La mémoire de l'Ecole était décidément bien ingrate, au temps de notre peintre Colin, envers ce pauvre Guyton : le cartouche qu'on plaça sous le portrait de Berthollet ne reconnaît que deux professeurs de chimie, Fourcroy et lui. Nous avons rendu justice au troisième instituteur, tombé dans l'oubli, mais nous verrons que Berthollet a, de fait, laissé dans l'histoire de la chimie une trace bien plus profonde que ses deux collègues instituteurs, ou même que Chaptal, qui fut son « instituteur-adjoint » lors des premiers cours de Polytechnique en 1795. Après Fourcroy, portons donc maintenant nos regards sur Berthollet qui, relevons-le en passant, partage avec celui-ci l'éloge mérité par son désintéressement en faveur du budget de l'Ecole
Le portrait que nous avons sous les yeux, tiré sans doute d'une gravure du temps, est l'un des plus suggestifs de la galerie. C'est le Berthollet de la soixantaine (il était né en 1748), le maître retiré à Arcueil où il a équipé, à ses frais, un laboratoire où travaille Gay-Lussac et où il réunit, chaque quinzaine, le petit groupe choisi de la « Société d'Arcueil », sorte d'Académie privée, de salon - au sens où l'on parlait du salon de Lavoisier à l'Arsenal. La confortable tenue d'intérieur avec la veste au col de fourrure convient bien au Berthollet d'Arcueil, au faîte de sa carrière. Grand front, larges yeux sous les sourcils bien arqués, cou puissant, gros nez et fortes lèvres, c'est une tête impressionnante d'autorité intérieure ; le regard se porte ailleurs, comme si notre présence était indifférente au savant dont il ne faut pas troubler la méditation. Une forte personnalité - quel contraste entre ce médaillon et ceux de Prieur ou de Lamblardie ! - , mais combien différente de celles de Monge et de Fourcroy, ses amis intimes du salon de l'Arsenal et de l'Académie des Sciences, avec qui il avait fait étroitement équipe en l'an II autour du Comité de Salut public !
Berthollet était savoyard d'Annecy, comme Lagrange, comme le grand-père de Monge, donc, à l'époque, étranger. C'est d'ailleurs à Turin qu'il fit ses études de médecin, avant de « monter » à Paris où il arriva à 24 ans, en 1772. Quelques relations à la Cour lui firent obtenir une place de médecin, à titre personnel, dans la maison du duc d'Orléans. Ces attributions peu contraignantes lui permirent de faire une licence de médecine à la Faculté de Paris - il a obtenu pour cela des lettres de nationalité qui le constituent français - et aussi de commencer des travaux de chimie en choisissant d'emblée le sujet alors le plus en vogue : « Observations sur l'air» : il s'agissait en fait de « l'air fixe », le gaz carbonique, que Berthollet obtient en décomposant l'acide tartrique. Le voilà donc introduit dans la chimie pneumatique et c'est Lavoisier qui fera le rapport quand il présentera son mémoire à l'Académie. En 1780, il est élu à l'Académie des Sciences, qui le préfère à Fourcroy. Il va quitter l'exercice de la médecine privée pour occuper un poste officiel bien rémunéré : directeur des teintures à la Manufacture Royale des Gobelins, ce qui nous vaudra des travaux importants de chimie du textile, en particulier la découverte du blanchiment par le chlore.
Mais c'est surtout l'époque de la grande controverse sur le phlogistique ; ses réflexions, ses travaux personnels, le décident à abandonner l'ancienne théorie pour suivre celle de Lavoisier. Avec Guyton, Fourcroy et celui-ci, il va signer la Méthode de Nomenclature chimique , fonder les Annales de Chimie. Il publie de nombreux mémoires, tant en chimie fondamentale (découverte de la composition du gaz ammoniac) qu'en chimie appliquée : sur le chlore, on l'a vu, mais aussi sur le fer et l'acier ; ce dernier mémoire était fait en collaboration avec Monge et Vandermonde et préludait à l'Avis aux ouvriers en fer sur la fabrication de l'acier qu'il publiera avec ces derniers en l'an II.
Le biographe de Berthollet affirme « qu'au début de la période révolutionnaire, il était le chimiste le plus connu, après Lavoisier ». Sans trancher sur le superlatif, reconnaissons qu'il est alors une figure éminente de la science française. Il ne va pas pour autant, comme Monge, Guyton, Dietrich ou Hassenfratz, se lancer dans la vie politique. Il reste discret, se tient, dans sa maison de campagne d'Aulnay-sous-Bois, loin de l'agitation des Journées. Il continue à travailler, publie dans les Annales de Chimie et dans les Chemische Annalen (le « Journal de Crell »), édite en 1791 un important traité de chimie industrielle en deux tomes, les Eléments sur l'art de la teinture, qui sera aussitôt traduit en anglais et en allemand.
