Rédaction dirigée par Francine Masson.
" Il faut traverser la vie comme une forêt ".
" La gloire est un de ces feux-follets qui échappent à toutes les poursuites et ne se fixent que sur les tombes ". Ch. de Freycinet in Pensées, maximes, manuscrit, 1850-1852. |
La vie, l'action et l'oeuvre de Charles-Louis de Saulces de Freycinet sont connues. Nous n'y reviendrons que dans la mesure où le Fonds Freycinet de l'Ecole polytechnique apporte un éclairage, une mise en perspective nouveaux, voire un aspect inédit et donc unique du personnage ou de sa réflexion. |
Le fonds étudié confirme d'une part ce que la recherche historique sait de Freycinet. Il ouvre par ailleurs - et c'est là un grand apport - de nouvelles perspectives sur le personnage et sur l'époque. En effet, c'est le privilège de tels personnages de se trouver, par leur polyvalence, leurs savoirs entrecroisés, à l'intersection de la vie politique, de l'action administrative, de la réflexion scientifique, littéraire ou économique. Véritable exemple vivant de l'utopie républicaine, Freycinet, comme Lavoisier un siècle auparavant, incarne cette belle totalité, achèvement du scientifique "monté" en République où le savoir, l'instruction, l'Ecole, façonnent les piliers et assurent la régulation sociale de la nouvelle République.
Ce fonds trouve là son intérêt majeur : toute la seconde partie du XIXèmc siècle trouve Freycinet sur son chemin, et, plus que tout, la IIIème République. Freycinet incarne et résume le XIXème siècle par toutes ses facettes, mais inaugure la matrice fondatrice de la République aussi : en cela, ses discours, sa réflexion ouvrent et parcourent le XXème siècle - où la IIIème République se déploie - et demeurent d'actualité. Homme de savoir, homme de verbe, homme de pouvoir, Freycinet est l'homme républicain et le système en même temps : oeuvrant tant à l'élaboration des structures, équilibre des pouvoirs, par exemple, qu'à l'épanouissement humain dans une perspective d'instruction et de promotion républicaines.
Ce fonds, dans sa partie la plus connue, confirme ce que nous savons du personnage de Freycinet : étudiant, polytechnicien ingénieur des Mines, républicain combatif, politicien omnicompétent, homme de savoirs et de réflexion, technocrate et littérateur, juriste et technicien des travaux publics, économiste et spécialiste des questions d'hygiène, militaires ou d'éclairage, mathématicien et astrophysicien. Le savoir parcourt les arcanes du pouvoir.
Articles de presse, la plupart du temps, rapports ou correspondances ministériels, débats à la Chambre, illustrent les activités et le parcours de Freycinet. C'est ainsi que nous pouvons, depuis ces documents, voir le trajet du polytechnicien ingénieur des Mines né en 1828, qui se mit, en octobre 1870, à Tours, à la disposition de Léon Gambetta, qui fit de lui son délégué personnel au département de la Guerre. Elu sénateur de la Seine en janvier 1876, il devait conserver son siège jusqu'en 1920. Ministre des Travaux publics de 1877 à 1879, il lança le "Plan Freycinet" pour le développement des canaux et surtout des chemins de fer. Quatre fois président du Conseil (1879/1880, 1882, 1886, 1890/1892), Freycinet défendit les grands intérêts d'affaires dans le régime républicain, tout en trouvant une diversion dans l'anticléricalisme (décrets sur les congrégations du 29 mars 1880). Ministre de la Guerre (1888-1893, 1898-1899), il établit le service de 3 ans et créa le Conseil supérieur de la Guerre, réorganisa les troupes de réserve. Il fut enfin élu membre de l'Académie française en 1891.
Tous ces événements ont donné lieu à correspondance, articles de presse, réactions, que le fonds restitue avec précision.
Le fonds Freycinet permet en effet de suivre le parcours de Ch. de Freycinet, de l'étudiant à l'académicien. Il permet en outre d'éclairer, par des brouillons, travaux préparatifs par exemple, certaines périodes charnières de la vie politique et administrative de la IIIème République naissante.
Louis de Saulces de Freycinet sortit de l'Ecole polytechnique en 1848. Au 24 février de la même année, il a déjà obtenu du gouvernement provisoire diverses missions à Melun et à Bordeaux. A sa sortie de l'Ecole des Mines, il fut nommé ingénieur à Mont-de-Marsan. De là il passa à Chartres en 1854, puis à Bordeaux en 1855. En 1856, la Compagnie des chemins de fer du Midi l'appelle au poste de chef de l'exploitation du réseau. Freycinet laisse à la Compagnie qu'il vient de diriger ordres et règlements qui ont fait la base du service d'exploitation pour quelques décennies, et qui ont été imités par d'autres compagnies.
C'est à cette époque que Freycinet publie des ouvrages de science pure :
Dans sa nouvelle carrière d'ingénieur, à partir de la fin de 1862, il fut chargé d'une série de missions scientifiques et industrielles, tant en France qu'à l'étranger, durant sept années. Ces missions ont donné lieu à des rapports :
En 1870, Freycinet publie un Traité d'assainissement industriel et, la même année, les Principes de l'assainissement des villes.
Ce dernier ouvrage coïncide avec les débuts de la guerre franco-allemande et la révolution du 4 septembre.
Freycinet offre son concours au gouvernement de la Défense Nationale. Gambetta le nomme Préfet du Tarn et Garonne. Gambetta ayant pris possession du ministère de la Défense, appelle Freycinet à la direction, avec le titre de délégué personnel du ministre au département de la guerre (10 octobre 1870). La Guerre en province retrace cette collaboration (1871). Gambetta trouva en Freycinet l'archétype de l'ingénieur-savant, qu'il avait résolu de placer aux côtés des militaires au sein même du Ministère de la Guerre.
L'hagiographie républicaine s'est emparée de Freycinet, modèle symbolique de l'idée de démocratie républicaine indissociable de celle de l'Ordre Républicain, fondée sur le Savoir et le Bien public.
Le parcours de l'étudiant (1845-1848) est retracé, du baccalauréat à la scolarité à l'Ecole polytechnique.
Sa carrière d'ingénieur (1848-1870) est émaillée de missions en Angleterre sur l'étude des conditions de travail des enfants dans les manufactures ou sur les travaux d'égouts de Londres (1863-1867). On y trouve la correspondance préparant ou accompagnant ces missions, avec les différents ministres ou ministères concernés.
Ces missions conduisent aussi Freycinet en Prusse et en Belgique : on dispose de lettres (1864) relatives à une étude de la salubrité industrielle et commerciale en Prusse Rhénane, mais aussi d'une tournée d'inspection en Belgique (1867).
Enfin c'est en Suède (1866) que Freycinet mène une étude de l'industrie métallurgique, dont le fonds conserve une correspondance à ce propos.
Une correspondance éclaire aussi l'étude de l'assainissement industriel et municipal de la France (1865). De même, un rapport manuscrit sur les conséquences possibles, pour l'Algérie, des nouvelles voies de communication en Espagne (10 avril 1865) illustre les recherches de Freycinet en matière de transport, - c'est le cas aussi du "Projet de tarif sur les transports de grande et petite vitesse entre la France et Oran" (16 mars 1866).
Les travaux sur l'insalubrité occupent une place de choix dans le fonds. Ainsi de la "Note sur une proposition de Monsieur de Freycinet tendant à la suppression de la vidange et à l'emploi des eaux d'égout de Paris" (1870) ou du "Mémoire sur les eaux d'égout en agriculture". Freycinet est chargé par le ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics d'une mission de lutte contre l'insalubrité résultant du déversement des eaux d'une fabrique de produits chimiques (4 juin 1868) de Dieuze - rapport manuscrit de Freycinet et correspondance avec le ministre figurent dans le fonds.
La correspondance au sujet du système de vidanges (1869-1870), avec la direction des eaux et des égouts de la ville de Paris, et Monsieur Belgrand en particulier, n'est pas moins essentielle. Elle éclaire l'ouvrage de Freycinet "Principes de l'assainissement des villes" (1870) et le débat sur l'épuration des eaux d'égout de Paris, au centre des préoccupations en matière d'hygiène de la IIIème République - l'eau courante est le centre de la révolution hygiénique qui parcourt l'oeuvre républicaine du tournant du siècle : lutte contre l'insalubrité, l'obscurité, propagateurs des maladies. L'hygiénisme est un axe fort de la politique républicaine, Freycinet un de ses promoteurs. L'hygiène compte autant que les travaux publics dans l'oeuvre de construction de l'utopie républicaine - l'enclavement des campagnes est traité par les travaux publics, l'insalubrité par l'hygiénisme et l'eau courante - dans les deux cas il s'agit d'"éclairer", aérer, créer la fluidité contre l'obscurité, l'enclavement, le repliement sur soi. La mystique républicaine procède aussi à cette régénération géophysique : voies de communication, égouts, rue etc ... , les questions d'assainissement participent de la lutte contre l'obscurantisme menée par les républicains.
Freycinet s'intéresse enfin aux questions de concurrence entre ports étrangers, Anvers et le Havre surtout (1875). Le fonds permet de prendre connaissance de la correspondance accompagnant le rapport sur la situation comparative des ports du Havre et d'Anvers, émanant, pour l'essentiel, du Ministère des travaux publics.
Vient ensuite l'exercice de la fonction de Préfet du Tarn et Garonne (septembre 1870). Le fonds conserve des dépêches entre le Ministère de l'intérieur et Freycinet sur les conditions d'exercice de la fonction. Freycinet, en retour, éclaire le Ministre de l'intérieur sur l'état de la situation à Montauban après la proclamation de la République. Son action face aux troubles qui le conduisent à abandonner la fonction (19 septembre 1870), le regard du Préfet sur l'instauration de la République en province sont riches d'enseignements - difficulté à rallier certaines zones rurales à la République, surtout quand le dilemme sur la nature du régime, monarchie ou république, est en même temps un débat sur l'opportunité de faire la paix ou de continuer la guerre.
Le fonds conserve une cinquantaine de dépêches envoyées par Freycinet aux principales personnalités militaires (Général Bourbaki, Detroyat,...) et civiles (Gambetta ...) sur lesquelles le gouvernement de Défense Nationale s'appuie : généraux, préfets, sous-préfets sont tenus au fait des événements et des décisions que Freycinet coordonne.
En ce qui concerne l'action de Freycinet dans le gouvernement de Défense Nationale, le fonds permet de cerner les questions d'armement opposées au gouvernement : production de canons, producteurs d'acier, fabricants d'armes, commission d'armement ; le fonds offre une correspondance riche entre usines et gouvernement, via la commission d'armement qui permet de saisir le souci du gouvernement de se donner les moyens militaires de sa lutte. Certaines pièces, plus techniques, concernent la conception des canons eux-mêmes.
Un fonds de presse [1871-1872] permet de suivre les principaux événements politiques et militaires : jugements sur la guerre, la défense nationale en province, le livre du Général d'Aurelle sur la guerre, la bataille de Coulmiers, le discours de Gambetta devant le Comité Républicain, le transfert de l'Ecole polytechnique à Bordeaux ... On retiendra le discours à la chambre du Général Trochu sur les raisons de la défaite (17 juin 1871). Une carte des opérations militaires éclaire le tout, de même qu'un dossier sur l'évacuation d'Orléans (novembre 1870).
Enfin, une correspondance entre les principaux dirigeants du gouvernement de Défense Nationale éclaire les deux années 1870 et 1871. Fabre, Gambetta, Trochu évoquent bilans militaires, efficacité du commandement, nécessité de débloquer Paris, moyens de mieux unifier l'armée, maintenir l'exécution des lois, l'ordre et le respect de la République, réaliser "la réunion des armées", voilà les buts du gouvernement. Les craintes quant à l'armée de la Loire sont manifestées régulièrement, le sentiment aussi que "la limite extrême de l'effort" est bientôt atteinte, confèrent à ces lettres un aspect tragique que l'enthousiasme déclenché par les poussées en avant de Gambetta vient tempérer ; pourtant, la détermination à résister quoiqu'il arrive, combattre et succomber pour la République sont émouvants. On voit poindre peu à peu une critique de certaines options de commandement. Mais la fermeté de l'esprit de résistance surprend même si la défaite de Paris est envisagée. La dépêche annonçant la signature du Traité avec Bismarck clôt ce cycle d'espoir impossible où il s'agit autant de sauver le régime républicain face à l'Ancien Régime que la France face à l'Allemagne. La République joue sa crédibilité dans ces instants où elle doit se montrer capable d'assurer l'ordre tout en donnant, par la défaite, la Paix attendue de la majorité des Français.
