Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.
Dulong, à la fois physicien et chimiste, a laissé dans les deux Sciences de ces œuvres durables qui servent de bases à nos connaissances actuelles. C'est surtout à notre éducation polytechnique que l'on doit attribuer cette réunion d'amplitudes différentes.
Dulong s'était fait entièrement lui-même. Né à Rouen en 1785, il avait perdu, dés l'âge de quatre ans et demi, ses parents qui étaient commerçants dans cette ville. Il fut recueilli par une tante, Mme Faurax, qui l'emmena à Auxerre où elle habitait; plus tard, lorsqu'elle devint veuve, elle trouva pendant vingt années, au foyer de notre illustre savant, la plus touchante et la plus respectueuse hospitalité.
Rien ne fit d'abord prévoir la haute valeur de Dulong : on avait grande peine à l'arracher aux jeux de l'enfance. Deux professeurs de Mathématiques, M. Bonnard et M. Roux, puis un ami de ses parents, M. Rémond, eurent le mérite d'éveiller dans son jeune esprit l'ardeur de la Science. Il fut élève de l'École centrale fondée à Auxerre en 1790, et fut reçu à l'École Polytechnique en 1801, à l'âge de seize ans.
La carrière de Dulong semblait dès lors être assurée. Il n'en fut rien : à la suite d'une maladie de plus de deux mois, survenue au commencement de sa seconde année d'école, son état de santé ne lui permit pas d'entrer dans l'Artillerie. Il fut alors obligé de se faire une autre position. Ce fut la Médecine qu'il choisit, mais, tout en suivant assidûment les cliniques, il s'intéressait particulièrement à la Chimie.
Devenu médecin, Dulong exerça sa nouvelle profession dans le quartier de l'École Polytechnique. Il n'y fit que diminuer sa fortune : jamais il ne vit un malheureux sans le secourir et il avait un compte ouvert chez un pharmacien au profit de ses malades les plus pauvres.
Au milieu des incertitudes de carrière, les charges de famille arrivaient. Dulong s'était marié de très bonne heure, en 1803. Son union, toujours très heureuse, avec Mme Rivière, lui donna trois fils : l'un, passé par l'École Polytechnique, devint capitaine d'Artillerie, et se fit plus tard connaître dans l'industrie des chemins de fer; un autre, professeur de dessin à l'Ecole des Ponts et Chaussées, a été le maître de beaucoup d'entre nous; un troisième, aspirant de marine, mourut de très bonne heure.
La Science avait toujours exercé sur Dulong un attrait irrésistible. Depuis sa sortie de l'Ecole, il n'avait cessé de s'occuper de Chimie. Il faisait chez lui un cours public de Chimie expérimentale (1807) et s'était organisé un laboratoire rue de l'Arbalète (1808). Il fut remarqué par Berthollet, à qui nous devons également d'avoir ouvert la carrière scientifique à Gay-Lussac. Berthollet fit entrer Dulong dans son laboratoire d'Arcueil (1811). C'est là que le jeune savant fit ses célèbres expériences sur la décomposition des sels insolubles par les carbonates alcalins (Annales de Chimie et de Physique, t. LXXXII, 1812. Le Mémoire avait été présenté à l'Institut dès le 29 juillet 1811). Ces recherches, résumées aujourd'hui en Chimie sous le nom de loi de Dulong, servent de base à l'analyse des substances minérales compactes et insolubles : elles montrent que si le sulfate de baryte est décomposé par le carbonate de soude, inversement le carbonate de baryte est décomposé par le sulfate de soude : inspirées par les idées de Berthollet, et étendues plus tard par Malaguli, elles donnent l'un des premiers exemples de ces études d'équilibre chimique qui ont pris de grands développements dans ces dernières années.
Membre de la célèbre Société d'Arcueil, Dulong y devint l'ami de Berthollet, Laplace, Poisson, Thenard, Malus, Gay-Lussac, Biot, Arago, de Humboldt. Sa carrière scientifique était fixée. Il devint successivement : maître de conférences à l'École Normale supérieure sous la direction de Thenard (1812); professeur de Chimie à l'Ecole d'Alfort (1813), où il eut, pour la première fois, un laboratoire officiel; examinateur temporaire à l'École Polytechnique pour l'admission dans les services publics (1813-1820); professeur de Chimie à la Sorbonne (1820); professeur de Physique à l'Ecole Polytechnique en remplacement de Petit (1820); enfin directeur des études (1830). Les honneurs académiques lui étaient arrivés de bonne heure : en 1818, un grand prix lui avait été décerné pour son travail sur la chaleur, en collaboration avec Petit; en 1823, il était élu membre de l'Académie des Sciences; en 1832, il devint secrétaire perpétuel en remplacement de Cuvier, mais il donna sa démission l'année suivante, trouvant ces fonctions trop fatigantes pour sa santé.
