés. Mais par le statut particulier de la raison qui transcende implicitement les étapes de cette génération, elle se rapproche plus qu'elle ne le pense des courants innéistes (4).
En quoi la raison atteint-elle la réalité ? Si elle pose des substances nécessitées par l'entendement, Ampère sait avant d'avoir lu Kant que celles-ci sont inaccessibles, que ce soit dans une expérience intérieure (le moi qui s'éprouve est phénoménal) ou par une saisie par le concept. Mais le propre de la raison est d'abstraire des relations, des rapports dont elle peut reconnaître en certains cas qu'ils sont indépendants des conditions subjectives de leur acquisition.
« C'est précisément parce que ces sortes de rapports sont ainsi absolument indépendants de la nature des termes entre lesquels ils existent, qu'on peut supposer, sans absurdité (...) qu'ils existent entre les noumènes, dont la nature nous est absolument inconnue. » (5)
Ainsi s'exprime la « théorie des relations », ce réalisme structural par lequel Ampère prétend atteindre l'ordre réel. Cette doctrine articule une dimension psychologique (l'intuition intellectuelle qui fournit les relations couronne l'analyse des facultés), une dimension logique ( le critère d'universalité des relations consiste en leur indépendance des termes reliés, lesquels appartiennent à l'ordre empirique), une dimension ontologique donnée sur un mode conjectural : ces relations peuvent être supposées fondées dans l'absolu avec une probabilité qui confine à la certitude du fait de la valeur explicative de cette hypothèse.
On note au passage l'usage métaphysique que fait Ampère du concept de probabilité, dont il est familier depuis ses tout premiers travaux de mathématicien. Mais tel est le point faible de la théorie métaphysique des relations, souligné par Biran : on ne peut précisément pas transférer la méthode hypothético-déductive des sciences naturelles à l'ordre métaphysique. Qu'une représentation rationnelle rende compte des données empiriques selon un schéma universel n'entraîne pas qu'elle coïncide avec la structure ontologique des choses. Tout au plus peut on dire avec Leibniz qu'elle soutient un « rapport réglé » avec cet ordre réel. Ampère par un usage transcendantal de la notion de probabilité, se voit à son corps défendant réfuté par Kant, dont il fut pourtant un lecteur et admirateur précoce.
Dans un manuscrit autographe écrit à la troisième personne, Ampère se décrit lui-même consacré « à l'étude de la physique, de la chimie et surtout de la philosophie spéculative dans son application aux autres sciences , source de nouveaux progrès et pour ces sciences et pour la philosophie elle-même ». Evoquons le retentissement de la philosophie d'Ampère sur son activité scientifique, en nous limitant à ses travaux les plus célèbres, de chimie d'abord (démonstration de la loi de Mariotte et théorie de la combinaison chimique en 1814) puis d'électrodynamique entre 1820 et 1826.
Tout d'abord, les diverses considérations d'Ampère en matière de logique et de méthodologie assurent la médiation entre philosophie de la connaissance et doctrine de la science. La logique ampérienne est proche de celles de Descartes et Locke, fondamentalement intuitive et synthétique. Elle s'oppose à la logique analytique de Leibniz et de Condillac, pour lesquels tout raisonnement n'est que l'enchaînement d'identités logiques. Logique du raisonnement en cours d'élaboration, elle est calquée sur les opérations psychologiques et non sur l'enchaînement déductif des idées. Il s'ensuit une méthodologie par conjectures et vérifications : Ampère réhabilite l'emploi des hypothèses (disqualifié par le XVIIIe siècle selon une lecture tendancieuse de Newton), qu'il tient pour l'unique voie de l'invention.
Dans le domaine des sciences de la nature, une théorie nouvelle procède de l'intuition du «fait primitif» qui la fonde (comme en psychologie le fait primitif est la découverte du moi dans l'effort). En physique, le fait primitif est simultanément enraciné dans la réalité matérielle, conçue selon des schémas atomistiques, et exprimé par une loi mathématique générale, laquelle traduit la dimension relationnelle de la théorie. Surgit alors la difficulté inhérente à l'épistémologie ampérienne : si la raison intuitive atteint les relations entre des termes postulés (en l'occurrence des entités microphysiques : atomes, courants élémentaires...) et si seules ces relations sont expressives du réel, pourquoi Ampère tient-il autant à la réalité de ces termes, pour en faire l'horizon explicatif matérialiste de la science ?
