LES PREPARATIFS SECRETS D'UNE EXPEDITION AMBITIEUSE
En 1797 (Pour la commodité de la compréhension chronologique, toutes les dates sont données dans le calendrier grégorien), contre toute attente, Bonaparte a remporté un grand succès militaire en Italie, succès largement exploité au plan national. La popularité du général vainqueur est soigneusement entretenue et le Directoire commence à trouver gênant ce général victorieux, certes, mais manquant très évidemment de modestie.
Par ailleurs, l'Angleterre restait aux yeux du Conseil des Cinq-Cents l'ennemi principal. Il était donc bien tentant d'expédier un général trop ambitieux se frotter à un ennemi trop coriace. A la fin de 1797 et au début de 1798, sur les ordres du Directoire, Bonaparte s'active donc pour trouver les hommes, les armes et surtout les bateaux nécessaires à la préparation d'un débarquement en Angleterre. Le Directoire donne les ordres pour que les diverses flottes mouillées en Méditerranée rejoignent la flotte de Brest. En février 1798, le débarquement en Angleterre semble imminent à tous, y compris aux Anglais.
Or, dans le temps où Bonaparte travaille à organiser l'attaque contre l'Angleterre, parviennent au Directoire des informations sur l'état de décrépitude de la Turquie, suzeraine nominale de l'Egypte, et sur les sévices subis par les Français dans ce pays. L'Egypte semblait une proie facile pour les ambitions françaises. Il faut souligner toutefois que le projet de conquérir ce pays n'est pas nouveau et que de Louis XIV à Louis XVI, les rois de France avaient regardé une expédition en Egypte comme un bon moyen de lutter contre l'hégémonie commerciale des Anglais et des Hollandais ou comme une contre-partie acceptable de la perle des colonies américaines.
En février 1798, Talleyrand, ministre des Relations extérieures, remet au Directoire un long mémoire qui expose le détail des relations entre la France et l'Egypte et qui préconise une expédition. L'un des arguments avancés par Talleyrand est le fait qu'installés en Egypte les Français pourraient ouvrir l'isthme de Suez, ce qui détournerait le commerce des Indes si profitable aux Anglais. Détruisant la puissance anglaise en Inde, la France affaiblirait d'autant la position anglaise en Europe.
A la fin du mois de février 1798, Bonaparte remet à son tour un rapport au Directoire sur les conditions d'un débarquement en Angleterre, insistant sur la difficulté de l'opération envisagée et sur la longueur des préparatifs nécessaires.
Rebuté par les difficultés de l'affaire anglaise, tenté par le mirage oriental et toujours désireux d'éloigner un général trop actif, le Directoire, après hésitations et discussions, décide d'abandonner le projet anglais pour se lancer à la conquête de l'Egypte. Le 5 mars 1798, les premières mesures sont prises pour préparer l'expédition orientale. La destination finale n'est pas rendue publique, ceci afin de leurrer les Anglais sur l'objectif final.
C'est alors que commence le premier exploit de cette campagne d'Egypte : en effet, en moins de deux mois et demi, Bonaparte va rassembler une armée de près de quarante mille hommes, avec armes et chevaux, réunir une commission de cent cinquante savants et experts avec livres et instruments, affréter les vaisseaux nécessaires au transport avec leurs équipages, obtenir les fonds indispensables et tout cela sans rendre publique la destination de l'expédition. Certes, les préparatifs effectués pour l'attaque contre l'Angleterre ont servi de base, mais la préparation de l'expédition d'Egypte reste un exploit.
L'originalité de l'expédition d'Egypte réside aussi dans l'organisation d'une commission de savants et d'experts. Déjà en Italie, Bonaparte avait pu apprécier la collaboration de Monge qui avait sélectionné les oeuvres d'art, les instruments et les livres - dont certains enrichissent encore la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique - obtenus dans le cadre du traité de Tolentino signé le 19 février 1797 par le Pape et Bonaparte. Et c'est tout naturellement à Monge que Bonaparte va s'adresser pour recruter les savants de la commission. Aidé de Berthollet et de Fourier, ses collègues de l'Ecole polytechnique, Monge a pu convaincre en moins de deux mois cent cinquante savants, mathématiciens, chimistes, géomètres, médecins, architectes, peintres, botanistes ... de participer à une expédition de caractère essentiellement militaire, dont la destination et la durée restaient mal déterminées. Etant donné d'une part les attaches de Monge, Berthollet et Fourier avec l'Ecole polytechnique et d'autre part la nécessité d'avoir recours autant que possible à des hommes jeunes et très instruits, c'est tout naturellement que des polytechniciens, dont certains encore en cours d'étude, furent appelés à participer à la commission. Celle-ci regroupe des spécialistes de toutes disciplines, ce qui montre bien le désir d'aller au-delà de l'étude de l'histoire et de l'architecture pour s'intéresser au pays contemporain, certainement dans l'hypothèse d'une installation française de longue durée.