Dans l'œuvre scientifique de Dulong, nous voulons détacher tout d'abord deux découvertes capitales dont notre génération peut mieux encore que les contemporains apprécier toute la portée : ce sont, par ordre de date, la production du chlorure d'azote et la loi des chaleurs spécifiques.
La découverte du chlorure d'azote (1811) est, sans contredit, l'œuvre principale de Dulong en Chimie (Journal des Mines, t. XXXIII, 1813, et Mémoires de la Société d'Arcueil, t. III. — « Il me semble, dit Dulong, qu'on est forcé d'admettre que la nouvelle substance contient une certaine quantité de calorique combiné qui, lorsque ses éléments viennent à se séparer, élève leur température et leur donne une très grande force élastique. »). Elle lui coûta cher : dans ses premières expériences, il eut un doigt emporté; il recommença courageusement quelque temps après pour faire l'analyse de ce dangereux liquide, et, cette fois, il perdit un œil; sa santé générale resta même à jamais compromise. C'est par l'action du chlore sur l'ammoniaque que Dulong obtint le chlorure d'azote. Ce composé est pour nous, aujourd'hui, le type de ces corps explosifs qui constituent nos poudres nouvelles et qui ont, en même temps, tant d'intérêt théorique; leur production se fait avec emmagasinement de chaleur, grâce à l'énergie devenue disponible par une réaction concomitante; ainsi, dans l'action de l'ammoniaque sur le chlore, le chlorure d'azote se forme à cause de la combinaison simultanée du chlore à l'hydrogène, d'où résulte la chaleur nécessaire; c'est cette chaleur emmagasinée qui se dégage au moment de la décomposition du chlorure d'azote et qui en rend les effets si terribles.
La loi des chaleurs spécifiques (1819) constitue une autre œuvre capitale de Dulong; elle intéresse la Chimie non moins que la Physique. Cette découverte lui est commune avec son ami Petit, enlevé de trop bonne heure à la Science à l'âge de vingt-neuf ans, un an environ après cette mémorable publication. Ils y arrivèrent à la suite de longues et patientes déterminations des chaleurs spécifiques des principaux corps simples, mesurées par la méthode du refroidissement. Les deux savants surent faire la synthèse de leurs résultats numériques et leur donner un but vraiment philosophique. Ils eurent l'idée, — idée de génie, — de rapporter les chaleurs spécifiques non pas à l'unité de poids, mais aux équivalents chimiques des différents corps simples. Ils furent ainsi conduits à une loi qu'ils énoncèrent en disant que les atomes de tous les corps simples ont exactement la même capacité pour la chaleur.
Les recherches postérieures ont confirmé cette loi magistrale. Les nombreux métaux rares, qu'on a découverts depuis cette époque, sont venus se ranger sous cette même formule.
Cette loi, comme celle de Gay-Lussac sur l'égale dilatation des gaz, a donné lieu à de nombreuses discussions. Les expériences de Regnault, dépassant en précision celles de ses devanciers, ont amené quelques modifications dans les nombres primitivement obtenus. On a reconnu ainsi que la vérification n'est pas absolue; il n'y en a pas moins là une grande loi naturelle, masquée, comme le sont les lois astronomiques elles-mêmes, par quelques légères perturbations. Pour les gaz simples éloignés de leur point de liquéfaction (oxygène, hydrogène, azote), la vérification est rigoureuse.
A côté de ces deux grandes découvertes se placent des travaux qui sont encore de première importance, soit en Physique, soit en Chimie.
Les expériences sur la dilatation et sur le refroidissement sont comme la loi sur les chaleurs spécifiques, le résultat de la collaboration de Dulong et Petit. Elle eut pour origine un concours ouvert par l'Académie des Sciences sur les lois du refroidissement à la suite des études mathématiques de Fourier sur la distribution de la chaleur. Il fallait tout d'abord préciser la mesure des températures : de là les recherches sur la dilatation absolue du mercure. On sait que les deux physiciens la déterminèrent en mesurant, dans deux tubes communiquants, la différence de niveau atteinte par du mercure chaud et froid, car alors les deux hauteurs sont en raison inverse des densités; pour appliquer cette idée ingénieuse, ils firent usage du cathétomètre, à peine employé jusque-là. La construction du thermomètre à poids est l'une des parties les plus intéressantes de ce travail. Il conduisit à la détermination des dilatations des principaux corps, et à une comparaison rigoureuse des différents thermomètres employés. Les deux savants arrêtèrent leur préférence sur le thermomètre à air: c'est ce qu'on fait encore aujourd'hui, malgré les rectifications apportées par Regnault aux valeurs absolues des dilatations des gaz trouvées par Gay-Lussac, valeurs qui avaient été admises sans discussion par Dulong et Petit.