Mais ses sympathies sont bien déclarées. Après la suppression des Académies en août 1793, on vint le chercher pour faire partie de la Commission des Poids et Mesures, chargée de poursuivre les travaux de l'Académie dans ce domaine ; et, lorsque, après l'arrestation de Lavoisier, Prieur épura cette Commission de ses éléments « douteux », Berthollet fut jugé assez pur pour y être maintenu. Il quitta alors sa retraite studieuse pour se joindre à l'équipe de savants mobilisée par Prieur et travailla plus particulièrement avec Monge à la raffinerie de salpêtre de St-Germain des Prés et à la poudrerie de Grenelle : les deux établissements devaient brûler ou sauter en août 1794, mais c'était après Fleurus, et après Thermidor.
Berthollet fut donc un savant engagé, et ce tandem Monge-Berthollet qui fera tant parler de lui un peu plus tard, en Egypte, se trouve déjà en pleine action. Leurs relations amicales et familiales (Mme Berthollet était belle-soeur d'une soeur de Mme Monge) remontaient à plus de dix ans, mais ils étaient maintenant ensemble à pied d'oeuvre. Et cependant, combien ces caractères paraissent dissemblables : tandis que Monge, enthousiaste, entreprenant, se laisse entraîner avec une naïveté sympathique dans l'action politique jusqu'à accepter d'être ministre, Berthollet a différé avant de quitter ses chères études jusqu'à ce qu'on déclare l'urgence de la patrie en danger. Et sur le plan scientifique, autant Bethollet est prudent, avançant à pas comptés et réfléchis dans le domaine qu'il connaît, autant Monge se laisse disperser dans des directions diverses ; il est le fondateur de la géométrie descriptive et sera son apôtre, mais il expérimente aussi sur la synthèse de l'eau et visite les forges. Bethollet saura, certes, se faire une place, tant à l'Académie que dans les fonctions officielles, mais il semble que cela lui vienne sans qu'il insiste - alors que Monge bouscule (en 1783, il prend le poste d'examinateur de la marine que convoitait Bossut, bien que celui-ci eût été à l'origine de son ascension), s'éprend (de Bonaparte), régente (l'Ecole polytechnique). Colin les a peints d'ailleurs bien différents : Monge nous pénètre d'un regard ardent, tandis que Berthollet nous échappe, ailleurs.
Après les entreprises communes du printemps de 1794, la destinée va continuer à les rapprocher singulièrement. En 1795, Monge et Berthollet enseignent tous les deux , l'un sa géométrie, l'autre sa chimie, à l'Ecole Normale et à l'Ecole centrale des Travaux publics. On constate, d'après le témoignage de leurs élèves, que le premier est un professeur né qui sait enthousiasmer les jeunes, tandis que l'enseignement de l'autre passe mal. On crée l'Institut National à la fin de l'année : les deux premiers membres de la section de chimie sont Berthollet et Guyton (Fourcroy a été écarté, il sera coopté ensuite) ; Monge figure dans les premiers membres de la section de géométrie.
Et quelques mois plus tard, c'est l'étrange aventure de l'envoi en mission par le Directoire, pour aller prendre en Italie les objets d'art ou de science destinés à enrichir les musées de la République. Monge et Berthollet sont, dans le groupe des commissaires, les deux hommes de science, et s'acquittent avec compétence et honnêteté de cette tâche... délicate. Mais surtout, c'est le moment où jaillit l'étincelle entre le jeune général et ces deux savants d'âge mûr. Entreprise de séduction qui n'était pas sans arrière-pensée de la part de Bonaparte ; Monge, patriote enthousiaste, prit feu ; Berthollet, même s'il garda des apparences plus froides, se laissa entraîner dans le sillage des grands desseins du futur empereur, au point de devenir définitivement son chimiste de confiance.
Quelques mois après leur retour à Paris, au début de 1798, Bonaparte se mit à préparer dans le plus grand secret l'expédition d'Egypte : affaire assez extraordinaire, et admirable par l'ampleur, la promptitude, la hardiesse des décisions, la confiance aveugle de ceux qui partaient sans savoir où exactement ; un très petit nombre, dont Berthollet, étaient dans le secret.