Ces lettres et dépêches, presque quotidiennes, balisent les années 1870-1871 et donnent la mesure de la difficulté à coordonner la défense nationale, à unifier les armées, la tâche paraît impossible. Pourtant, il s'agit tout autant de sauver la République, ce que la Paix permet.
L'action ministérielle et administrative concerne la part la plus fournie du fonds (1862-1875).
On y compte d'abord l'ensemble des documents touchant aux chemins de fer et aux questions de tarification. Une abondante correspondance traite, notamment, des tarifs de chemins de fer en Allemagne et de leur relèvement ; Freycinet rédige à ce propos un rapport adressé au ministre des travaux publics (mai 1875), il est en effet chargé d'une mission auprès des compagnies de chemins de fer.
On trouve ensuite les documents concernant l'ouvrage de Freycinet sur "Les pentes économiques en chemins de fer". Le fonds dispose d'études sur la Compagnie des chemins de fer du Midi : prix de revient des trains, limites inférieures des tarifs rémunérateurs (exercice 1860). La question des tarifs allemands est évoquée dans un rapport à la Société de protection des intérêts agronomiques communs des provinces du Rhin et de Westphalie. Plus généralement, c'est l'ensemble des compagnies de chemin de fer (Orléans, Nord) qui livrent la matière première de ces travaux : relevés des prix, nature des marchandises. Les consulats de France à l'étranger fournissent ces informations sur la tarification du transport de marchandises.
L'Allemagne demeure à cet égard la référence des travaux : étude des causes de la surévaluation, conséquences sur le trafic entre villes.
Au sein de l'action ministérielle et administrative de Freycinet, son passage au ministère des travaux publics (1878-1880) laisse des traces dans le fonds.
On y trouve des projets de loi présentés par le ministre, des rapports au Président de la République sur le programme de travaux publics : de fait, l'ensemble des études préparatoires aux textes organisant les travaux publics.
Un rapport manuscrit (1883-1898) de vingt-huit pages traitant de l'évaluation et de la justification du programme des travaux publics est une des pièces les plus intéressantes.
En matière de chemins de fer, le fonds comporte textes législatifs, projets de réforme, grands programmes, conventions passées par le ministère des travaux publics avec les compagnies de chemins de fer (Midi, Ouest, Orléans, Nord). Une importante correspondance (1878) est consacrée à ces échanges préparatoires aux décisions ministérielles, et éclaire le processus et les arcanes de la décision publique en la matière.
On dispose par ailleurs des résultats du programme des chemins de fer (1883-1884) et d'un fonds de presse commentant l'action ministérielle de Freycinet
Après l'action ministérielle et administrative, l'action politique apparaît comme le second grand axe (1870-1912),
Dans une première partie (1870-1885), sont recensées les élections au Conseil général du Tarn et Garonne (octobre 1871 - Fonds de presse).On y trouve aussi des discours de nature politique , sur le budget, l'amnistie, l'enseignement supérieur, l'armée, la déchéance des princes ayant régné sur la France. On retiendra surtout des notes manuscrites (18 pièces), éléments d'un discours sur le budget de Freycinet (3 mars 1885). Le discours de Montauban (août 1880) et bien d'autres encore, sont, pour l'essentiel, publiés au Journal Officiel ou rapportés dans la presse. Ils ne constituent donc pas des matériaux de première main.
Une correspondance concernant la crise ministérielle de 1880 est jointe à cette partie du fonds : Jules Ferry à propos des questions scolaires, Ministère de l'intérieur, Ministère des Affaires étrangères à propos de la politique extérieure de la France, déroulement de la crise, dépêches appelant la réunion du Conseil, démission.
On découvre aussi dans cette partie du fonds un fonds de presse commentant l'action politique de Freycinet (12 août - 20 septembre 1880) et "accompagnant" le déroulement de la crise (Journal "La République française").
De même, les élections sénatoriales de la Seine (1876) donnent lieu à d'abondants commentaires dans la presse, dont le fonds se fait l'écho : projets de foi, débuts parlementaires de Freycinet, discours, professions de foi du candidat ...
On trouve encore là l'évocation du "grand ministère", au travers d'un fonds de presse : discours de Gambetta (1881), ministère de Freycinet (1882). Fameux discours républicains. Celui de Gambetta à Cahors (30 et 31 mai 1881) sur la démocratie et les paysans, ces campagnes qu'il convient de rallier à la République par le suffrage universel. Le discours de Tours (6 août 1881), véritable discours-programme, précise les fondements de la démocratie : suffrage universel, chambres, partis. Le discours de Honfleur (8 septembre 1881), pose quant à lui la nature des rapports qui désormais doivent exister entre la République et les affaires industrielles ; la République assurera la prospérité industrielle. [Voir invitations privées de Gambetta à Freycinet témoignant de l'amitié entre les deux hommes].
Le Progrès, thème républicain, connaît là son versant saint-simonien et positiviste, célébrant les noces de la technique et de la République, du Savoir scientifique et industriel avec le Pouvoir démocratique et républicain. C'est dans cette synthèse éthique et pratique que se reconnaîtront des ingénieurs hommes d'Etat comme Freycinet. Le discours du Havre (28 octobre 1881) confirme le rapprochement entre la République et les hommes d'affaires et d'industrie.
Les péripéties politiques du "grand ministère" sont elles aussi évoquées depuis la formation (5 novembre 1881) jusqu'aux rumeurs de chute.
Un imposant fonds de presse est consacré aux grands dossiers que Freycinet a traités lors de son passage au pouvoir, ainsi qu'à des notices biographiques sur le personnage.
C'est le cas du problème des congrégations en septembre 1880, alors que Freycinet occupe la Présidence du Conseil. C'est le cas encore des débats sur l'amnistie et l'enseignement supérieur (1880), dans le cadre de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Débats au Parlement, au Sénat, échanges de vues avec Gambetta concourent à une meilleure compréhension de ces questions.
On trouve aussi, dans ce fonds de presse, des évocations, des discours de Freycinet en province (le Havre 1878, Bordeaux 1878) où s'enracinent la pensée de la démocratie républicaine et sa diffusion par le suffrage universel dans le pays tout entier. Sont évoqués encore les débats au Parlement sur les chemins de fer et le programme de travaux publics.
Cette première partie de l'action politique de Freycinet se clôt par des notices biographiques, évocation du parcours politique du personnage par la presse (fonds de presse, 1878-1883).
Dans une seconde tranche chronologique de l'action politique (1885-1895), un fonds de presse évoque les élections sénatoriales de la Seine (octobre 1890), où Freycinet s'est porté candidat.
Enfin, la dernière tranche (1895-1905) évoque la démission de Freycinet (mai 1899) après la suspension de Georges Duruy, professeur à l'Ecole polytechnique, à cause de son engagement en faveur de la révision du procès de Dreyfus.
Cette rubrique d'"action politique" se termine par un recensement d'événements divers ayant constitué la vie politique générale (1870-1912) de la période. On y relève un abondant fonds de presse traitant pêle-mêle de la réunion du corps législatif (juillet 1870), du parcours politique de Freycinet (cabinets ministériels, discours électoraux, retrait de la vie politique, éléments biographiques, 1871-1919), des travaux législatifs relatifs aux questions de défense (1890-1917) (travaux des commissions militaires), des élections sénatoriales du 4 janvier 1891. Ces événements disparates jalonnent, sans l'épuiser, la carrière multipolaire de Freycinet, que reflète la presse.
La vie et l'action de Charles de Freycinet, la marque qu'elles ont imprimée à l'époque, ont suscité de nombreux portraits, notices biographiques dans la presse. Un fonds de presse (60 pages) recense la plupart des ces articles.
La vie et l'action de Freycinet ont donné lieu par ailleurs à de très nombreux articles, classés chronologiquement. Les élections sénatoriales de la Seine (décembre 1881), Freycinet et le gouvernorat d'Alger (juillet 1881), discussions sur les travaux publics par le sénateur Freycinet (1881), discours (Tonkin, artillerie, conventions de chemins de fer (1883), discours budgétaires prononcés au Sénat ou à l'Assemblée (janvier 1884), questions internationales (Tonkin, question malgache, questions indochinoises, 1885), discours en province (octobre 1886, Bordeaux, Toulouse, Montpellier), discours de Vendoeuvre et voyages dans l'Est (septembre 1891).
La diplomatie occupe une large place dans ce fonds de presse : discours au Sénat sur la question malgache (1894), discours sur la question égyptienne (1896), articles sur le rôle de Freycinet dans la diplomatie française (1898), discours sur les affaires orientales (1897).
Les questions militaires occupent une part non moins importante : Freycinet s'est trouvé au coeur des problèmes sur la loi de 2 ans, sur les effectifs militaires ... On conserve donc des articles concernant les discours sur les effectifs militaires (mars 1899), le vote sur l'armée coloniale au Sénat (1900), les discours au Sénat sur la loi de 2 ans ou la réforme de l'Etat-Major (1902), de nombreuses discussions sur la loi de 2 ans (1903) ou sur les périodes d'instruction militaire (1908). L'action de Freycinet au sein de la commission de l'armée du Sénat donne d'ailleurs l'essentiel de ce fonds de presse.
Il s'agit certes d'articles de presse, donc d'une source de seconde main. Mais le personnage "tous azimuts" qu'était Freycinet trouve, exposé dans ce miroir éclaté que lui tend la presse, une consistance historique indéniable. Ce fonds de presse éclaire - en le constituant - le personnage ; il est aussi une riche source pour tout historien travaillant sur l'histoire de la représentation, des opinions, de la conscience qu'une société prend des événements d'une époque. Source historique de Freycinet certes, mais aussi élément de l'histoire générale de la presse.
La dernière grande partie du fonds Freycinet concerne la réflexion, les oeuvres du personnage.
Et d'abord, l'oeuvre scientifique dont le fonds conserve soit des correspondances préparatoires à l'oeuvre, soit des articles de presse commentant l'ouvrage. Les oeuvres sont classées chronologiquement :
Toutefois des notes et calculs manuscrits de Freycinet, une correspondance entre Freycinet et Loewy, directeur de l'Observatoire, permettent d'envisager une approche génétique, même partielle, de l'oeuvre.
Il en est de même pour :
On dispose aussi de notes manuscrites sur :
Ainsi à côté de comptes-rendus imprimés, d'articles de presse, le fonds scientifique fonde son originalité sur les notes, brouillons, manuscrits, correspondance scientifique qui participent de la genèse d'oeuvres pour certaines non abouties et inédites. L'appareil préparatoire des oeuvres de Freycinet se dessine dans ces pistes manuscrites. On peut y suivre les résistances conceptuelles, discutées avec certains autres scientifiques, l'élaboration d'un raisonnement, son appui mathématique, les points d'ombre et de débat. Le processus de recherche scientifique apparaît démonté et transparent à partir de ces notes et correspondances.
La presse joue un rôle essentiel dans ce fonds. Source historique certes, mais aussi miroir tendu par l'opinion à Freycinet.
Le fonds de presse sur le premier conflit mondial occupe à lui seul la moitié du fonds (environ 2.000 pièces). Il est exhaustif et précis. Toute la presse est parcourue, les articles, au jour le jour, soigneusement découpés.
Le fonds de presse est classé par pays et par années dans une première partie, pour tous les documents qui le permettent : Belgique, Italie, Allemagne, Suisse, Etats-Unis, Autriche-Hongrie, Espagne, Hollande, Vatican. Ce sont des articles transversaux qui traversent la période 1914-1919 et qui justifient un classement thématique.