C'est à la suite de ces recherches sur la dilatation des corps que furent entreprises les expériences sur les lois du refroidissement. Elles n'ont reçu, pour ainsi dire, aucun complément depuis quatre-vingts ans, tant ce travail est voisin de la perfection. Avec une admirable sagacité, Dulong et Petit déterminent successivement la part de chacune des variables qui concourent au résultat final : température et disposition de la source qui émet de la chaleur; température et nature de l'enceinte qui la reçoit; influence du gaz ambiant comparé à une enceinte vide.
Toutes ces expériences sur les dilatations et sur le refroidissement font depuis longtemps partie de l'enseignement classique de la Physique; elles y resteront toujours, car elles constituent un véritable modèle de l'art expérimental.
M. Jamin a résumé dans la Revue des Deux-Mondes de 1855 les tra\aux de Physique de Dulong et Petit.
Après la mort de Petit (1820), qu'il avait soigné comme un frère, Dulong continua seul la série de recherches dont les deux amis avaient donné le programme en formulant leur loi sur les chaleurs spécifiques. Il voulait introduire les résultats les plus certains de la théorie des atomes dans « l'étude des propriétés qui paraissent le plus intimement liées à l'action individuelle des molécules matérielles ».
C'est en partant de ce point de vue élevé que furent entreprises les expériences sur le pouvoir réfringent des gaz et sur la vitesse du son : ce dernier travail se rattachait à la question des chaleurs spécifiques, puisque la vitesse du son dans un gaz est liée par une relation simple au rapport entre les chaleurs spécifiques à pression et à volume constants. Ces recherches témoignent encore d'une admirable habileté d'expérimentateur.
La suite de ces mêmes idées fît entreprendre à Dulong la détermination des chaleurs de combustion et de la chaleur animale. Ses conclusions modifient les idées de Lavoisier en prouvant que la combustion du carbone dans l'organisme ne suffit point à rendre compte des phénomènes observés. Ces dernières expériences, que devaient reprendre MM. Regnault et Reiset, ont été interrompues par la mort et ne sont connues que par la description donnée par M. Cabart, fidèle élève de Dulong. On sait quel développement ont pris ces questions depuis que la Thermochimie, avec M. Berthelot, est devenue une science spéciale.
C'est pour ne point interrompre la suite des travaux dérivés de la collaboration de Dulong et Petit que nous n'avons point parlé des expériences sur la loi de Mariotte et sur la force élastique de la vapeur d'eau dues à Dulong et Arago. Elles furent entreprises, sur l'invitation du Gouvernement, par une Commission de l'Académie des Sciences nommée en 1823, dont ces deux savants resteront les seuls membres actifs : Dulong fut l'auteur principal des expériences, qui durèrent environ quatre ans; tous deux cependant prirent une part égale aux dangers qu'elles entraînaient. On sait que les recherches sur la loi de Mariotte furent exécutées dans la vieille tour qui existe encore au lycée Henri IV : poussées pour l'air jusqu'à 27 atmosphères, elles allaient être étendues aux autres gaz, lorsque l'administration des bâtiments civils, avec une inintelligence qu'on ne doit pas cesser de flétrir, intima aux deux savants l'ordre de quitter dans le plus bref délai le monument qui leur avait été prêté. Ce fut ainsi à l'Observatoire, asile de la Science, que furent exécutées les expériences relatives à la force élastique de la vapeur d'eau : c'était la partie la plus dangereuse de ce travail, à une époque où les données physiques, familières à tout le monde aujourd'hui, manquaient presque complètement. Les tensions de la vapeur d'eau furent mesurées jusqu'à 24 atmosphères.
Ce travail classique est, comme les précédents, un modèle de l'art expérimental. Les résultats obtenus suffisent encore aujourd'hui pour la plupart des besoins pratiques de la marche des machines à vapeur. Regnault et, dans ces derniers temps, M. Amagat ont repris ces recherches sur la compressibilité des gaz et des vapeurs; ils en ont étendu la portée : ils ont perfectionné les méthodes expérimentales pour étendre le champ des déterminations, mais rien n'est venu amoindrir l'œuvre de Dulong et Arago.
Au point de vue chimique, Dulong, outre la découverte du chlorure d'azote et la loi sur la décomposition des sels insolubles, a laissé des travaux de grande valeur.
C'est à lui qu'on doit la découverte de l'acide hypophosphoreux, l'un des premiers acides connus qui contienne de l'eau de constitution, c'est-à-dire qui forme un groupement complexe analogue aux acides de la Chimie organique.