Au Caire, dans cette curieuse ambiance où s'associaient la mission scientifique (l'Institut d'Egypte) et la conquête militaire, Berthollet se retrouve chimiste et fait une observation fondamentale qui marquera sa théorie chimique. Dans les eaux saumâtres du lac de Natron, d'où l'on extrait le carbonate de soude naturel (la « soude ») qu'exporte l'Egypte depuis l'antiquité, il constate qu'une réaction de double échange en solution (ici, entre carbonate et chlorure, calcium et sodium ), peut évoluer tantôt dans un sens tantôt en sens opposé, selon les conditions de température et de concentration : c'est l'équilibre chimique. Berthollet va dorénavant interpréter la combinaison chimique comme résultant de l'équilibre entre des forces opposées, dont il aura d'ailleurs quelque peine à préciser la nature ; mais sans rien préjuger de celles-ci, il étudiera la statique de ces forces.
Bonaparte, quittant l'armée d'Egypte pour rentrer à Paris, mais décidément fidèle à ses deux savants collègues de l'Institut, leur fait partager la traversée aventureuse où son bateau réussit à éviter l'escadre anglaise qui contrôle la Méditerranée. Peu après, ce sera le 18 brumaire, la constitution de l'an VIII. Monge et Berthollet seront des premiers sénateurs. L'année suivante, Berthollet s'installe à Arcueil ; en 1803, il publie son ouvrage majeur, l'Essai de Statique chimique. C'est la fin de son jumelage avec Monge ; leurs chemins se séparent, même si la faveur du Premier Consul, puis de l'Empereur, persiste à les réunir dans les mêmes promotions. Berthollet démissionne de Polytechnique pour se consacrer tout entier à la science, tandis que Monge cessera d'y être actif ; il ne fréquentera pas le cénacle d'Arcueil, où d'ailleurs la présence de Laplace ne devait guère l'attirer.
La pensée chimique de Berthollet est à la fois en avance sur son temps, et on sera tenté de parler d'intuition géniale. Mais en même temps, le chimiste est sceptique et prudent et on l'accusera d'être conservateur et d'avoir fermé ses yeux au progrès, après avoir été pourtant à l'école de Lavoisier.
Berthollet ne veut pour règle que l'observation ; il se méfie des hypothèses et veut que l'expérience suive pas à pas la théorie pour la vérifier. L'observation faite aux lacs de Natron, et dans son laboratoire, l'a conduit à soutenir que la réaction chimique est un partage, mais surtout à rejeter l'idée de voir dans la réaction une sorte de conquête, de destruction d'une espèce chimique par une autre, comme dans cette théorie de l'affinité élective où il devait trouver quelque relent de scholastique. L'intuition était juste et la thermodynamique chimique d'aujourd'hui nous enseigne en effet qu'aucune réaction n'est « totale », mais finit toujours par aboutir à un nouvel équilibre d'où aucun des constituants du mélange primitif n'est « totalement » exclu. Mais il faudra presque cent ans avant que ce nouveau chapitre de la chimie ne prenne forme. Il faudra que la thermodynamique classique ait clarifié les notions d'énergie et d'entropie, que Gibbs, Duhem et d'autres aient édifié ensuite la théorie chimique. Ce n'est guère que 150 ans après que Berthollet ait cessé d'enseigner à Polytechnique, que ses lointains successeurs commenceront à enseigner une théorie qui l'eût comblé d'aise, mais en la présentant de manière claire et solidement fondée sur l'expérience, et non dans le style embarrassé et confus de son Essai de 1803.
Mais ces vues de Berthollet sur la réaction chimique semblent l'avoir inhibé pour s'associer au nouveau pas décisif que faisait la chimie en ces années 1800-1810 : l'hypothèse atomique. Il se méfie d'abord de la loi de Proust, dite des proportions définies, qui constate que les éléments se combinent entre eux dans des rapports simples des masses mises en jeu. Les expériences avancées par Proust n'ont pas de valeur générale, dit Berthollet, qui a beau jeu, en une époque où l'analyse chimique était encore imparfaite, de produire des cas où ces proportions, selon l'apparence, varient continûment. Pire, lorsque Gay-Lussac, qui travaille à Arcueil sous sa direction, met en évidence les lois de combinaison des gaz où, cette fois, c'est entre volumes de gaz combinés qu'apparaissent les proportions simples, Berthollet refuse l'interprétation moléculaire qui va s'imposer : cette loi, dit-il, est spécifique des réactions gazeuses et n'a pas valeur générale. Il ne va pas cependant jusqu'à combattre l'hypothèse de Dalton comme il a combattu Proust, et se contente de saluer l'idée de Dalton du nom d'« hypothèse ingénieuse ». Les chimistes, quant à eux, vont suivre Proust, Dalton et Avogadro ; ils vont oublier Berthollet, ne laissant subsister de ses théories que des « règles » empiriques sur la précipitation, généralement, mais pas toujours, vérifiées, résidu médiocre de sa grande synthèse sur l'attraction chimique.