Dans une seconde partie, les articles de presse sont classés par années, par mois et par thèmes. Evénements militaires au jour le jour sur les divers fronts, mais aussi textes de réflexion sur les perspectives diplomatiques, philosophiques, géostratégiques, induites par le conflit [1914-1919].
Une troisième partie est consacrée aux cartes postales et cartes illustrant de façon saisissante la réalité militaire du conflit (300 pièces environ).
Une quatrième partie est laissée aux "compléments", articles de presse qui sont répertoriés au titre de "divers", sur l'étendue totale du conflit (1914-1918) par année, sur l'ensemble de la guerre, et par pays. De même des "compléments" de presse, divers, échappant à tout recoupement fin sont présentés pour clore ce fonds de presse.
Ce fonds de 1900 pièces et 8 cartons permet sans doute de jeter un éclairage neuf sur les débats d'opinion quant à la nature de la guerre, ses causes, ses conséquences. Plus que le suivi quotidien des combats, l'image de la guerre que fabrique la presse intéresse l'historien : l'idée que se fait de la guerre la génération qui la vit est partie prenante de la réalité historique à l'élaboration de laquelle elle participe de fait. Source objective de renseignements mais aussi objet historique en lui-même, ce fonds présente une réelle richesse.
L'oeuvre technique, gouvernementale et ministérielle, comporte un mémoire sur la souscription nationale (indemnité de guerre, 1872), un rapport ministériel sur le bureau topographique (février 1871).
On retiendra surtout les travaux du ministre de la Guerre, au sein de la commission de l'armée (1888-1907), notes manuscrites, fonds de presse, et les travaux sur les périodes d'instruction militaire (notes manuscrites du Général Mercier, correspondance, articles, 1908)
Enfin, l'ensemble des distinctions obtenues par Freycinet (diplômes, citations, honneurs) attestent son rayonnement scientifique et son prestige d'homme d'État dans le monde entier.
Un chapitre "divers" réunit divers documents, sur l'affaire Mariotti (attentat contre Freycinet, octobre 1885) notamment.
Ainsi se présente le fonds Freycinet qui apporte un certain nombre de travaux inédits à la recherche historique. C'est là son aspect le plus novateur. Ces oeuvres de réflexion illustrent des aspects méconnus de l'homme qu'était Freycinet.
L'oeuvre littéraire se partage - dans le fonds - entre la Guerre en Province (fonds de presse, commentaires, analyses), des discours de réception à l'Académie française (1891), les Souvenirs (1913) (fonds de presse, correspondance, comptes-rendus, notes préparatoires), et un fonds de presse sur Freycinet, académicien.
Mais on y trouve aussi, source de première main, des manuscrits très révélateurs de la personnalité de Freycinet. D'abord, des écrits de jeunesse, Pensées et Maximes (1850-1852), aphorismes d'un jeune homme de 23 ans . Ensuite des notes manuscrites sur la politique étrangère, coloniale en particulier, de la France (1884-1891).
Les Pensées et Maximes éclairent le jeune Freycinet soucieux - si tôt - de fixer en une forme littéraire empruntée aux plus grands (Pascal, La Rochefoucauld, Bossuet ...), sa pensée et ses espoirs. Ainsi, sur un petit cahier vert sont consignées des "Pensées", écrits de 1850 à 1852, à l'âge de 21 à 23 ans. Certaines, comme le dit l'auteur, ont paru dans Le Contemporain ou Le Figaro, d'autres sont "passées dans le domaine public".
On relève, entre autres, "faire de l'esprit, c'est avouer qu'on en manque", "la modestie est la politesse du talent", qui annoncent l'homme que fut Freycinet. Mais aussi, plus surprenant, "la société fait de l'homme un bois desséché qu'elle vernit", guerre faite aux apparences certes mais aussi réflexion sur la réalité sociale qu'on retrouve dans le manuscrit du Progrès Economique : la société, si elle n'est correctement régulée, produit des malheurs, broie et dessèche.
En moraliste, Freycinet cherche les contours de la franchise, de la modestie "on prend souvent pour la modestie du talent ce qui n'est que le talent de la modestie".
En jeune homme, il concède à l'amour des bienfaits "stendhaliens" qui nous font entrevoir un Freycinet bien peu conventionnel - "l'amour est comme le feu : violent il purifie, faible il ternit".
L'indulgence, le pardon, le mérite, la réputation, tout le vocabulaire éthique donne lieu à aphorismes et maximes.. Mais aussi perfidie et stratégie verbale :
- "entre une sottise et un trait d'esprit, il n'y a souvent de différence que la réputation de leur auteur".
Rhétorique et exercice du pouvoir y trouvent leur compte :
- "plus vous vous offrez moins on vous accepte",
- "nous ne gardons jamais rancune à l'homme qui peut nous servir"
Le pragmatisme le dispute à la hauteur de vue et d'esprit :
- "un homme d'esprit doute quelquefois de lui-même, un sot jamais",
- "les inégalités humaines sont comme celles de la nature, elles s'effacent à mesure qu'on les envisage de plus haut",
- "il en est du pouvoir comme des hautes montagnes, où la boue est au pied et la glace au sommet".
On demeure confondu de voir dans les pensées d'adolescence toute la maturité et l'observation du jeune Freycinet. Véritable matrice du personnage, ce recueil indique toutes les ressources morales, intellectuelles mais aussi tactiques et stratégiques qui, éthiques et pragmatiques, conduisent Freycinet dans les arcanes du pouvoir et de la célébrité. Véritable code de conduite, ce Freycinet de 23 ans dispose déjà d'un remarquable sens des hommes, du pouvoir et de leurs rapports de force :
- "un homme qui méprise l'opinion publique est un homme qui se sent condamné par elle"
où perce l'intérêt pour la démocratie. De même cette maxime qui annonce l'homme des situations extrêmes :
Refus des apparences, souci des détails ("c'est dans les détails que se montre la force des vertus") et principes de vie forts dominent ces pensées :
- "l'événement est un bon donneur de leçons : quand on n'a pas compris, on recommence".
Mais aussi une prise de distance par rapport à cet exercice aphoristique :
- "J'ai peine à me représenter un moraliste jeune, beau et aimable".
Pouvoir et renommée, comme pressentis par Freycinet, en son jeune âge, sont aussi concernés :
Et le terrible :
L'oeuvre économique de Charles de Freycinet présente des ouvrages publiés de son vivant :
mais surtout des manuscrits inédits, parfaitement rédigés, accompagnés des notes, calculs et études préparatoires à leur rédaction. Il s'agit des :
synthèse saint-simonienne de mystique positiviste et de foi républicaine en la technique et le savoir scientifique, qui apporte un certain nombre de travaux inédits à la recherche historique. C'est là son aspect le plus novateur. Ces oeuvres de réflexion illustrent des aspects méconnus de l'homme qu'était Freycinet : le jeune écrivain moraliste, mais surtout l'économiste et le puriste.
Il convient de présenter les principales articulations de l'analyse économique de Freycinet, exposée dans le Progrès économique. Toutes les citations sont extraites de ce manuscrit.
Le progrès économique est défini comme la plus grande satisfaction pour le moindre effort. L'accroissement continu de la production pour une somme de travail humain déterminée, en constitue le fondement conceptuel.
De fait, Freycinet réfute l'idée selon laquelle serait en progrès une société dans laquelle la richesse augmente. Ce "signe extérieur" ne saurait dès lors suffire : le progrès commence là où l'accroissement de la richesse dépasse l'accroissement du travail.
L'explicitation de la notion de Progrès est au centre de la réflexion de Charles de Freycinet. Plus précisément, développement indéfini de la production pour une même somme de travail humain ; distribution de plus en plus équitable de la richesse entre tous les producteurs. Voilà les deux axes de la réflexion.
Il ne peut être question de progrès économique sans véritable affranchissement de l'humanité. C'est par la science et non par l'accroissement du travail matériel que la société peut améliorer son sort. Le saint-simonisme de Freycinet est patent, cherchant à cerner le point de passage entre les sociétés antiques et les sociétés contemporaines. L'utopie saint-simonienne se résume dans l'idée que "le dernier terme de la civilisation sera la disparition presque complète du travail manuel coïncidant avec un développement scientifique et un perfectionnement d'outillage tels que les besoins de l'économie soient largement satisfaits".
Se rendre comme maître et possesseur de la nature, "découvrir et mettre à profit de nouvelles propriétés de la matière". Tel est le projet cartésien revisité par le courant positiviste saint-simonien de la fin du siècle.
Techniquement, le procédé se résume dans la création des capitaux, nommée Epargne. Epargne et invention dessinent la structure économique de la société à venir.
L'épargne est la portion de production qui n'est pas absorbée par la consommation et qui est mise à part pour un usage ultérieur. Définition traditionnelle de la "consommation différée". Cependant, ainsi entendue l'épargne n'accroît pas la puissance productive de l'homme, elle sacrifie à l'exercice - éthiquement suspect - de consommation. L'épargne, de fait, doit fournir de nouveaux instruments de production. Cette formulation "productiviste" de l'épargne est posée comme "scientifique".
L'accent est donc mis délibérément sur la haute influence du capital sur la puissance productive du travail humain.
Cette création de capitaux ne peut être réalisée que par l'épargne. Celle-ci n'apparaît donc pas comme une sorte de réserve pour la consommation de l'avenir, mais comme un accroissement des moyens de production, comme l'instrument de l'affranchissement de l'homme à l'égard du travail matériel, qui lui permettra de s'adonner aux oeuvres de l'esprit.
Une condition doit enfin être respectée : la masse des travaux ainsi engendrée doit augmenter plus vite que la population elle-même. L'approche se fait démographiquement et intègre la supériorité allemande et anglaise en la matière.
La population augmente, affirme Freycinet, moins vite que le travail. Le développement de la civilisation ne saurait être expliqué autrement. Cette loi est dite du "progrès universel". La France présente un profil bas en termes d'accroissement de population et de travail.
La production apparaît l'oeuvre de deux facteurs : Capital et Travail. Si le capital est abondant par rapport au travail, l'intérêt diminue pendant que le salaire augmente de manière à ce que le total reste toujours égal à la production. Si le capital se fait rare, c'est l'intérêt qui augmente pendant que le salaire diminue. En règle générale, là où le capital augmente plus vite que la population, le taux des salaires s'élève, tandis que le taux de l'intérêt diminue ou demeure constant.
De fait, en France, depuis la fin du premier Empire, l'épargne a été très vive, la somme des capitaux a augmenté nettement par rapport à la population. Un mouvement très vif de hausse des salaires en a résulté. Freycinet fait d'ailleurs remarquer que le capital, par les facilités qu'il a d'émigrer, c'est-à-dire de chercher à distance des emplois plus fructueux, n'accepte pas volontiers des réductions d'intérêt. Toute la variation se fait alors dans le sens de la hausse des salaires, qui s'élèvent plus que si l'intérêt du capital avait baissé simultanément. C'est la thèse du "bras de levier, qui oscillerait autour d'une de ses extrémités au lieu d'osciller autour d'un point intermédiaire".
La monnaie, quant à elle, par la dépréciation, a influé sur la valeur nominale des choses, mais s'est trouvée, selon Freycinet, impuissante à modifier les proportions relatives du capital et du travail dans la répartition de la production. De fait, la dépréciation n'a d'autre effet que de faire varier simultanément et parallèlement le taux de l'intérêt et celui des salaires, sans altérer leur situation respective.
Ainsi le doublement de prix du capital ne se traduit pas d'une manière apparente dans le taux de l'intérêt. Ce taux s'appliquant à un capital dont l'expression monétaire a doublé, doit, pour une même quantité nominale ( = 100 ), rester constant. En d'autres termes, si un capital était primitivement exprimé par 100, il est alors exprimé par 200, la valeur de la monnaie étant réduite de moitié. Si l'intérêt était de 5 % il reste nominalement égal à 5 % mais réellement devient de 10 % par rapport à l'ancienne valeur du capital.