Dans ses travaux de chimie, contemporains de sa doctrine philosophique des relations, l'atomisme géométrique qu'Ampère élabore est de fait structurel : les atomes sont les sommets des polyèdres moléculaires et la réaction chimique repose sur des coïncidences géométriques. On a donc un géométrisme d'allure platonicienne assez conforme au réalisme structural d'Ampère (encore qu'il se présente comme un pis-aller pour contourner l'ignorance actuelle que nous avons du jeu des forces interparticulaires).
Mais concernant l'électrodynamique, la tension entre la mathématisation de l'interaction des courants et l'hypothèse de la réalité physique des courants microscopiques pour expliquer le magnétisme, apparaît comme bien plus problématique. D'un côté, tous les efforts d'Ampère visent à étendre le fait primitif de l'interaction des courants à l'ensemble des interactions électromagnétiques : sans la réalité des courants microscopiques, disparaît l'unification du magnétisme et de l'électrodynamique. De l'autre côté, le climat laplacien des années 1820, contempteur des hypothèses et ne considérant comme scientifique que la légalisation des phénomènes selon un schéma newtonien, incline Ampère à une prudence tactique, qu'exprime le titre même de son Mémoire de 1826: Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience, ainsi que l'Introduction célèbre, aux accents prépositivistes, de ce mémoire (6). Or, il n'est que de poursuivre la lecture pour voir réapparaître les courants particulaires et de longs développements pour étayer leur réalité. Quant aux écrits privés, ils développent même l'espoir de fonder l'interaction électrodynamique sur une mécanique de l'éther (espoir déjà caressé par Newton pour expliquer l'interaction gravitationnelle) :
« Je pense que tout ce qui s'est fait en physique depuis le travail du Dr. Young sur la lumière et la découverte de M. Oersted prépare une ère nouvelle à cette science et que les explications déduites des effets produits par le mouvement des fluides impondérables remplaceront successivement celles qui sont adoptées aujourd'hui et qui ont pour objet moins de faire connaître la véritable cause des phénomènes que de donner les moyens les plus sûrs de les calculer. Je crois que l'on doit chercher dans les mouvements des fluides répandus dans l'espace l'explication des faits généraux et que c'est aux formules déduites de l'expérience à en faire connaître les détails et à donner le moyen de les calculer » (lettre à Faraday, 1825).
Enfin, l'Essai sur la philosophie des sciences huit ans plus tard durcira encore le dualisme de l'épistémologie ampérienne : la loi mathématique en elle-même constitue une description des phénomènes, mais c'est la structure microphysique qui en assure l'explication, par le jeu des particules et des forces qui constituent le réel physique. Certes, la mathématisation est souvent atteinte de façon autonome, mais elle exprime d'une manière ou d'une autre la constitution microphysique de la matière.
« (Après qu'on a étudié) les lois des phénomènes, et de ces lois exprimées en formules, (...) déduit ensuite, à l'aide du calcul, toutes les vérités qui en dépendent (...), il reste à découvrir les causes des phénomènes (...). Or ces causes résident dans les forces que les molécules de la matière exercent les unes sur les autres. »
Le problème n'est plus seulement le conflit entre l'influence laplacienne et la nouvelle école « éthérienne » de Fresnel et Oersted dans l'œuvre d'Ampère; ni même le débat plus philosophique entre légalisme pré-positiviste qui rejette les explications hypothétiques et science réaliste qui prétend fonder les lois descriptives dans une nature physique (Ampère est certes de cette mouvance réaliste). Le problème concerne, à l'intérieur du réalisme ampérien, les liens exacts entre représentations mathématique et physique des phénomènes, quant à la profondeur des niveaux de réalité que chacune atteint. La théorie philosophique des relations substantielles aurait dû commander un mathématisme scientifique, alors que la science ampérienne reste paradoxalement imprégnée du matérialisme mécaniste de son temps.