L'étude détaillée de l'acide oxalique le conduisit à un résultat semblable. Dulong peut ainsi être regardé comme le précurseur de la Chimie unitaire, première origine de ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie atomique.
On doit à Dulong une analyse exacte de l'eau qui, malgré les perfectionnements de Dumas, est restée un travail classique. Elle fut exécutée au laboratoire d'Arcueil, en commun avec Berzélius, pendant le séjour que cet illustre chimiste fit à Paris en 1817 et 1818 (M. Joseph Bertrand a rendu compte, dans le Journal des Savants de 1891, de correspondance de Berzélius avec Dulong). Une étroite amitié s'était établie entre les deux savants : leurs relations se continuèrent par une correspondance suivie et ne furent interrompues que par la mort; nous donnons à la fin de cette Notice quelques extraits de ces lettres qui présentent le plus vif intérêt et qui font l'éloge des deux amis.
Dulong s'intéressait à toutes les questions de Physiologie : c'est ce que montrent ses expériences relatives à l'influence de l'oxygène sur la respiration, de même que son travail sur la chaleur animale : elles établissent le lien, dans le même homme, des qualités du physicien, du chimiste et du médecin. On lui doit aussi des recherches sur le phénomène de la vision et un examen critique de la Physiologie de Magendie.
Dulong était avant tout un chercheur, un homme de science. Ses disciples racontent qu'il ne pouvait se défendre d'un mouvement d'impatience, lorsqu'il fallait quitter ses expériences pour satisfaire aux exigences de ses fonctions dans l'enseignement. Il n'accepta qu'après beaucoup d'hésitations les fonctions de directeur des études de l'Ecole Polytechnique, craignant d'y perdre une trop grande partie du temps qu'il voulait réserver pour ses travaux personnels. Il disait que le Gouvernement devrait donner des revenus aux hommes que leurs aptitudes mettent en état de faire des découvertes scientifiques. Dulong était l'homme du devoir : ses leçons, très consciencieusement préparées, étaient méthodiques et nourries; il était clair et précis, mais il parlait lentement et avait quelque froideur dans son enseignement. Ses cours n'en étaient pas moins très appréciés à l'Ecole Polytechnique, où les élèves sont plus sensibles qu'ailleurs aux qualités de fond.
Devenu directeur des études de l'Ecole Polytechnique, Dulong mit au service de ces hautes fonctions l'immense autorité qu'il avait acquise : il y apporta toute la conscience délicate qui formait l'un des traits dominants de son caractère ; il était comme un père pour ses élèves.
Sans cesse souffrant, il avait une apparence froide, une attitude grave, un langage réfléchi; il était d'une excessive modestie et se défiait toujours de lui-même. Mais s'il lui manquait ce charme séducteur qui caractérisait son ami Petit, il savait s'acquérir par ses qualités du cœur, le respect et l'affection de tous ceux qui avaient occasion de le connaître. Il était toujours prêt à encourager les vocations scientifiques et à rendre service à tout le monde.
[En 1806, Dulong avait eu occasion d'herboriser avec un de ses anciens camades d'École, riche, mais léger et dissipé. Cet étourdi lui fit entendre qu'il ne saurait jamais rien et le jeta dans un profond découragement. Voici ce que Dulong écrivait à ce sujet à M. Rémond le 14 octobre 1806 :
« Je manque d'expression pour rendre l'état où j'étais alors : je n'en pouvais sortir quelquefois qu'en me rappelant le jugement que tu avais porté sur moi, mais je retombais par une nouvelle entrevue dans ma folie et elle fît des progrès si rapides dans mon esprit que je me crus, en effet, incapable de rien.... Voilà comment un imbécile, avec un peu plus d'usage du monde que moi, m'a fait tourner la tête sans s'en douter. »]
Notre excellent maître M. Fremy nous racontait avec quelle affabilité Dulong alla lui demander, au laboratoire de l'Ecole, de venir le soir même dîner dans l'intimité avec Berzélius, arrivé à Paris (D'après une lettre de Berzélius à Dulong du 13 octobre 1835, le savant suédois avait fait un nouveau voyage à Paris en 1835). M. Fremy, alors simple aide-préparateur à l'Ecole, était en même temps assistant de Magendie au Collège de France et, en cette qualité, il y était logé dans une chambre des étages supérieurs; tous les mois, Dulong passait au Collège de France pour témoigner du patronage qu'il avait à cœur d'exercer sur les jeunes gens.