Freycinet en déduit que ce qui double, dans une transaction usuelle, ce n'est pas le taux minimal de l'intérêt, mais l'estimation de tous les capitaux. Ainsi, la dépréciation de la monnaie a pour résultat une élévation parallèle de l'intérêt et des salaires. Mais, note Freycinet, l'élévation de l'intérêt n'apparaît pas dans l'expression du taux, mais se traduit par l'élévation de la valeur du capital. De ce fait, la répartition entre capital et travail, au sein de la production, n'est pas influencée par les variations de la monnaie.
Ainsi l'épargne contribue à l'extension de la production et du bien être social.
Comment, dès lors, encourager l'épargne? Caisses d'épargne et caisse des dépôts et consignation jouent un rôle essentiel. Freycinet préconise de ne pas trop diminuer le taux ni limiter à l'excès le montant des dépôts. La recherche d'un taux d'équilibre, pour qu'il n'y ait ni perte ni gain, doit viser l'encouragement de l'épargne. Même si une perte - modique - doit être encourue par l'Etat, elle ne saurait effacer l'avantage de favoriser les dépôts, surtout les faibles dépôts.
L'épargne, est "la pierre angulaire" de l'édifice social. La développer chez les classes inférieures, c'est préparer leur affranchissement.
Si l'épargne est un axe privilégié de la politique économique et du progrès, l'invention ne l'est pas moins. Elle occupe en effet une place de choix dans le manuscrit du Progrès économique.
Freycinet se demande, tout au long de son oeuvre et pas seulement dans le Progrès économique, ce qu'il adviendrait, économiquement, si la société pouvait économiser tout son revenu. Plus précisément, il cherche à cerner le temps qu'il faudrait pour que ce revenu (ou l'ensemble des capitaux) double. Il entrevoit, hypothèse initiale, que celui-ci devrait être égal à celui qu'"on trouve dans les opérations d'intérêt composé".
Freycinet part d'une estimation de l'épargne égale à l/6e du revenu. Cependant l'épargne n'explique pas tout : la différence entre deux états économiques peut être due aux progrès industriels, à l'invention. De meilleures combinaisons peuvent accroître la force productive d'un capital.
Dès lors, une politique économique, sous l'impulsion du gouvernement, se doit certes d'inciter à l'épargne mais surtout de promouvoir invention et progrès. Freycinet envisage presque comme un "bien" d'augmenter le goût de la dépense "car la dépense fait naître chez les hommes un besoin d'accroître rapidement les moyens de production et par suite de développer l'invention, fille du besoin".
Il existe un lien entre épargne et invention. L'application des découvertes est facilitée par l'épargne. Tout nouveau procédé, pour s'introduire dans la pratique, exige un capital spécial que seule l'épargne peut fournir. Les chemins de fer fournissent un exemple : l'épargne et l'invention ont assuré leur essor. L'invention a permis de transporter voyageurs et marchandises à moindres frais. Freycinet montre que le bénéfice de la société est égal à la recette totale des compagnies, pour autant que l'on suppose que le prix moyen des transports, comparé à celui des anciennes voies, a été réduit de moitié. Du coup, si cette recette est elle-même égale au double du revenu des capitaux engagés (frais d'exploitation à 50 %), Freycinet montre que le bénéfice est égal au double de ce revenu, ce qui revient à écrire que la société a acquis un revenu triple de celui que représente la seule épargne.
Plus fondamentalement, un nouvel instrument ne se substitue, à prix égal, à un ancien que parce qu'il y a avantage, c'est-à-dire parce que la production du premier est supérieure à celle du second, et lui est même assez supérieure pour compenser la perte qu'on subit en l'abandonnant.
Le taux de l'intérêt fait l'objet d'une analyse particulière.
Pour Freycinet, il est faux de croire que la diminution du taux de l'intérêt des capitaux est un symptôme de la richesse des sociétés.
Le taux de l'intérêt présente une double nature : prime d'assurance et loyer. Pour ce dernier, la diminution de son taux ne prouve rien quant à la puissance productive de la société.
Une diminution du loyer indique que plus de capitaux sont offerts par rapport aux capitaux demandés. Si la demande s'affaisse, à offre constante, le loyer baisse.
De fait, cette diminution indique que la quantité des capitaux augmente plus vite que les moyens de les employer. Inversement, l'augmentation du loyer indique que le travail "marche plus vite que les capitaux qu'il réclame".
La question est la suivante : le capital d'une société se trouvant augmenté au bout d'une année de travail, quelle probabilité y-a-t-il pour que le taux de l'intérêt baisse l'année suivante ? De fait, pour Freycinet, plus la société trouve moyen de faire rapporter à ses capitaux un gros profit, plus elle s'enrichit, plus elle augmente son bien-être.
Quand, de surcroît, une branche d'industrie devient moins avantageuse, on en découvre d'autres. Ainsi, l'invention marche parallèlement à l'accroissement des capitaux. En fait, si une société voyait tout à coup son capital doubler, l'intérêt baisserait en proportion et la situation serait avantageuse. La baisse de taux est donc liée à l'accroissement de la richesse, du moins théoriquement. En réalité, des capitaux s'accumulent lentement et rien n'assure que cette accumulation est plus rapide que l'extension de ses emplois : "décréter que l'intérêt de l'argent sera désormais réduit de moitié est comme si on décrétait que les capitaux d'une société sont tout à coup doublés, et le mode d'emploi ne sera pas changé ".
La notion de produit net est à cet égard à prendre en compte. Elle est - pour faire court - l'expression de l'accroissement de valeur créée par l'industrie.
Dès lors, le bien-être d'une société est-il en proportion du produit net de ses travaux ? La relation entre ces deux termes n'est pas nécessaire, selon Freycinet : "il est dans la destinée du produit net de s'abaisser continuellement et cela à mesure que l'industrie se développe".
De fait, l'élévation du produit net dans une branche quelconque est la conséquence immédiate d'une invention ou d'une meilleure organisation des forces productives. Puis, le produit net décroît à nouveau, à mesure de la diffusion de l'invention. En contrepartie le prix de vente des objets diminue, et le consommateur en profite. Sans diminution des prix on peut concevoir que le produit ne disparaisse pas sans que le bien être s'en ressente et sans avoir à se débarrasser de cette industrie : un patron qui augmenterait le taux de salaires, déclencherait un tel processus.
En définitive, ce qu'on peut dire en faveur du produit net, c'est qu'il est l'indice d'une amélioration récente dans les procédés de fabrication.
"On voit que l'intérêt d'un bon gouvernement est d'encourager - si l'on admet qu'il doive encourager quelque chose - non pas les industries qui sont susceptibles de donner les plus beaux profits, mais celles qui occupent la plus grande somme de bras et de capitaux".
L'analyse de l'épargne de Freycinet, c'est l'un de ses singuliers détours, porte aussi sur l'avarice, "la place qu'on doit exactement assigner à l'avare dans l'ordre des sympathies publiques".
L'avare, critiqué parce qu'il place l'argent, n'ouvre aucune branche de production nouvelle et ne participe pas à l'accumulation de capital, à l'invention, l'investissement : "très méritant au point de vue de l'épargne, il est nul dans l'invention ou dans la recherche des débouchés des capitaux". On ne peut mieux affirmer que l'épargne doit financer les investissements et qu'il existe un lien nécessaire entre épargne et investissement, dont Freycinet n'explicite pas la nature.
"En résumé, on doit, au point de vue économique, placer l'avare au-dessous de l'homme qui fait valoir lui-même ses capitaux bien que dépensant une portion de ses revenus, et au-dessus de l'homme, même libéral sans être prodigue, qui demeure oisif et ne fait pas valoir lui-même ses capitaux".
Qu'en est-il de l'emprunt ? Un Etat doit choisir entre impôt et emprunt pour faire face à une créance, Freycinet ancre sa problématique dans l'histoire du XIXe siècle : "pour satisfaire à la guerre de Crimée ou d'Italie, valait-il mieux recourir à la souscription nationale ou à une aggravation des impôts ? ".
Dans les deux cas, note Freycinet, on enlève une valeur que l'on affecte à des achats improductifs.
Si chacun souscrivait précisément pour la somme qu'il aurait dû payer comme imposé il n'y aurait, du point de vue économique, aucune différence entre les deux modes. "Certes dans un cas les bailleurs de fonds toucheront un intérêt, et point dans l'autre. Ce sont les contribuables qui paieront cet intérêt". Or les contribuables sont précisément les souscripteurs.
L'emprunt, note Freycinet, retire des mains d'un certain nombre de particuliers de l'argent de placement, c'est-à-dire de l'argent destiné à être employé, d'une manière ou d'une autre, sous forme de capital. Il empêche donc l'accroissement du capital social.
L'impôt retire des mains des particuliers de l'argent faisant partie de leur revenu ou destiné à être employé, partie sous forme de capital de placement, partie sous forme de consommation. Si ce dernier emploi était le seul, la différence entre emprunt et impôt consisterait en ce que le premier se forme aux dépens du capital du pays et le second aux dépens de sa consommation.
Ainsi, conclut Freycinet, "les sujets feraient face à la guerre par une diminution égale de leur bien-être, mais ils jouiraient dans l'avenir du revenu du capital non-aliéné". L'impôt est donc, du point de vue de Freycinet, une économie forcée. La question, se demande Freycinet, est de savoir s'il est bon de contraindre les classes pauvres à diminuer momentanément leur bien-être pour augmenter d'autant le capital social. Cette dernière notion, ambiguë, parcourt l'oeuvre économique de Freycinet, indicateur qualitatif du "Bien-être" de la société, autre notion qualitative de mesure du progrès.
Dans cet éclairage, l'épargne apparaît comme une "barrière à l'accroissement du bien-être, mais non une diminutif". Le discours économique de Freycinet frôle par certains aspects la morale.
L'épargne, non-accroissement des consommations, ne change rien à la situation des industries qui alimentent cette même consommation, "elle se borne à en prévenir l'extension". Au contraire, quand on diminue la consommation, on perturbe toute l'industrie existante, et la perte qui en résulte peut être supérieure au bénéfice de l'économie elle-même. Tel est le socle de l'analyse de Freycinet.
Toutefois, les capitaux de placement qui seraient allés à l'emprunt et qui restent disponibles par suite de l'impôt, compenseront précisément la diminution de consommation due à ce dernier, "car ces capitaux ne restent pas sous forme d'argent et s'échangeront contre des produits".
En effet, entendu comme somme algébrique, le résultat total n'est pas changé et sur le marché général la production rencontrera la même demande.
"Mais cette égalité algébrique est loin d'être une égalité économique" précise Freycinet. En effet, ces capitaux de placement, fournissant une demande de produits de même valeur ne fournissent pas une demande de produits de même nature.
Par ailleurs, il est supposé par Freycinet que l'emprunt a été souscrit avec les épargnes du pays et non avec son capital déjà existant. Cette hypothèse assigne une limite au raisonnement de Freycinet, qui cesse d'être satisfaisant quand l'emprunt dépasse le montant de l'épargne annuelle du pays. En cas de dépassement, propose Freycinet, il faut faire deux parts, l'une égale au montant présumé de l'épargne, demandée au pays par l'emprunt, l'autre, l'excédent, demandée par l'impôt. La part fiscale, théoriquement illimitée, vient toutefois buter sur la "limite pratique qu'indiqué la morale" assignée à l'économie politique.
Le recours à l'emprunt risque, constate Freycinet, d'enfler indéfiniment le chiffre de sa dette. Freycinet écarte la question des intérêts de cette dette puisque "la société se rend d'une main ce qu'elle s'enlève de l'autre". L'impôt sera ainsi élevé en proportion des intérêts à servir.
Un Etat doit-il pour autant accroître sa dette tant que cet accroissement ne dépasse pas l'épargne annuelle ? Freycinet ne le pense pas. Son analyse reste fortement pragmatique, "la première condition pour qu'une dette soit justifiée c'est que l'emploi en soit bon". En matière de travaux publics par exemple, l'emploi n'est bon que si le capital ainsi placé est plus productif qu'il l'aurait été entre les mains des particuliers.