Pour sortir de cette aporie, il aurait peut-être suffi qu'Ampère s'interroge sur le caractère trop tranché de sa distinction entre relations et termes reliés. Car peut-on parler de relations sans une certaine consistance, au moins provisoire, des entités physiques où s'inscrivent ces relations ? Mais, inversement, les termes physiques que la science considère (par exemple les atomes) n'apparaissent-ils pas à leur tour comme relationnels ? Dès lors, une conception plus dialectique aurait permis à Ampère de sauver son réalisme structural : à chaque niveau d'approfondissement de la nature physique, ce qui était terme (par exemple la molécule dans la loi de Mariotte) devient tissu de relations (entre atomes en l'occurrence), et l'exploration du réel progresse par la considération de relations toujours plus intimes à l'ordre naturel des choses.
Si l'on se tourne à présent vers les innombrables travaux de classification de notre savant, il semble que s'y exprime de manière bien plus convaincante le réalisme structural de la théorie des relations.
Ampère s'est intéressé de près aux classifications des espèces, celle des végétaux de Jussieu (1789), celle des animaux de Cuvier (1817), à leur mode de constitution et à leur portée objective. La classification naturelle exprime par son ordre propre l'ensemble des relations entre les espèces. Si Ampère a multiplié les taxinomies depuis la chimie jusqu'à la psychologie, son originalité est d'avoir donné à l'acte classificateur un fondement épistémologique et ontologique. La classification constitue l'horizon de l'exploration scientifique et sa portée réaliste est autrement ambitieuse chez Ampère que chez Duhem. Dans ses laborieux regroupements, la classification progresse de l'empirique vers le substantiel, du nominal vers le réel, du descriptif vers l'explicatif. En un sens, toute la philosophie ampérienne de la connaissance semble procéder d'une réflexion sur l'idéal de la classification naturelle, comme type de l'explication structurale. Il n'est donc pas étonnant qu'en retour cette philosophie tende à se structurer elle-même en la vaste classification de toutes les connaissances humaines que propose l'Essai sur la Philosophie des Sciences publié entre 1834 et 1836 (cf. figure).
Le premier trait caractéristique de la classification d'Ampère est sa régularité : entièrement dichotomique, elle divise deux règnes en quatre sous-embranchements, huit embranchements et ainsi de suite jusqu'à 32 « sciences du premier ordre » et finalement 128 « sciences du troisième ordre ». Le second trait distinctif est son extension : aucune science ne lui échappe, depuis les mathématiques jusqu'à la politique, en passant par la biologie, la médecine, la psychologie, la métaphysique... sans compter nombre de créations telles que la cinématique, l'ethnographie... parfois consacrées par la postérité. Il faut souligner ensuite le caractère naturel des séries de disciplines qui s'enchaînent selon un ordre de généralité décroissante, tant au niveau des embranchements : sciences mathématiques, physiques, biologiques, médicales pour le premier règne, puis philosophiques, littéraires (« dialegmatiques »), ethnologiques, politiques, pour le second règne, qu'au niveau des sciences du premier ordre (il n'en va pas de même aux échelons les plus lointains où la part d'arbitraire s'accuse). Sous ces rapports, on peut dire que la table d'Ampère est à la fois plus universelle que celle de Comte (érigée à la même époque), et plus naturelle que celles de Bacon (1623) ou de l'Encyclopédie (1751 - 1772), lesquelles étaient fondées sur une division des facultés : mémoire, imagination, raison.
L'élaboration de ce système s'accompagne chez Ampère d'une réflexion générale sur le principe même d'une classification des savoirs. Ainsi le système des sciences présuppose et intègre deux problématiques : la classification des objets du monde matériel (espèces animales, éléments chimiques...) et la classification des actes de l'esprit (classification psychologique). Le dualisme ampérien fonde le système des sciences, non seulement il le divise en deux règnes (les sciences cosmologiques et noologiques) mais il traverse le principe même de son élaboration : en matière de connaissance, il faut avoir égard simultanément à l'objet étudié et aux opérations intellectuelles investies dans cette étude.