Une seule fois, dit-on, les disciples de Dulong virent leur maître en colère, une ordonnance royale venait à l'improviste de le nommer membre de l'Institut, lors de la réorganisation des Académies sous la Restauration : « Je ne veux pas, s'écria-t-il, être membre de l'Institut par ordonnance royale; si je le deviens, ce sera par mes travaux et par le choix spontané de l'Académie. » Ses réclamations firent annuler l'ordonnance.
Les qualités du cœur et de la conscience qui distinguaient Dulong expliquent, non moins que la haute portée de ses découvertes, toute l'émotion que causa sa mort. Elles attestent la sincérité des éloges prononcés à ses funérailles.
Dulong avait consacré sa vie tout entière à la Science et à notre Ecole. Jamais il n'avait recherché, comme plusieurs de ses contemporains, à mêler à ses occupations du haut enseignement des fonctions administratives ou politiques. Sa vie se partageait entre ses travaux scientifiques et sa famille. Chaque soir, après son dîner, il faisait de la musique pendant une heure ou deux, puis allait dans son laboratoire s'occuper de ses recherches très avant dans la nuit.
A cinquante ans de distance, Dulong, par tout ce que nous savons de lui, nous apparaît comme une âme toute simple, toute naturelle, toute éprise du culte de la vérité. C'est peut-être son extrême modestie qui a fait qu'aucun honneur extraordinaire ne lui a été décerné après sa mort : aucun éloge académique officiel n'a été prononcé sur sa vie et ses travaux. Nous serions heureux que cette courte Notice pût contribuer à raviver le souvenir de l'une des gloires de l'Ecole Polytechnique.
Georges Lemoime.
La Bibliothèque de l'Institut possède vingt-cinq lettres inédites de Berzélius, adressées à Dulong depuis 1819 jusqu'à 1832. Les réponses de Dulong doivent exister à Stockholm ; deux seulement d'entre elles se trouvent à l'état de minute dans les manuscrits de l'Institut. Il nous parait intéressant de donner ici quelques extraits de ces documents.
Berzélius à Dulong.
Genève, ce 13 juillet 1819.
Mon cher Dulong, je suis enfin sorti d'un pays où j'ai passé l'année la plus agréable de ma vie et d'où j'emporte avec moi des souvenirs qui me resteront toujours chers. L'amitié que vous m'avez témoignée et que je tâcherai de conserver et de mériter est un des fruits les plus précieux de mon séjour en France; je vous prie de me la continuer toujours.
A Genève, j'ai trouvé mon ancien ami Marcel. Quoiqu'il habite la campagne, nous nous voyons tous les jours. Nous voyons aussi souvent Saussure, Prévost, Pictet, de la Rive et autres. La vie dans cette république me plaît infiniment, ainsi que la parfaite égalité politique des citoyens.
Berzélius à Dulong.
Stockholm, ce 6 novembre 1819.
Mon cher Dulong, je suis enfin chez moi et, ce qui est mieux encore, j'ai fini le pénible travail de changer de logement et de m'établir à mon aise dans mes nouveaux appartements. Je vous ai écrit de Genève; j'espère que vous avez reçu ma lettre.
J'ai fait un tour très intéressant par la Savoie, la Suisse et l'Allemagne.
A Berlin, on a fait une fort belle découverte physico-chimique. Un jeune chimiste, nommé Mitscherlich, étudiant les formes cristallines des sels, vient de trouver que les corps composés d'un égal nombre d'atomes combinés de la même manière forment ou des cristaux parfaitement semblables ou du moins d'une forme très analogue.
Berzélius à Dulong.
Stockholm, 12 juin 1820.
Mon cher ami, c'est aujourd'hui l'anniversaire de ma dernière entrevue avec vous. La mémoire de ces jours que j'ai eu le bonheur de passer avec vous, de nos occupations communes, m'est toujours chère. Elle le devient davantage à mesure que l'époque où j'en ai joui sera plus reculée. C'est avec une véritable tristesse que je me rappelle dans ce moment que vous m'avez laissé cette année entière sans me donner de vos nouvelles. Vous m'avez cependant promis de m'en donner de temps en temps.
Dulong à Berzélius. (Lettre commencée en décembre 1819 et terminée en octobre 1820.)
Décembre 1819.
Vos deux lettres m'ont procuré la plus vive satisfaction. C'est une grande jouissance pour moi de voir que j'ai pu laisser quelque souvenir dans votre esprit. Je dois vous dire cependant que, lors même que je ne serais pas digne de vous inspirer un peu d'amitié, l'attachement profond que je vous ai voué mériterait de votre part quelque réciprocité. Vous ne pouvez vous faire une juste idée du chagrin que m'a causé votre départ. L'habitude que j'ai contractée de concentrer toutes mes affections ne vous a pas permis de juger du degré de mon affliction lorsque nous nous séparâmes, mais, immédiatement après vous avoir quitté, mes yeux se sont trouvés tellement mouillés que, pour ne pas attirer les regards des passants, j'ai été obligé de me jeter dans une voiture pour me faire conduire chez moi ; et puis que l'on vienne nous dire que les Sciences dessèchent le cœur et flétrissent l'ame.