Par ailleurs, Freycinet envisage qu'à chaque accroissement de la dette corresponde un accroissement de l'impôt. Or, de ce point de vue, tant qu'on ne dépasse pas l'épargne, on peut élever l'impôt en proportion, "puisqu'on ne demande au pays qu'une somme égale à celle dont la dite épargne, mise sous forme de rentes d'Etat, accroît son revenu total". Inversement, en dépassant l'épargne, en entamant donc ce que Freycinet nomme "le capital social", on élèverait l'impôt d'une quantité égale aux nouvelles rentes et cela reviendrait à maintenir l'impôt primitif mais sur une base de revenu déclinante qui menacerait cet impôt et donc le paiement de l'intérêt de la dette.
Freycinet parvient ainsi à poser la question d'économie politique : "quand le revenu de l'Etat devient supérieur à ses besoins et aux intérêts de sa dette, vaut-il mieux diminuer les impôts ou amortir une partie de la dette ? ".
Si l'Etat rembourse, une portion de l'impôt se trouve ainsi transformée en capitaux dans les mains des remboursés.
Ces capitaux se porteront vers les industries productives (chemins de fer ...) tandis que les industries de consommation seront toujours frappées par l'impôt. L'Etat peut aussi dégrever et favoriser les industries de consommation. Les deux formes industrielles sont parallèlement encouragées.
En matière d'emprunt, Freycinet distingue les emprunts par négociation et ceux par souscription - leur clientèle n'est pas socialement la même, et Freycinet pense du devoir d'un gouvernement de "faire pénétrer le plus possible l'emprunt dans les classes inférieures".
De même, on ne peut empêcher les étrangers de souscrire.
En réduisant l'intérêt, on peut envisager de réduire les impôts d'une somme égale. Mais, note Freycinet, "c'est absolument comme si l'on faisait payer une partie des impôts par les rentiers. Reste à voir si cette mesure, dont le résultat algébrique est nul, a des effets économiques bons ou mauvais".
En rendant l'argent aux imposables, il se retrouve en consommation ou en épargne. L'argent enlevé aux rentiers aurait servi à la consommation ou à l'accroissement du capital. Dès lors "pour que la société y gagne, il faudra que l'épargne faite par les imposables surpasse celle qu'auraient faite les rentiers". (Cela suppose de fait que l'épargne dépende du revenu).
Il reste à déterminer si l'emprunt doit être émis à un taux bas ou à un taux élevé. Freycinet remarque que si l'avantage de l'impôt est de faire passer à l'état de capital une partie des revenus des contribuables, la même raison devrait faire préférer un taux bas à un taux élevé : "il est clair qu'indépendamment des souffrances des classes pauves, il y a tout avantage à ce que le taux de la rente, et en général de tous les capitaux soit le plus bas possible : cela développe d'autant l'esprit d'invention".
Le raisonnement de Freycinet repose sur l'idée que c'est l'invention qui tend à relever le taux de l'intérêt, et réciproquement l'abaissement du taux qui provoque l'invention.
L'analyse de Freycinet ne fait pas l'impasse sur "l'accroissement du numéraire et la cherté des objets de consommation".
Freycinet prend en compte l'afflux - circonstanciel - des métaux précieux. La position "officielle" est quantitative, pré-monétariste : "on regarde l'augmentation de la quantité de monnaie comme liée à la cherté des choses". Toutefois, Freycinet tente d'analyser le bien-fondé de ce lien.
En effet, Freycinet entreprend de démontrer que la quantité de monnaie peut augmenter sans que les prix augmentent.
Freycinet montre que la division du travail permet d'arriver à ce résultat. La quantité de monnaie nécessaire à un pays est en raison de la production totale "multipliée par le nombre de fois que chaque objet a changé de mains avant de parvenir à sa forme dernière". La division du travail, en démultipliant l'échange, nécessite une quantité de monnaie supérieure. De la sorte, la monnaie augmente mais les prix ne changent pas "et même la quantité de ces objets pourrait rester la même si le fait de la division n'entraînait pas une amélioration dans les conditions de la production".
Inversement, Freycinet montre que les prix peuvent varier sans que la quantité de monnaie varie. C'est le cas si, par exemple, la production augmente sans que le travail exigé par cette production augmente (effet du progrès et de l'invention). Cela suppose toutefois que les métaux précieux aient leur source dans le pays producteur.
En définitive, du point de vue de Freycinet, pour que les prix augmentent en même temps que la quantité de monnaie, il faut que les frais de production de la monnaie diminuent. L'importance inflationniste de l'approvisionnement en métaux précieux caractérise toute la pensée économique de la période, celle de Freycinet aussi. Freycinet note cependant que l'accroissement de la quantité de monnaie est sans rapport avec sa dépréciation.
La production (ou "Bien Etre" dans la terminologie de Freycinet) et le revenu entretiennent des liens logiques riches.
L'hypothèse de Freycinet est celle de la non-dépréciation de la monnaie. Quand les prix, à deux époques données, n'ont pas sensiblement varié, on peut conclure que l'abaissement des frais de production a été compensé par la dépréciation de la monnaie "et raisonner comme si ni les uns ni les autres n'eussent changé". La comparaison des revenus donne-t-elle celles des quantités produites ? Freycinet écarte cette approche car un objet dont le prix a diminué ou dont les frais de production ont baissé, figure dans la production pour une plus large part que dans le revenu ; la quantité étant restée la même, sa valeur apparente a diminué.
En distinguant les objets qui ont subi ou non une variation de prix, on peut en déduire l'impact réel de la dépréciation monétaire et introduire des corrections.
De ce fait Freycinet réfute les économistes qui, ayant déterminé que la monnaie s'est dépréciée de n % sur un siècle, comparent la fortune du pays en réduisant de n % son revenu actuel. De nombreux exemples sont pris par Freycinet (vin, voile, transports ...).
De telles erreurs, quantitatives ou qualitatives, tiennent, selon Freycinet, à l'imperfection "inévitable" de la comptabilité sociale "qui ne permet pas de faire passer d'une catégorie dans une autre ou de ranger sous une autre dénomination les produits qui s'améliorent".
C'est donc sur une réforme de la classification économique, future comptabilité nationale que se clôt cette oeuvre originale qui, en empruntant beaucoup aux exemples concrets des économies contemporaines de l'auteur, beaucoup à l'histoire économique du XIXe siècle, au système de pensée classique aussi, cherche pourtant à en questionner les hypothèses (quantitativisme, épargne et investissement, souci social d'équité ...), à en adapter les préceptes aux exigences d'une politique économique tout en s'interrogeant sur la nature et le bien fondé de l'action de l'Etat en matière économique.
L'épargne, notion clé de l'oeuvre, demeure définie par la pensée classique, renonciation à la consommation, dont le taux d'intérêt est le prix. Toutefois Freycinet prend soin d'articuler la notion d'épargne à celle d'invention (investissement) et de montrer que le progrès économique ne peut résulter que d'un financement par une épargne active et non oisive, des secteurs productifs.
Tout moyen nouveau d'obtenir le produit à moins de frais qu'auparavant suffit, pour Freycinet, à définir l'invention. L'invention est au langage de Freycinet ce qu'est l'investissement à notre vocabulaire économique actuel.
S'il est de l'essence de l'épargne d'augmenter la demande des bras, il est dans le rôle de l'invention de les réduire. La filature, les textiles vérifient ce précepte et Freycinet se fait fort de le démontrer. Dans l'industrie du transport, la substitution des chemins de fer aux routes ordinaires a entraîné une véritable révolution de son marché.
La machine à vapeur a permis le progrès au XIXe siècle. Freycinet n'a aucun mal à prouver, chiffres à l'appui, que le travail de l'homme est cinq fois plus cher que celui du cheval, et que ce dernier est lui-même 7 fois à 20 fois plus cher que celui de la vapeur. Il en est de même en matière de traction et de transport pour les chemins de fer au regard des autres techniques plus traditionnelles, notamment celles utilisant les chevaux.
Le chemin de fer constitue en effet une double invention : la substitution de la locomotive au cheval, certes, mais aussi la substitution du rail métallique à la chaussée. Les deux inventions entrent pour autant dans l'économie totale. On doit trouver dès lors, indique Freycinet, que le prix de l'unité kilométrique se trouve réduit au huitième de ce qu'il était.
L'invention se trouve au centre de la réflexion de Freycinet sur le progrès économique. L'invention des chemins de fer, dans sa complexité, a réalisé une économie totale des 5/6e de la dépense et a procuré vitesse et bien être. La diffusion de l'invention a produit des effets bénéfiques dans l'ensemble des branches industrielles. Il en est de même en matière agricole. Progression du rendement par hectare, nouveaux outillages ; les expressions n'en manquent pas. Télégraphie électrique, photographie sont des inventions dont Freycinet flaire l'importance mais échoue à mesurer l'impact économique. L'invention vise la diminution des frais de la production, en réduisant la main d'oeuvre et en augmentant la dépense de capitaux. L'incorporation de travail humain au produit décline. Freycinet ne peut donner meilleur aperçu de la notion de productivité.
Toutefois, quand l'intérêt du capital - c'est le cas en France alors - ne baisse pas sensiblement, l'effort final de l'épargne et de l'invention se fait sentir exclusivement sur le taux des salaires. Les classes ouvrières en subissent le contrecoup social, mais l'épargne fait contrepoids et l'invention induit des effets correctifs. La diminution du prix de revient accroît la consommation et suscite une nouvelle production qui compense la réduction de la main d'oeuvre. Vision "classique" de Freycinet où le travail est un bien comme les autres dont le salaire est le prix, le chômage s'analysant à partir des variations de ce prix lui-même déterminé par le volume de production.
La microéconomie de Charles de Freyeinet demeure résolument classique. Il postule en effet que l'accroissement de la consommation est au moins proportionnel à la diminution du prix de revient de telle sorte que la valeur totale du produit consommé ne diminue pas. De fait, la réduction de la main-d'oeuvre est atténuée par le développement de la consommation, postulat keynésien s'il en est. La pensée économique de Freycinet se démarque de l'orthodoxie classique par le cas qu'elle fait de la consommation, notion qu'elle place au centre de sa démarche,
Ce mécanisme de compensation entre consommation et main-d'oeuvre est d'autant plus fort que l'accroissement de capital qui correspond à la diminution de la main-d'oeuvre est plus faible, et que le capital lui-même joue un rôle moindre dans l'ensemble des frais de production. Il est envisageable que la réduction de main-d'oeuvre ne soit pas accompagnée d'une augmentation du capital ; dans ce cas, le capital s'accroît seulement à raison du développement de la production. Si l'on suppose par ailleurs que le capital n'entre que pour un tiers dans les frais de production (moyenne de la France des années 1870-1880), le calcul montre que la réduction initiale des salaires due à l'invention est atténuée de plus de moitié par le développement de la production.
Il résulte de telles hypothèses que si l'invention diminue dans telle ou telle industrie la demande de main-d'oeuvre, elle la développe dans d'autres. Ainsi, globalement, il devient difficile de dire si l'action de l'invention tend à abaisser ou à élever le taux moyen des salaires.
Par ailleurs, si, d'un côté, l'extension de la consommation permet à la succession des découvertes de compenser la réduction immédiate de la main-d'oeuvre, d'un autre côté, la création même des instruments nécessités par ces découvertes fait naître une main-d'oeuvre nouvelle. Freycinet en conclut que, globalement l'invention tend plutôt à élever le taux des salaires qu'à l'abaisser.
Emploi des capitaux optimal, abaissement du prix de revient des biens, tels sont les axes de la démarche de Freycinet. Acier Bessemer, gaz d'éclairage sont d'éloquents exemples du rôle économique de l'invention dans les sociétés modernes.