Le contraste est saisissant entre les interminables tâtonnements qui ont préludé à l'érection du système dichotomique et la perfection hiératique de l'architecture finale. Les innombrables brouillons de l'Académie des Sciences confirment le propre récit d'Ampère narrant ses laborieuses tentatives pour regrouper les sciences selon des rapports de diverses natures (on retrouve d'ailleurs les trois types fondamentaux de rapports mathématiques : rapports d'équivalence analogique, d'ordre hiérarchique et de proximité « topologique » ). Cependant, la méthode naturelle, qui s'efforce de considérer l'ensemble des rapports empiriques, est pénalisée par le parti-pris de régularité jamais discuté par Ampère et l'option finale pour la structure entièrement dichotomique trahit l'obsession formaliste du savant.
Le soupçon de dogmatisme se précise avec la recherche rétrospective des clefs d'intelligibilité de la table des sciences. A nouveau, décrire n'est pas expliquer : une fois la table fixée, Ampère s'efforce de dégager le système de relations structurelles qui pourrait fonder a priori la classification et permettre de la retrouver de manière déductive. La première clef est psychologique et consiste à inscrire la table des sciences dans la chronologie des opérations intellectuelles qui s'appliquent à un même objet. Ampère opère ainsi la jonction entre système psychologique et système des sciences, non sans quelques artifices rhétoriques. La réduction du système des sciences aux opérations cognitives joue le même rôle que la réduction de la physique aux entités microscopiques. Mais on a souligné le caractère artificiel de cet atomisme psycho-cognitif, qui a souvent discrédité le système d'Ampère. Une autre clef, inédite, que nous avons exhumé des Archives de l'Académie, procède au contraire d'une sorte de système du monde, chaque science étant déterminée par le milieu propre de son application, un peu comme chez Comte.
On voit l'enjeu de ce double fondement aux yeux d'Ampère : le système des sciences doit être, du côté du sujet, ancré dans la classification psychologique ; du côté de l'objet, dans un système du monde. Bref, dans son extension, dans son ordre intime (par exemple les interprétations verticales des séries de disciplines en termes de développement historique), dans la saturation de ses niveaux herméneutiques, la classification des sciences porte l'ambition d'un méta-système exhaustif et totalisant. « Ce n'est pas une classification des sciences, mais une classification des vérités que j'ai voulu faire », écrit Ampère au terme de son travail. La postérité jugera diversement ce dernier, selon qu'elle sera sensible au caractère naturel des grandes divisions (souligné par Cournot et Bergson) ou bien rebelle au dogmatisme des justifications rétrospectives selon la grille psycho-cognitive (Comte).
Une ligne de fond se dégage de l'ensemble de cette œuvre éclectique et dispersée : Ampère a voulu élaborer une doctrine réaliste de la connaissance, enracinée dans l'analyse des facultés de l'esprit, jeter un pont entre psychologie et ontologie. Disciple de Maine de Biran, il ouvre cependant à côté de la postérité plus fidèle à l'empirisme psychologique qui aboutira à Bergson, une autre lignée du spiritualisme français : celle qui relie Cousin (qui s'inspire pour une part d'Ampère) à Ravaisson et peut-être Blondel (et son lien substantiel), lignée dont le souci est de sortir du point de vue réfléchi pour fonder une doctrine de la connaissance objective.
La solution ampérienne au problème de la connaissance consiste en une ontologie de la relation, laquelle puise à diverses sources et l'on peut parler d'un éclectisme parfois inconscient de notre savant. S'il prolonge l'empirisme de Locke et son souci de décrire une connaissance en voie d'élaboration, il emprunte à Leibniz sa conception de la vérité, comme « l'accord des rapports réels des êtres avec ceux que nous leur attribuons dans la conception que nous nous en formons » (Essai sur la Philosophie des Sciences). Mais à distance du déductivisme leibnizien, Ampère reprend la logique intuitive de Descartes en l'orientant vers la saisie des relations plutôt que des essences.
Les difficultés dans l'application de ce réalisme structural à l'œuvre scientifique, encore encombrée de « chosisme » (Bachelard), n'invalident pas pour autant sa pertinence qui eût mieux apparu à la fin du XIXème siècle dans le cadre d'une physique post-matérialiste. Inversement, la dérive idéaliste qui guette le système des sciences ne doit pas masquer le grand mérite d'Ampère qui est d'avoir proposé une doctrine psychologique et ontologique de l'idéal encyclopédique dans lequel il fut formé et de ses classifications naturelles.