Je suis très aise d'apprendre que l'on a découvert une nouvelle manière de vérifier la théorie atomistique; j'avais depuis bien longtemps formé le projet de me livrer un jour à des recherches semblables à celles du jeune Allemand dont vous me parlez, mais peut-être en aurais-je été détourné pendant longtemps.
Je suis convaincu, nonobstant les objections de M. de Laplace et de quelques autres, que cette théorie est la conception la plus importante du siècle et que d'ici à une vingtaine d'années, elle fera prendre à toutes les parties des Sciences physiques une extension incalculable.
Vous avez eu bien tort de ne pas me prendre au mot, lorsque je vous ai proposé de rédiger notre Mémoire afin de le lire avant votre départ. Il semble que, depuis, tout ait conspiré pour m'empècher de m'en occuper. J'ai d'abord été entraîné irrésistiblement à de nouvelles recherches sur la chaleur. Ensuite sont venus mes examens, et vous savez que c'est par centaines qu'il faut les compter; puis des malheurs de famille qui ont nécessité de ma part plusieurs voyages, puis enfin et par-dessus tout une corvée qui doit durer huit mois, si toutefois j'ai la force d'y résister jusqu'à la fin. Mon malheureux ami M. Petit est toujours dans le même état. Il lui est impossible de parler en public. Pour lui conserver la totalité de son traitement, j'ai consenti à me charger du cours de Physique de l'École Polytechnique, conjointement avec M. Arago. Vous jugerez facilement ce qu'une pareille tâche doit ajouter à mes devoirs particuliers, qui absorbaient déjà presque tout mon temps. Il ne faut rien moins que la sainteté d'un pareil motif pour me faire vaincre le dégoût que j'éprouve, en me voyant forcé d'abandonner des recherches intéressantes qui se trouvent ainsi tout à fait perdues, au moins pour moi. J'espère que vous apprécierez vous-même ces motifs et qu'ils me serviront d'excuse pour ne pas avoir rempli mes promesses.
Nous avions déjà porté un coup funeste à la théorie chimique de la chaleur dans le Mémoire que nous avons lu à l'Institut pendant votre séjour à Paris. De nouvelles expériences me portent à regarder comme une vérité incontestable que tous les phénomènes, qui n'ont point de rapport avec la chaleur rayonnante, ne sont que le résultat du mouvement vibratoire des molécules matérielles elles-mêmes. Le calorique se propagerait d'après cette manière de voir par les vibrations du même fluide qui, avec une plus grande vitesse, produit sur nous la sensation de la lumière. Ainsi la pile voltaïque ne développerait le phénomène du feu qu'en excitant par le courant électrique les vibrations des particules matérielles.
MM. Clément et Desormes ont publié un fait qui vient à l'appui de mon opinion, dont je n'ai du reste parlé à personne : c'est qu'un même poids de vapeur d'eau, prise sous une force élastique quelconque et avec la température qui convient à cette force élastique, contient toujours la même quantité de chaleur. M. Desprez a trouvé qu'il en était de même pour les autres liquides. Or, je puis prouver qu'en faisant varier subitement le volume d'un gaz ou d'une vapeur, on produit par là des changements de température incomparablement plus grands que ceux qui résulteraient des quantités de chaleur développées ou absorbées, s'il n'y avait pas de la chaleur engendrée par le mouvement. Rumford avait déjà employé à peu près le même mode de raisonnement pour soutenir son opinion, mais il avait pris pour sujet de ses observations les corps solides, ce qui rendait ses arguments vulnérables.
1er octobre 1820.
Mon cher ami, tout le temps qui s'est écoulé depuis la date de la lettre précédente n'a été qu'une suite de calamités pour moi. J'avais différé de vous la faire parvenir, croyant toujours que je trouverais quelques instants pour m'occuper des calculs relatifs à votre Mémoire. Je m'y suis mis peut-être plus de dix fois sans pouvoir terminer.