L'action de l'Etat en matière d'encouragement à l'invention demeure lacunaire pour Freycinet. La loi sur les brevets fut une mesure efficace mais insuffisante. Freycinet propose de généraliser l'institution de prix considérables pour rémunérer ce genre de recherches. Donner un statut protecteur financièrement, et incitatif scientifiquement, tel est le but. Plus généralement la diffusion des connaissances, l'instruction, constituent le terreau de telles recherches. Le projet républicain des lumières revisité par l'idéologie laïque et enseignante de la IIIe République est net : "on ne peut qu'applaudir aux efforts des gouvernements qui, comme celui de la République française, ont entrepris d'élever le niveau des classes populaires. Il y a là, au point de vue économique, un gros capital amassé pour l'avenir et un accroissement considérable des moyens de production". On ne peut mieux exprimer l'incorporation nécessaire de la recherche et du savoir au progrès industriel et économique, et de ce fait, l'association de l'ensemble des couches sociales, via l'instruction, à ce projet d'élévation par la connaissance. L'utopie républicaine en somme.
La répartition des produits, l'analyse de la production font l'objet de l'attention de Freycinet, tout au long du Progrès économique.
Freycinet inscrit son approche dans l'analyse de long terme et considère comme négligeables les mouvements monétaires sur les variations de la production. Il fait alors état des estimations démographiques et économiques du poids des divers secteurs dans la vie économique française. Freycinet en déduit que la valeur des salaires de l'industrie apparaît comme se confondant avec la valeur des salaires de l'agriculture. Quant à la somme des capitaux engagés de part et d'autre, elle reçoit, semble-t-il, une rémunération sensiblement égale. Dès lors, la valeur de la production industrielle, somme des salaires et des revenus du capital, ne semble pas devoir s'écarter de la valeur de la production agricole.
De fait, l'accroissement de la production donne la vraie mesure du progrès économique, tout en étant statistiquement difficile à saisir. La difficulté se trouve augmentée par les variations qu'ont subies les prix. On en est réduit à des conjectures. Freycinet retient cependant l'idée que la production industrielle a doublé en un demi-siècle, la production agricole ayant augmenté de 60 %.
Freycinet retient les chiffres suivants :
. Production agricole en 1883 13 milliards .
.Production agricole en 1833 8 milliards
.Production industrielle en 1883 13 milliards .
.Production industrielle en 1833 6 milliards
.Production générale en 1883 26 milliards .
.Production générale en 1833 14 milliards
Il n'est pas aisé par ailleurs de prendre la bonne mesure des variations de la monnaie. Indépendamment des variations de la monnaie, les prix ont obéi à une multitude d'influences contradictoires et peu rationalisables. Ainsi des perfectionnements industriels, de l'accroissement de la consommation, de l'élévation des salaires, de la concurrence étrangère, des droits de douane, qui ont agi en sens divers et d'une manière inégale sur les différents produits. Freycinet tente d'imaginer des repères fixes auxquels la monnaie pourrait être rapportée, qui permettraient de supposer que certains produits gardent leur même valeur d'une époque à l'autre. Mais peine perdue.
Freycinet de ce fait se prononce pour une approche statistique de tels phénomènes. Les évaluations permettent de penser que la monnaie a perdu, depuis cinquante ans, un quart ou un tiers de son pouvoir d'achat.
Qu'en est-il de l'estimation de la fortune publique, biens possédés par l'ensemble de la Nation, Etat, collectivités locales et particuliers ?
Freycinet, après avoir recensé les diverses estimations d'experts, propose finalement de chiffrer la fortune nationale comme il suit :
. Propriété non bâtie 90 milliards . Propriété bâtie 45 . Meubles 65 " . Valeurs mobilières 25 " . Domaine de l'Etat, des départements et des communes 20 total 245 milliards
Le revenu de cette même fortune publique peut s'établir ainsi :
1 - Propriété non bâtie 2.645 millions2 - Propriété bâtie 2.200 "
3 - Meubles : taux moyen de 5 % sur un capital de 65 milliards 3.250 "
4 - Valeurs mobilières : taux 4,5 % sur 25 milliards 1.125 "
5 - Domaine public : taux de 3 % sur 20 milliards 600 "
total 9.820 "
Ce revenu correspond donc à un taux de 4 % sur l'ensemble de la fortune. On peut s'étonner qu'un revenu soit assigné au domaine de l'Etat et des collectivités locales. Mais, si ce domaine n'est pas productif de revenu de manière apparente, il n'en est pas moins un élément très réel de la production globale, qu'il accroît. Les routes, les canaux, les ports interviennent dans la production des chemins de fer par exemple.
L'accroissement de la fortune provient de deux sources : l'épargne et la plus-value, obtenue par certains capitaux. Il est difficile de chiffrer l'épargne, peut-être 1/106 du revenu. De ce fait, l'épargne moyenne, dans la période 1833-1883, exprimée en monnaie de 1883, aurait été de 2 milliards par an, puisque la production s'est élevée de 14 à 26 milliards. L'épargne totale aurait été ainsi de 100 milliards.
Les 52 milliards de plus-value ne tiennent pas à la dépréciation de la monnaie, - tout est exprimé en monnaie de 1883 - mais résulte (le taux d'intérêt étant constant) de l'accroissement du rendement de certains capitaux ou de l'accroissement des valeurs de leurs produits, ou encore de l'augmentation de valeur prise par certains capitaux, par exemple les terrains à bâtir dans les grandes villes.
C'est à partir de telles hypothèses que Freycinet cherche à évaluer la fortune publique française.
Freycinet ne saurait oublier le rôle économique essentiel des salaires : "sont salaires les rétributions des hommes, sont rentes les rétributions des choses".
Freycinet estime qu'entre le revenu du travail et le revenu du capital, il y a une forme de revenu, les monopoles (gaz ...). La somme des salaires est égale au revenu général ou à la production du pays, moins le revenu des capitaux ou de la fortune publique.
Les estimations de Freycinet laissent penser que les salaires ont connu un accroissement, en monnaie constante, de 446 francs/1833 à 690 francs/1883, (40 % pour les classes laborieuses, jusqu'à 100 % pour les autres). L'essentiel des calculs de Freycinet visent à ramener l'expression monétaire à des francs "actuels" selon ses termes, francs constants dirions-nous.
Freycinet en conclut une augmentation générale de près de 95 % en l'espace de cinquante années.
Freycinet constate que la part prise par le capital, dans la distribution de la production, était de 31 % (1833) et de 38 % (1883). Parallèlement, la part prise par le travail était de 69 % (1833) et de 62 % (1883). Ainsi la part du capital est allée en augmentant, tandis que la part du travail a diminué. Freycinet s'interroge : cette loi est-elle bonne, est-elle seulement rationnelle ?
Freycinet invoque le "génie de l'humanité". Par cela même que l'homme tend de plus en plus à s'affranchir du travail matériel et à réclamer davantage des forces naturelles asservies et par suite du capital, il est inévitable que la quantité de celui-ci aille en augmentant et que sa rétribution devienne de plus en plus prépondérante. L'utopie de Freycinet est bien celle d'une société où le travail matériel serait nul et où le capital serait chargé d'assurer la production. Dans une telle société, chacun vivrait non pas du revenu de son travail mais du revenu de la portion de capital dont il serait devenu propriétaire par voie d'épargne ou d'hérédité. Ainsi de "l'état idéal" du capitalisme selon Freycinet.
De fait, le véritable progrès, selon Freycinet, suppose que le salaire absolu augmente tandis que sa part relative diminue et que la part relative du capital n'augmente pas. Mais ce taux diminue-t-il ou s'abstient-il d'augmenter ?
Freycinet tient pour incontestable que, dans nos sociétés, le taux d'intérêt va sans cesse en diminuant. Le taux d'intérêt a peu baissé de 1833 à 1883 et atteint un état "stationnaire".
Si les taux ruraux ont baissé, d'autres branches ont tiré à la hausse. Par exemple, si le taux des revenus industriels et mobiliers est de 1,5 % plus élevé que celui des immeubles ruraux, et si la proportion de la richesse mobilière va en augmentant dans la fortune publique, le taux moyen d'intérêt peut ne pas baisser, malgré la baisse intrinsèque du taux de la propriété non bâtie. Ainsi quand on considère le cours des fonds publics, de la rente française (3 %) qu'on peut considérer comme une sorte de thermomètre du taux de l'intérêt, on voit que de 1836 à 1846, le cours moyen a été de deux unités plus élevé que de 1876 à 1886. On peut certes objecter que l'importance des emprunts émis de 1871 à 1876 a pesé sur le marché. Tout est incertain. Le taux de l'escompte lui-même, à la Banque de France lui aussi, s'il a été généralement plus bas de 1873 à 1883 que sous la Monarchie de juillet, a sûrement été influencé par l'abondance des métaux précieux, les crises commerciales ...
Le taux de l'intérêt et le taux des salaires sont-ils absolument indépendants l'un de l'autre ? Freycinet cherche à analyser les liens logiques possibles : ne sont-ils soumis qu'aux hasards de l'offre et de la demande, ou y-a-t-il quelque lien rationnel, semblable à celui qui existe entre un prix de revient et un prix de vente? Freycinet définit donc le taux d'intérêt comme un prix.
La perspective est classique : l'homme est un capital accumulé qui, en entrant dans sa vie professionnelle, doit trouver sa rémunération dans le salaire.
Ainsi le salaire du travailleur doit comprendre la somme suffisante pour le maintenir dans l'état physique et intellectuel approprié ; l'intérêt de la somme dépensée depuis sa naissance ; l'amortissement de cette somme obtenu pendant la durée moyenne de sa période d'activité. Le salaire rémunère le temps de l'instruction, de la formation.
La deuxième partie de la rétribution, l'intérêt du capital que représente le travailleur lui permet "d'ajouter quelque chose à son bien être", mais aussi d'épargner.
En somme la première partie maintient la vie du travailleur. La troisième lui permet de se perpétuer ; la deuxième est la condition du progrès. "Il n'y a pas de société civilisée sans la réunion de ces trois éléments dans le salaire".
Freycinet introduit la notion de "Capital humain" : "il n'y a pas de raison pour que le taux d'intérêt usité pour les capitaux matériels ne s'applique pas également aux sommes dépensées pour constituer le capital humain". Formation, capital humain, instruction sont les piliers de la réflexion de Freycinet. En connaissant la somme nécessaire moyenne "pour amener l'enfant à l'état de producteur", on pourrait, en appliquant le taux moyen d'intérêt, calculer l'intérêt annuel du capital humain, ainsi que la prime d'amortissement qui ne dépend que de ce taux d'intérêt et de la durée de la période d'activité de l'homme. L'ensemble de ces termes, ajouté au revenu de la fortune publique devrait être égal à la "production générale".
On aurait ainsi une équation dans laquelle l'inconnue à déterminer serait le taux de l'intérêt social ou ce que Freycinet appelle le "taux rationnel", gouvernant à la fois les capitaux et les salaires. La comparaison de ce taux avec le revenu effectif de la fortune publique permet de voir si le taux en usage est rationnel, c'est-à-dire si les capitaux sont rétribués plus ou moins qu'ils ne devraient l'être par rapport aux salaires.
Une telle équation est algébriquement réalisable. On peut calculer, au moyen de taux de l'intérêt, la somme représentée par les annuités accumulées depuis la naissance, soit la valeur du capital humain ; calculer la prime d'amortissement de ce capital au bout d'une période d'activité. La difficulté, admet Freycinet, est d'évaluer la différence financière dans la formation d'un médecin ou d'un terrassier.
L'ensemble du calcul est suspendu à l'ambiguïté de tels paramètres "sociaux".
De fait, Freycinet parvient à montrer que ce taux de l'intérêt, bien qu'on ne sache pas le calculer, est rationnellement lié au taux des salaires : "il n'est pas douteux qu'il gouverne les sociétés à leur insu".
Freycinet se démarque des classiques. Le minimum salarial n'est pas seulement celui qui assure l'existence de l'ouvrier. C'est celui qui assure son existence en même temps que la compensation des sacrifices faits pour le former. Freycinet en arrive à des positions malthusiennes, toute famille de plus de deux enfants obérant les possibilités de formation satisfaisante.
Toutefois, le paradigme demeure classique. "Il n'y a pas de loi écrite qui puisse empêcher ce déni de justice (des salaires trop bas) ou plutôt ce préjudice qu'une partie de la société cause inconsciemment à l'autre. La fixation du salaire résulte du débat entre l'offre et la demande, entre le capital et le travail. Il n'y a pas de règlement social qui puisse intervenir dans ce jeu de la liberté, sous peine de tout compromettre". Libéralisme, économie classique, capitalisme saint-simonien français.