Cependant, toutes les tensions qui traversent l'œuvre ampérienne, jusqu'à cette contradiction si foncière entre esprit d'intuition et esprit de système qui court tout au long de ses taxinomies, procèdent sans doute de l'insuffisance de la théorie philosophique des relations. Car cette ontologie de l'ordre tend à confondre relation pour l'esprit et relation dans les choses. Certes la science ne dit le réel que sous le rapport des relations entre les êtres, comme Ampère l'a toujours soutenu; encore faut-il ajouter que l'ordre rationnel est au mieux proportionné à l'ordre réel et non identique à celui-ci.
Il reste que notre savant, par sa contribution longtemps sous-estimée au renouveau de la philosophie française du XIXe siècle et par son effort pour penser la science en la fondant sur une doctrine originale de l'abstraction, mérite d'être arraché à sa postérité réductrice de physicien, aussi glorieuse soit-elle. A la charnière de l'encyclopédie et du spiritualisme, Ampère doit être considéré comme l'un des derniers savants philosophes, hanté par la question du fondement de la connaissance.
Cette obsession du fondement et de l'unité des savoirs reflète au plan intellectuel la spiritualité tourmentée du savant. Il faudrait évoquer ici d'autres régions de la personnalité d'Ampère, en particulier sa participation au courant pré-romantique lyonnais aux côtés de son ami P.-S. Ballanche, proche de Chateaubriand. Cette appartenance se trouve naturellement rattachée aux préoccupations religieuses du savant dont témoignent abondamment sa correspondance (9). Ampère ne déclarait-il pas tenir ultimement toutes les spéculations scientifiques et philosophiques pour « de pures vanités », ce qui n'est pas le moindre des paradoxes chez cet homme capable de s'enflammer pour n'importe quelle idée neuve ! Plus profondément encore que le savant et que le philosophe, se dévoile ici l'homme religieux, disciple de Pascal et de ses trois ordres incommensurables : celui des corps, celui de l'esprit et celui du cœur. La confidence du savant à son ami Bredin n'est-elle pas significative des tensions intimes du double mysticisme, intellectuel et spirituel d'André Marie Ampère:
« Je ne vois que des vérités, enseigne-moi la Vérité »
(1) Cette correspondance a été publiée et enrichie de nombreux compléments par Alexandre Robinet, Correspondance philosophique Maine de Biran -Ampère in Oeuvres de Maine de Biran, Paris, Vrin, 1993, t.XIII-1.
(2) On sait qu'Ampère, l'année avant sa venue à Paris, animait une « Société Chrétienne », cercle indépendant et amical où l'on confrontait la foi aux exigences de la raison.
(3) D'après Correspondance philosophique Maine de Biran - Ampère, op. cit. pp.261-276.
(4) Il est vrai qu'on trouve déjà cette ambiguïté chez Locke au sujet de la faculté de réflexion: faculté irréductible aux sensations, sorte de « contemplation » que l'esprit fait de ses propres opérations. On constate ici l'influence profonde de Locke sur Ampère.
(5) Lettre du 19/9/1810, Correspondance philosophique, op. cit., p.223.
(6) « Observer d'abord les faits, en varier les circonstances autant qu'il est possible, accompagner ce travail de mesures précises pour en conclure des lois générales uniquement fondées sur l'expérience et déduire des lois ainsi obtenues, indépendamment de toute hypothèse sur la nature des forces qui produisent les phénomènes, la valeur mathématique de ces forces, c'est-à-dire la formule qui les représente ; telle est la marche qu'a suivi Newton (...). C'est elle qui m'a servi de guide dans toutes mes recherches sur les phénomènes électrodynamiques. » (1823, reproduit en 1826 in Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience, Paris, 1826, rééd. J.Gabay, 1990).
(7) A.M. Ampère, Essai sur la philosophie des sciences ou exposition analytique d'une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, Paris, Bachelier, 1834-1836, t.l et 2, 1.1, rééd. fac-similé, Bruxelles, 1966, p.76.
(8) D'après l'Essai sur la philosophie des sciences, t.l, annexe. On n'a pas fait figurer ici les subdivisions en 64 sciences du 2 second ordre et 128 sciences du troisième ordre.
(9) Cf. les lettres à Claude-Julien Bredin, in Correspondance du grand Ampère, Paris, Gauthier-Villars, 1936.