Dernier hommage à Berthollet cependant, récent celui-là : depuis que nos connaissances sur la structure des solides ont progressé, et qu'on a constaté que la « molécule » chimique discrète, classiquement définie à l'état gazeux ou liquide, n'est pas toujours présente dans le cristal dont le fragment macroscopique peut être considéré comme une seule molécule géante, on a trouvé que les règles des proportions définies ne s'appliquaient pas forcément à l'état solide et qu'on y rencontrait des composés dits « non-stoechiométriques ». On les baptisa du nom générique de berthollides, par opposition aux daltonides qui respectent les lois simples des combinaisons atomiques discrètes.
Des trois chimistes fondateurs de Polytechnique, Berthollet est finalement le seul qui ait laissé une réputation durable dans l'histoire de la chimie. Les deux autres sont bons chimistes, certes, et ont à leur actif d'importantes découvertes, mais leur plus grand mérite est d'avoir rallié Lavoisier et soutenu son génie. Leurs travaux se sont arrêtés en fait à la Révolution, tandis que Berthollet a tenté d'aller plus loin, grâce à ses dons remarquables d'observation et à son esprit critique, qui ne nous font que déplorer sa méfiance exagérée vis-à-vis de l'imagination qui engendrerait des hypothèses trop hardies. C'est en effet dans son laboratoire que Gay-Lussac et Thénard comprirent que le chlore était un corps simple, et non, comme on le croyait alors, un composé qu'on nommait « acide muriatique oxygéné » ; mais Berthollet , trouvant l'affirmation imprudente, les empêcha de le publier, laissant Davy s'approprier peu après la priorité de la découverte. Ce même Davy qui, préparant le sodium et le potassium par électrolyse, les rangeait dans la catégorie des métaux ; Gay-Lussac et Thénard qui les étudient aussi sont du même avis, mais n'oseront pas contredire leur patron qui estime que ce sont des « hydrures d'alcalis ».
Mais quelles que soient ces erreurs d'appréciation qu'il est trop facile aujourd'hui de dénoncer, elles ne doivent pas occulter le grand mérite de Berthollet qui a su prendre le relais de Lavoisier et transmettre le flambeau à la génération suivante, où Gay-Lussac en chimie, Arago et Malus en physique, membres du cénacle d'Arcueil, sont de grandes figures. Il a su ne pas se laisser distraire de son oeuvre scientifique par les tapages ou les fastes du moment, à la différence de Monge, hélas. Allié avec Laplace. il a su réunir cette remarquable Société d'Arcueil, dont il a fait, pendant une dizaine d'années, un foyer scientifique unique en Europe. Sceptique peut-être en philosophie, prudent vis-à-vis des illusions que peut nourrir notre esprit, il était d'autant plus fermement confiant dans le progrès de la science, lorsqu'il est fondé sur une observation et une expérimentation rigoureuses. Berthollet a voulu ignorer que le chlore est un corps simple, mais cela ne l'a pas empêché d'inventer le blanchiment par le chlore et d'écrire les Eléments de l'art de la teinture. Il s'est trompé d'adversaire en défendant contre Proust sa théorie chimique, mais le progrès que représentait celle-ci, resté latent près d'un siècle, a fini par venir au jour. Son Essai de Statique chimique n'est pas un grimoire de plus, comme tant d'autres où l'historien de la chimie essaie de suivre les tâtonnements des anciens, c'est l'ancêtre direct de la thermodynamique chimique moderne, venu trop tôt, mal expliqué et mal compris, mais dont l'idée essentielle visait dans la bonne direction.
Berthollet, autant que Monge même si plus discrètement, fait figure non seulement de fondateur de l'Ecole polytechnique, mais plus encore de parrain. Il n'était pas fait pour enseigner des débutants et préférait, comme Lagrange, s'adresser au petit nombre de ceux qui avaient de l'appétit pour la science. Mais cet enseignement, comme sa présence fidèle dans les Conseils de l'Ecole jusqu'en 1816, comme l'accueil fait aux jeunes dans son laboratoire d'Arcueil, révèlent bien en Berthollet un tenant du « but général » visé par l'équipe fondatrice : « Répandre dans toute la République le goût si avantageux des sciences exactes (...) faire marcher d'un pas égal le perfectionnement des arts utiles et celui de la raison humaine ».
Sadoun-Goupil, Michelle. Le chimiste Claude-Louis Berthollet 1748-1922 Sa vie, son oeuvre. Paris : Vrin, 1977.
Voir aussi : le bulletin numéro 24 de la SABIX, consacré à Berthollet