Pourtant, tout en invoquant le "jeu de la liberté", c'est-à-dire, in fine, le non-interventionisme, Freycinet écrit, un paragraphe plus loin, "l'intérêt du capital humain n'est pas toujours perçu et il y a un certain relèvement à opérer dans les salaires". Certes, dit-il, "le règlement des salaires est une affaire très délicate, dans laquelle l'autorité publique ne peut intervenir par voie de contrainte. Mais le gouvernement peut donner des exemples salutaires".
Libéralisme classique certes, mais prémisses d'une politique économique où l'Etat, gardien des équilibres sociaux, prône une régulation économique. Le capitalisme d'Etat français exprime cette ambiguïté. Ainsi de l'action fiscale de l'Etat : "il dépend de lui de favoriser une classe ou l'autre des producteurs, les capitalistes ou les salariés ou, pour parler plus exactement, les revenus du travail ou ceux du capital".
Ces paroles s'insèrent dans le débat des années 1885 entre partisans de l'impôt sur le revenu et ceux de l'impôt sur le capital. "Si l'on considère cet impôt non pas comme un impôt universel, destiné à remplacer tous les autres, mais comme un moyen de réparer les inégalités", dès lors l'action régulatrice sociale de l'Etat est économiquement et théoriquement fondée.
Bien plus, Freycinet se rallie à l'impôt sur le capital - dans un système où le capitaliste l'emporte dans l'ensemble ds rapports de force sociaux, "un gouvernement vigilant doit donc s'occuper de charger le capital beaucoup plutôt que les salaires. L'impôt doit donc être établi en tant que moyen de redressement, non pas sur le revenu en général, mais sur le seul revenu des capitaux, ou, ce qui est préférable, sur le capital lui-même".
Etonnante actualité du débat. Nature ambiguë du libéralisme français, capitalisme d'Etat qui inaugure, avec Freycinet, les orientations de politique économique du siècle à venir, interventionnisme social et régulateur, fiscalité correctrice, sans évacuer, presque paradoxalement, le paradigme classique dont il conserve sinon les préceptes , du moins le discours. Ce sont là les enseignements essentiels des travaux économiques de Freycinet exposés dans le manuscrit Le Progrès économique.
L'oeuvre juridique, inédite, est tout aussi digne d'intérêt. On y rencontre un Essai sur la souveraineté des majorités (manuscrit sans date), ainsi qu'un fort volumineux travail intitulé De l'éloquence parlementaire (sans date). Enfin, un ouvrage manuscrit sur le Mécanisme constitutionnel destiné à assurer la souveraineté des majorités (1869). On découvre, dans ces manuscrits prêts à la publication, un juriste, comme le Progrès économique révélait l'économiste. Philosophie publique certes, réflexion cicéronnienne sur la nature du verbe dans une démocratie représentative, sur les liens entre la parole politique, le discours et l'acte politique. Mais surtout, tentative de répondre au problème central de droit public que posent les institutions et la constitution de la IIIe République : comment lutter contre l'instabilité ministérielle, la précarité politique - dont Freycinet fut l'une des victimes - comment donner de la durée et de la stabilité à un régime qui en a besoin pour mener à bien les grandes réformes de structure et essai de concevoir les modifications envisageables.
Il est aussi question de philosophie politique et de droit public dans "De l'éloquence parlementaire". Freycinet fait état de ses convictions en matière d'équilibre des institutions.
Les premiers mots de cet ouvrage sont décisifs. "L'éloquence parlementaire est fille de la liberté. Elle a pris naissance chez les peuples qui se gouvernent eux-mêmes et prétendent rester maîtres, à toute heure, de leur destinée".
Freycinet constate, chez tous ces peuples, la même forme de gouvernement. Un chef d'Etat, monarque héréditaire ou président de la République temporairement élu, investi du pouvoir exécutif. D'autre part, un Parlement ou Congrès, composé de deux chambres, dont l'une au moins procède de l'élection, en qui réside le pouvoir législatif. Dans les pays qui n'ont qu'une chambre, celle-ci est élue. Enfin, "au-dessus de ces deux grands pouvoirs, une constitution fixe leurs attributions et règle leurs rapports mutuels".
Freycinet constate que ce régime, "dénommé représentatif ou constitutionnel ou parlementaire", a été d'abord instauré en Angleterre. Dans une telle organisation, le pouvoir législatif a la primauté.
"Emanation du peuple, périodiquement investi par son suffrage, il y puise une autorité qui ne connaît pas d'égale. Les volontés qu'il exprime ne vont au but que par l'intermédiaire et avec le concours du pouvoir exécutif, préposé à l'action". Freycinet esquisse une description de la répartition des droits et des pouvoirs entre l'Exécutif et le Législatif, constatant par exemple qu' "aux Etats-Unis, le Président n'a pas la plénitude de la politique extérieure. Le Sénat y coopère".
Freycinet constate que tout gouvernement est sur la "pente de l'arbitraire". Il faut donc organiser son contrôle. Mais comment ?
Le contrôle de l'exécutif ne peut résulter uniquement de la loi. Il faut aussi organiser, par l'éloquence parlementaire, le droit d'interpellation, droit naturel dans un régime parlementaire. Il convient aussi de fonder le contrôle sur le travail des commissions "avec moins d'apparat que les interpellations, elles contribuent quelquefois plus efficacement à améliorer les pratiques gouvernementales". Enfin, Freycinet évoque, dernier moyen de contrôle, les commissions d'enquête, qu'il faudrait développer en France car elles revêtent traditionnellement un caractère de défiance contre le gouvernement. Pourtant les Anglais en font grand usage.
De toutes façons, "rien de ce qui peut éclairer l'opinion ne doit être négligé". On reconnaît là le démocrate.: "les gouvernements doivent se répéter qu'ils travaillent dans une maison de verre".
Freycinet se demande ensuite, le contrôle aboutissant à un débat public, quelles sanctions peuvent s'ensuivre. Il analyse le vote de confiance, les questions de responsabilité, constatant qu'en Europe, la responsabilité pèse sur les ministres qui couvrent le chef de l'Etat, irresponsable en fait et en droit.
Mais Freycinet est conscient de l'inconvénient majeur d'un tel système. "Ce système, remarquable de souplesse, a cependant un inconvénient sérieux. Pour cela seul que les chambres peuvent renverser tout cabinet qui ne répond pas à leurs vues, le pouvoir est exposé à de fréquents changements". L'instabilité est le véritable inconvénient. Certes, remarque Freycinet, la diplomatie "a conservé, nonobstant, une continuité inespérée", mais les changements fréquents ébranlent la stabilité du travail des administrations.
L'exemple à suivre est, aux yeux de Freycinet, anglais : "les Anglais sont arrivés à une méthode exemplaire. Presque toujours ils gardent leur ministère pendant toute la durée de la législature. Cette pratique leur est facilitée par une circonstance que nous n'avons pas toujours rencontrée. Le chef du cabinet britannique est en même temps le chef reconnu du parti qui a triomphé dans la lutte électorale. En France il n'en est pas ordinairement ainsi". On ne peut mieux décrire le fait majoritaire qui sera le fait de la Ve République. Freycinet, très lucide, a perçu le manque des institutions de la France.
Quant à la discussion des lois, travail des assemblées, il convient, pour Freycinet, d'être attentif aux évolutions de société.:
- coopération du travail et du capital,
- application des règles de l'hygiène,
- diffusion de l'instruction.
La pensée Freycinet est dans cette énumération.
De fait, "l'éloquence parlementaire n'atteint toute sa hauteur qu'à l'occasion des grandes lois, qui touchent aux fondations mêmes de la société". Freycinet évoque alors les inconvénients de la double discussion des lois (par les deux chambres). Il brosse le portrait du bon parlementaire nourri de philosophie, morale, histoire, juriste aussi pour bien élaborer les lois. Freycinet reste favorable à une large initiative du Parlement. Il veut par exemple réduire à un caractère consultatif le contrôle exercé par le Conseil d'Etat. S'il est un noble domaine d'exercice de "l'éloquence parlementaire", c'est bien celui des débats sur les questions diplomatiques pour Freycinet. Il regrette que, depuis 1870, les chambres aient manifesté une trop grande réserve à leur endroit. Les affaires étrangères demeurent, dans l'esprit de Freycinet, un domaine essentiel de l'exercice du pouvoir.
Quant au mandat parlementaire, il est "un des plus nobles qui se puisse concevoir". Il dresse le portrait du parlementaire talentueux : désintéressement et jugement droit le caractérisent. Freycinet exprime ainsi la place essentielle qu'occupé le Parlement dans les institutions nationales de la IIIe République. "L'opinion publique ne s'y trompe pas : elle désigne le Parlement comme la plus sûre garantie de la fortune et de l'indépendance nationales".
Les qualités de l'orateur parlementaire doivent lui permettre de "subjuguer les volontés". L'action politique et le verbe sont organiquement liés : "la parole est le facteur essentiel du régime parlementaire". Ici se révèle la nature oratoire et littéraire de la IIIe République : "l'orateur politique est et doit être avant tout un homme d'action". Cela a assuré le succès de Gambetta. Le parlementaire, l'orateur doivent être responsables des conséquences de leurs paroles.
"La plus haute qualité de l'orateur parlementaire c'est l'autorité morale". Freycinet exprime là les contours de la morale laïque et républicaine qui affleure parmi le personnel politique de la IIIe République. La description du bon orateur parlementaire est précise, notamment : "prestance, physionomie, timbre de voix", mais "une voix grêle et aigiie, si bien maniée qu'elle soit, ne va jamais à l'âme comme une voix pleine et un peu profonde".
La conviction est une qualité non moins essentielle : "aucun orateur parlementaire ne convaincra l'assemblée s'il n'est lui-même profondément convaincu". "Chaleur ou passion, c'est bien la compagne inséparable d'une conviction forte". Freycinet poursuit par une description des nuances de la conviction selon les intonations de voix ...
Enfin, la compétence : "les assemblées parlementaires aiment les compétences". L'avis de professionnels apporte beaucoup au débat. S'ébauche ainsi une démocratie de spécialistes : Thiers, Léon Say, Grévy, Dufaure en sont des exemples choisis par Freycinet. "On se représente volontiers les hommes politiques comme à demi oisifs, parlant beaucoup, travaillant peu, vivant dans une atmosphère enfiévrée et assez artificielle. La vérité est autre. La grande masse des parlementaires est laborieuse et pétrie de bonne volonté".
"L'art de bien dire", la "connaissance de l'assemblée", enfin les "diverses écoles d'orateurs" ("ceux qui apprennent par coeur leurs discours, ceux qui les lisent et ceux qui improvisent") parachèvent cet ouvrage où Freycinet dresse un bilan critique de l'exercice politique de la IIIe République. Cet ouvrage permet de prendre conscience de ce que la République peut attendre, au tournant des années 1880, de son personnel. Il permet aussi de réaliser la lucidité, la profondeur, l'information historique et étrangère, de la culture juridique de Freycinet.
Quelques remarques à propos du "Commencement d'un travail sur le mécanisme constitutionnel destiné à assurer la souveraineté des majorités" (1869).
Freycinet pose le principe selon lequel "si la majorité est souveraine, elle l'est toujours" et s'occupe d'une seule chose "ce qui limite la souveraineté, c'est-à-dire l'obligation pour la majorité présente de respecter le droit de la majorité future".
Freycinet s'interroge sur les principes constitutionnels de l'Empire. Notamment celui de la responsabilité personnelle de l'Empereur. La responsabilité du chef de l'Etat, dit-il, n'est point incompatible avec la souveraineté nationale. Elle en est une conséquence directe, "car il est naturel de rendre responsable celui-là même auquel est confié la délégation". L'hérédité n'est qu'une prolongation de l'inamovibilité : le chef de l'Etat est responsable, "quoique héréditaire", pour peu que cette responsabilité soit nettement définie.