Vous avez pu voir, par la lettre précédente, de combien d'occupations j'ai dû être accablé pendant l'année scolaire qui vient de s'écouler. Ajoutez à cela que, quelques jours après vous avoir écrit, le grand froid que nous avons éprouvé ici a fait faire à la maladie de mon malheureux ami des progrès effrayants. Depuis ce moment, il a été toujours en déclinant jusqu'au mois de juillet dernier, époque à laquelle il a enfin succombé. Il ne s'est jamais aperçu de son état, mais que les derniers temps ont été pénibles pour moi! Sa maladie avait changé son caractère : tous ceux qui l'entouraient lui inspiraient de l'aversion; moi seul, j'avais conservé sa confiance, et il exigeait que je restasse auprès de lui pour l'entretenir sur son état pendant tout le temps que mes occupations me laissaient libre. Le chagrin que me faisait éprouver ce spectacle et que j'étais obligé de dissimuler, joint à la fatigue de mes devoirs, a profondément altéré ma santé, peut-être suis-je destiné à le suivre bientôt, et par le même chemin. Ce qu'il y a de certain, c'est que je tousse horriblement depuis huit mois et que je suis obligé de m'interdire toute occupation sous peine de voir redoubler le malaise que j'éprouve. J'ai peut-être poussé trop loin le dévouement et l'amitié. J'ai voulu finir le cours que j'avais entrepris, malgré l'affaiblissement de ma santé. Mais je préfère me faire à moi-même ce reproche que de mériter de la part des autres un reproche contraire.
J'avais beaucoup de choses à vous mander sur ce qui s'est passé pendant l'année. Ce ne seraient plus maintenant que des vieilleries. Nous avons eu l'honneur de posséder quelques jours Son Excellence Monseigneur le Chevalier Davy et sa chaste épouse. A peine a-t-il daigné laisser tomber un regard sur moi et il ne m'a dit que quelques mots. Je soupçonne qu'outre sa hauteur naturelle, il aura su que vous m'honoriez d'une estime particulière et qu'il aura reversé sur moi une partie de la rancune qu'il a conservée contre vous. Si cela est, j'accepte avec plaisir la solidarité! Vous savez sans doute qu'il va être nommé président de la Société Royale. Alors il ne sera plus possible de l'approcher sans se prosterner.
Je connais maintenant le Mémoire de M. Mitscherlich. Sa lecture a encore augmenté l'intérêt que votre annonce m'avait inspiré. M. Haüy l'a attaqué un peu légèrement; la blessure de Beudant me paraissait plus dangereuse. Il serait fâcheux que l'on ne trouvât que de la similitude dans les formes des espèces de nature différente, mais ayant les mêmes proportions (Petit).
Vous connaissez sans doute les expériences d'Oerstedt sur la relation qu'il a découverte entre le magnétisme et l'électricité; la nouvelle a d'abord été reçue très froidement ici. On avait cru que c'était une rêverie allemande. Mais, lorsqu'une personne eut annoncé que le fait était constant, tout le monde s'est jeté dessus et l'on ne parle plus à toutes les séances de l'Institut que des nouvelles expériences relatives à ce sujet. Malheureusement pour Biot, il était absent lorsque cette affaire fut mise sur le tapis. Ampère a été seul pendant un mois et il a su habilement tirer parti de sa position. Il a déjà lu quatre ou cinq Mémoires, et il en annonce autant d'autres. Comme vous ne les recevrez peut-être pas tout de suite, je vais vous dire en deux mots ce qu'il a trouvé.
Il admet d'abord comme une chose prouvée que, dans une pile fermée, il existe un courant de cuivre au zinc dans la pile et du zinc au cuivre pour les conducteurs. Cela posé, une aiguille aimantée tend toujours à se mettre à angle droit de la direction de ce courant, mais la position du pôle de cette aiguille est inverse lorsqu'on la place dans deux endroits diamétralement opposés relativement à la direction du courant. Quand on fait l'expérience comme Oersted, en prenant une aiguille suspendue horizontalement, il est impossible de faire prendre la direction rectangulaire parce que le magnétisme du globe concourt au phénomène. Mais, en prenant une aiguille d'inclinaison et la plaçant dans un plan perpendiculaire à la direction que prendrait cette aiguille libre, la force directrice du globe n'y fait plus rien ; elle est en équilibre dans toutes les positions : en y appliquant le conducteur qui ferme une pile en activité, l'aiguille se met toujours à angle droit du fil, quelle que soit la direction qu'on donne à ce dernier, et en le plaçant successivement dessus et dessous parallèlement à lui-même l'aiguille conserve la même direction, mais les pôles sont situés inversement. Le même phénomène s'accomplit sans affaiblissement apparent, lorsque le fil qui réunit les deux extrémités de la pile a plus de 60 pieds de longueur. — Un aimant attire le fil traversé par un courant galvanique lorsqu'il est placé à droite, par exemple, de ce courant et il le repousse s'il est placé de la même manière à gauche. Enfin, deux fils traversés par des courants galvaniques ayant une direction parallèle et marchant dans le même sens s'attirent; ils se repoussent, si les directions étant toujours parallèles, les courants se font en sens opposés. De tout ceci. Ampère conclut qu'un aimant n'est qu'une pile en activité dans laquelle le courant galvanique se fait circulairement et dans une direction perpendiculaire à la ligne qui joint les pôles de l'aiguille. D'après la loi précédente, on voit pourquoi l'aiguille aimantée tend à se mettre à angle droit de la direction du courant galvanique, parce que le courant circulaire de l'aiguille tend à s'accorder avec le courant rectiligne de la pile : alors il y a attraction si les courants marchent dans le même sens et répulsion s'ils sont en sens contraire. De là l'attraction et la répulsion de la même aiguille dans deux positions diamétralement opposées du même courant.