De fait, pour Freycinet, la constitution de 1852, proclame certes la responsabilité de l'Empereur, mais ne définit aucun des cas où cette responsabilité s'exercerait et interromprait la délégation de pouvoir : "c'est là une contradiction qui, avec le temps, devra cesser", soit que l'Empereur renonce à garder la responsabilité pour lui-même, et qu'il la transmette à ses ministres dès lors, "ce qui sera tout à fait la réalisation du régime parlementaire anglais" ; soit que, demeurant personnellement responsable, on "introduise dans la constitution le droit de mettre le chef de l'Etat en accusation, comme peut y être mis le président des Etat-Unis".
On ne peut mieux conduire la réforme de la constitution impériale, certes en fin de règne, et mieux annoncer la transition vers des institutions plus démocratiques sinon républicaines. Le souci de réfléchir sur les modèles étrangers, de rendre compatibles une fonction executive héréditaire forte, la souveraineté nationale, la responsabilité, exprime le réformisme démocratique de Freycinet.
Freycinet ne peut mieux résumer la chose en disant qu'étant admis le principe de souveraineté nationale, le chef de l'Etat ne peut recevoir une délégation à durée indéterminée et par suite héréditaire (critique prophétique de ce qui sera l'article 16 de notre constitution de 1958, aux souvenirs bonapartistes marqués), qu'à la condition que cette délégation porte uniquement sur le domaine exécutif et non sur la direction.
Freycinet conduit ainsi la réforme impériale qui tend à donner plus de poids au législatif : "il faut que le monarque soit le chef du pouvoir exécutif et que les chambres exercent toute l'action dirigeante". Le terme "dirigeante" peut prêter à bien des interprétations. En second lieu, il faut que le monarque soit irresponsable (si l'hérédité est absolue), ou que cette hérédité soit soumise à certaines restrictions, "c'est-à-dire que le monarque puisse être mis en accusation et déposé s'il prétend conserver pour lui-même la responsabilité". Paroles prémonitoires quand on sait que Freycinet sera chargé de la rédaction des textes proclamant la déchéance des princes sous la IIIe République.
La critique de Freycinet est incisive : il y a, pour lui, incompatibilité avec la souveraineté nationale "là où on force la nature des choses", quand on rend ce pouvoir héréditaire. Pour lui, la délégation est devenue caduque après 1860.
Freycinet mène ainsi une analyse fouillée de la constitution de l'Empire en quatre points :
- la concentration du gouvernement aux mains de l'Empereur,
- l'hérédité du pouvoir,
- la responsabilité personnelle du chef de l'Etat.
Principes républicains (souveraineté nationale), séparation des pouvoirs, responsabilité du pouvoir exécutif, Freycinet tente d'apporter plus de démocratie au fonctionnement de l'Empire.
Parallèlement, Freycinet s'interroge sur les mécanismes destinés à assurer la souveraineté des majorités.
En définitive, Freycinet relève "l'enchaînement naturel" suivant : le gouvernement comprend la direction et l'exécution, selon ses propres termes. La direction ne peut être exercée que par un pouvoir élu à "court terme", selon ses mots. Le pouvoir exécutif peut être délégué (au centre de sa réflexion juridique, la délégation de pouvoir) pour une durée indéterminée et par conséquent confié héréditairement, "à la seule condition qu'il se renferme toujours dans son mandat qui est d'être l'instrument docile de la pensée dirigeante".
Pour Freycinet, la meilleure garantie pour que cette condition soit remplie, c'est que le chef du pouvoir exécutif ou le monarque "prenne ses agents principaux ou ministres en communion intime avec le pouvoir dirigeant" (ce dernier, chez Freycinet, est le pouvoir des Chambres). On aperçoit, en filigrane, les futures institutions de la IIIe République.
Dès lors, "la responsabilité peut se déplacer", le monarque peut être déclaré irresponsable et les ministres seuls responsables. Tel est le terrain de conciliation entre la souveraineté populaire et l'héréditaire, fortement empreint du modèle anglais.
Enfin, si le monarque veut garder la responsabilité pour lui-même, il le peut, sans manquer au principe de la souveraineté nationale, "mais alors il s'expose à exécuter imparfaitement son mandat à un moment donné et dès lors à compromettre son hérédité".
Cela conduit logiquement Freycinet à appuyer cette analyse par une étude de la Constitution impériale, étude que nous avons évoquée. La réflexion de Freycinet est nourrie d'exemples étrangers (anglais, belges ...), en fait, pour la plupart, des monarchies parlementaires vers lesquelles tend son analyse. Sa démarche est simple : la monarchie héréditaire impériale est-elle compatible avec le principe de la souveraineté de la nation ? Pour cela, il analyse les avantages comparés des suffrages directs et indirects, les modes de désignation des chambres par exemple : "le danger du suffrage indirect est évident. Cette pratique a pour résultat d'éliminer les minorités". C'est de la sorte que Freycinet mène son étude. Du suffrage direct et du suffrage à deux degrés. Du renouvellement intégral et du renouvellement partiel. De même Freycinet s'interroge sur les durées qui devraient être adoptées pour les mandats des trois corps politiques français sujets à l'élection : corps législatif (4 ans), conseils généraux (6 ans), conseils municipaux (4 ans).
Les multiples comparaisons sont très riches : "aux Etats-Unis d'Amérique, les pouvoirs législatif et exécutif, ou plus exactement les chambres et le président offrent un bon type de pouvoirs pondérés et satisfaisant à ces conditions moyennes dont j'ai parlé comme propres à concilier la force avec la liberté", ou "les monarchies d'Europe présentent une particularité, c'est que les chambres électives y possèdent en général plus de pouvoir que les constitutions ne semblent leur en conférer".
Plus profondément, Freycinet se demande ce qui fait et défait la légitimité d'un gouvernement, et quels sont les déterminants de sa durée. Largement informé, riche d'analyses comparées françaises et étrangères, doté d'une profondeur historique, le texte de Freycinet fait le point sur l'histoire institutionnelle française, en pratiquant une ouverture vers des formes plus démocratiques d'exercice du pouvoir, même si, en 1869 encore, il ne se prononce pas pour la République, mais pour un rééquilibrage démocratique des pouvoirs au sein des institutions impériales.
Cette oeuvre juridique parfait la totalisation du savoir qui est à l'oeuvre dans le personnage de Freycinet. Bien plus, en renouant avec la réflexion romaine et latine sur l'éloquence, Freycinet se ressource au modèle politique antique et ajoute à l'épaisseur de son personnage une dimension de rhéteur où la recherche des points communs entre le verbe et l'action emprunte - comme chez Cicéron - la voie politique. L'utopie moderniste républicaine de jonction du Savoir et du Pouvoir, revisitée par le saint-simonisme où le positivisme enseigne que la maîtrise technique donnée par l'instruction et le savoir scientifique conduit les hommes vers le Progrès et la paix, se mêle en une synthèse historique à la matrice antique pétrie de rhétorique pour engendrer le polymorphisme total qu'est d'une certaine façon Freycinet.
En définitive, quels sont les apports nouveaux du Fonds Freycinet de l'Ecole polytechnique ?
En premier lieu, des manuscrits inédits : économie, sciences administratives pour l'essentiel. Ils éclairent de nouveaux aspects de la réflexion de Freycinet.
En second lieu, une substantielle correspondance avec Gambetta et, au-delà, avec l'ensemble des personnalités du régime républicain, qui permettent de mieux cerner la vie politique, les échanges d'idées, la genèse des décisions de la fin du siècle.
Enfin, une masse considérable de travaux préparatoires, manuscrits, rapports, brouillons - souvent élaborés par des services ministériels - qui donnent la profondeur génétique de décisions, programmes, événements essentiels de la vie politique et administrative de la IIIe République : supports logistiques de la guerre en province (1871), (fabrication de canons, contacts avec les usines ...) ; commissions militaires pour la réforme du service national ; réflexions sur les engagements diplomatiques de la France (notamment en Indochine) ; préparation des textes sur les congrégations, sur la laïcisation du système scolaire ; mémoires et rapports sur l'hygiène dans les manufactures en France et à l'étranger, sur le travail des enfants, sur les transports, les voies de communication, la situation économique et concurentielle de certains ports de commerce ; rapports préparatoires aux programmes de travaux publics ; mais aussi brouillons et calculs ébauchant les oeuvres scientifiques de Charles de Freycinet ; éléments de discours politiques électoraux prononcés en province ou à la Chambre. C'est l'aspect "génétique" du fonds, ensemble de l'appareil préparatoire de grandes décisions politiques ou d'oeuvres scientifiques.
On ne peut passer sous silence l'importance du fonds de presse. Certes il n'a rien d'unique mais il est complet et accompagne tout le parcours de Freycinet. Véritable miroir du personnage il donne à voir combien Freycinet irrigue tout ce qui compte en cette fin de siècle.
Ainsi éléments génétiques de rapports, oeuvres, discours, décisions, manuscrits inédits de théorie économique, de sciences juridiques, d'histoire des sociétés, de leur évolution et leur progrès ; enfin, articles de presse qui offrent un miroir de l'action et de l'oeuvre de Freycinet à l'opinion française.
En définitive, l'image de Freycinet que nous propose le fonds est pour le moins fractionnée, sûrement polycentrée et multiple.
En effet, on ne sait ce qui l'emporte du républicain ou de l'homme du verbe, du scientifique ou du technicien ingénieur des Mines, du littérateur chroniqueur ou du politicien, du diplomate ou de l'économiste. Le polymorphisme de l'oeuvre de Freycinet se résoud probablement dans l'interpénétration du Savoir et du Pouvoir telle que, seule, l'utopie de la République a pu l'engendrer.
On voit toutefois certains noyaux sémantiques définir plus profondément le personnage. Ainsi de sa conviction saint-simonienne dans le progrès des sociétés, arcboutées sur l'instruction et l'industrie. L'une fécondant l'autre par l'"invention", le progrès économique, indissociable du savoir, produit du "bien être", et, in fine, du "capital social". Il appartient toutefois - c'est là une des intuitions majeures de Freycinet - à une politique économique responsable d'en réguler les éventuels dysfonctionnements sociaux. Le néopositivisme laïc et républicain, éthique républicaine scientiste et convaincue, est articulé autour du verbe et du chiffre. L'industriel et le politicien littérateur, l'innovation technique et le discours, l'invention et la réflexion métaphysique, fondent les soubassements de l'utopie républicaine. Cette belle totalité, Freycinet l'incarne, à mi-chemin des lettres et des chiffres, du positivisme industriel et de la réflexion philosophique, du politicien et du savant, de l'ingénieur et du littérateur.
Bien plus, technique et industrie se trouvent fédérées dans un projet métaphysique de progrès de la société, qui procède tant du comtisme que du saint-simonisme, et qui donne sens à toute action. Du coup l'oeuvre de Freycinet, de par cette hiérarchie sémantique, éthique et philosophique, présente une grande cohérence : l'histoire républicaine pensée par ses initiateurs vise une fin, utopie de progrès où la technique ne peut aller de l'avant sans la formation éclairée des hommes qui la conduisent, où le citoyen éduqué donne sens au suffrage universel, où l'école, par la diffusion du savoir, rend universelles l'oeuvre et l'action de ces gouvernements républicains. Freycinet fait partie de ces républicains qui amènent à la réalité le projet premier des républicains historiques, créer une Nation où le savoir dessine l'unité, conduise au pouvoir et guide le progrès.
C'est vraisemblablement ce projet qu'il convient de conserver de Freycinet, et ne pas songer uniquement au politicien souvent opportuniste qu'il fut, pris dans l'instabilité ministérielle calculatrice que la logique des institutions induisait. D'ailleurs, le fonds, dans un manuscrit inédit, montre combien Freycinet était conscient de ces dysfonctionnements, recherchait des "mécanismes destinés à assurer la souveraineté des majorités", et s'interrogeait notamment sur la possibilité d'une greffe d'éléments empruntés au régime britannique. Il cherchait sans doute moins à profiter du système qu'à en réformer les imperfections dont il était conscient.
Pascal Blanqué
Elève de l'Ecole Normale Supérieure
Scientifique du contingent à l'Ecole polytechnique (1989-1990)