Il admet encore que le globe est une grande pile dans laquelle le courant se fait de l'est à l'ouest à peu près, ce qui détermine l'aiguille aimantée à se tourner dans la direction Nord-Sud, à peu près aussi. Enfin, Arago a trouvé qu'en approchant un morceau d'acier d'un courant galvanique, il s'aimante avec une distribution de pôles, conformément à la théorie d'Ampère. On dit que Biot, qui vient d'arriver, travaille jour et nuit sur ce sujet. Il sera donc bientôt épuisé.
Dulong à Berzélius.
1821 (?).
Mon cher et illustre ami, vous recevrez probablement en même temps que cette lettre un exemplaire de la traduction de votre Ouvrage sur l'emploi du chalumeau. Nous avons fait tous nos efforts, MM. Bonsdorff (?), Fresnel(frère de l'illustre physicien) et moi, pour que cette traduction fût digne de vous, et j'aime à croire que vous en sortez satisfait.
Je suis très reconnaissant de l'intérêt que vous prenez à ma santé. Comme vous, je suis convaincu que mon rétablissement complet ne pourrait s'opérer que dans un assez long voyage, mais quelle possibilité de voyager avec des devoirs aussi impérieux et aussi assujettissants que ceux que j'ai à remplir. Il faut vraiment un courage extraordinaire pour y résister. Depuis l'institution de mon laboratoire (Dulong était devenu propriétaire de la maison située rue de Fleurus, n° 17, où il occupait déjà un appartement comme locataire, et il y avait installé à ses frais un laboratoire), je comptais me livrer avec un peu de suite à mes occupations favorites, des recherches de Physique et de Chimie, lorsqu'un voyage d'Arago à Metz a fait retomber sur moi un surcroît de leçons; il a fallu, pendant près de deux mois, faire des leçons à sa place tout en continuant de faire les miennes.
Si j'étais exempt de tous les soucis que donne une famille à élever, je me déchargerais bien vite des trois quarts du fardeau qui m'accable, pour me dévouer entièrement à l'avancement des Sciences. Mais il est des événements qui exercent sur tout le reste de la vie une influence à laquelle on ne saurait se soustraire.
Vous me demandez mon opinion sur une question bien délicate. Je vous dirai franchement que, lorsque le Mémoire de Prout parut, je ne pus me défendre de l'impression qu'il me fit, quoique assurément ses arguments ne fussent pas de nature à entraîner la conviction. Je fus le seul des rédacteurs des Annales de Physique et de Chimie, dont je faisais alors partie, qui ne traita pas ce Mémoire de vision cornue. J'en donnai un extrait dans le premier numéro de ce Recueil. Depuis, je n'ai pas perdu de vue cette idée originale, et, lorsque nous avons déterminé de nouveau les densités de plusieurs gaz, je me suis empressé de vérifier son exactitude. Ainsi que nous l'avez remarqué, les nombres que nous avons obtenus se rapprochent de ceux que Prout avait donnés. C'est surtout dans la vue de décider cette question que je vous engageai à faire l'analyse de l'air à la précision du millième, afin de connaître le rapport des densités de l'oxygène et de l'azote. Si les résultats de Thomson n'étaient pas arrangés à plaisir, il ne faudrait plus douter, mais quoique je ne conçoive pas comment on peut avoir Le front de mentir à la face de l'Europe, pour faire cadrer des nombres avec une idée systématique, je ne puis cependant me défendre d'une certaine défiance en voyant des déterminations sujettes à tant de variations accidentelles s'accorder toujours jusqu'à la quatrième décimale. En définitive, je ne crois pas que l'on doive repousser l'idée de Prout comme contraire aux bases de la philosophie moderne. Mais je ne crois pas non plus qu'elle soit encore suffisamment établie par l'expérience, et par sa nature même elle ne pourra l'être que lorsqu'on aura la certitude d'avoir avec une précision connue le poids d'un grand nombre d'atomes de multiples différents.