Si l'on a pu reprocher à l'organisation de l'expédition une trop grande hâte, qui fut certainement lourde de conséquences par la suite, les savants s'embarquèrent avec livres et instruments, comme en témoignent les comptes du général Caffarelli, chargé de l'organisation matérielle de la commission des savants. C'est ainsi que l'on sait que furent achetés des instruments d'astronomie pour 5.534 francs, parmi lesquels figuraient une horloge astronomique portative et un pendule composé avec thermomètre métallique, une montre marine, deux lunettes astronomiques ... On a aussi acheté des instruments de physique : une machine pneumatique, un miroir concave, une machine électrique, un eudiomètre de Volta ..., des instruments de topographie : six boussoles, un niveau à bulle d'air à deux lunettes ... Caffarelli a également comptabilisé des armes pour la chasse et des instruments médicaux. A tout cela s'ajoute une bibliothèque relativement importante, car elle devait compter plus de cinq cents livres et cartes. Il est vraisemblable qu'une partie au moins des instruments achetés pour l'occasion ait été chargée sur Le Patriote qui devait faire naufrage dès l'arrivée à Alexandrie.
Après deux mois de préparatifs fébriles, incluant la mise au point des rendez-vous avec les escadres mouillées en Italie, la flotte lève l'ancre et quitte Toulon le 19 mai 1798. Le général Bonaparte est à bord du vaisseau amiral L'Orient, sur lequel ont également embarqué les principaux savants de la commission. On connait par les journaux de voyage de quelques uns des participants à l'expédition d'Egypte les conditions du voyage ; mais si Reybaud fait état des discussions philosophiques et scientifiques de haut niveau qui se déroulaient sur L'Orient entre Bonaparte, Monge et Berthollet, De Villiers embarqué sur le Franklin se plaint de l'inconfort et du mal de mer ; pour sa part, Malus est surtout sensible à l'ennui d'un long voyage en mer.
La prise de Malte fut certainement un heureux dérivatif à cet ennui et une opération fructueuse. En effet, le 9 juin 1798, la flotte arrive en vue de Malte. Les rapports entre la République et l'Ordre de Malte n'étaient pas bons, puisque la Révolution avait aboli les ordres de chevalerie. De plus, la prise semblait facile, l'île étant riche et peu défendue, malgré des fortifications jugées imprenables. Presque sans coup férir, Bonaparte s'empare de l'île en une seule journée, et en moins d'une semaine il va se payer largement des peines de la conquête - le butin s'élèvera à plusieurs millions de francs, ce qui aidera bien en Egypte -, organiser sur des bases républicaines le gouvernement de Malte et mettre l'île dans un état de défense plus efficace. Le 19 juin 1798, la flotte française quitte Malte. L'enthousiasme est revenu à bord des divers navires.
Pendant ce temps, la flotte anglaise qui s'était regroupée près de Gibraltar pour éviter une sortie des Français de la Méditerranée vers l'Angleterre, essaie de rattraper la flotte française en Méditerranée orientale. Lorsque les Français quittent Malte, les Anglais n'en sont qu'à 76 lieues, lorsqu'ils doublent la Crète, la distance entre les deux flottes n'est plus que de 26 lieues. Mais les Anglais sont persuadés que le but des Français est la Turquie. Ils frôlent Alexandrie le 29 juin, pour remonter ensuite vers Chypre. Le 1er juillet 1798, Bonaparte débarque à Alexandrie ...
Ce débarquement ne va pas sans mal, car le vent est contraire, mais la crainte du retour des Anglais est très vive et pousse à accélérer les opérations malgré les mauvaises conditions climatiques. Le 1er juillet, Bonaparte fait d'abord débarquer les troupes. Les civils, dont les membres de la Commission, restent à bord. Le 2 juillet, la ville d'Alexandrie est prise, tous les bateaux, y compris les bateaux civils chargés du transport, entrent alors dans la rade d'Alexandrie.
Le débarquement se poursuit tant bien que mal dans un port dont les capitaines ne connaissent pas les caractéristiques. C'est ainsi que Le Patriote, porteur des instruments scientifiques de la commission des savants, s'empale sur un rocher et coule, fort heureusement très lentement, ce qui a certainement permis de sauver une partie au moins de sa cargaison. Sur terre, les choses ne se passent pas non plus au mieux, du moins pour les membres les moins importants de la commission, en particulier pour les jeunes polytechniciens qui se retrouvent en quelque sorte livrés à eux-mêmes, sans moyens et sans directives, dans une ville inconnue où manger et se loger leur est très difficile. Le premier contact avec l'Egypte se révèle donc très décevant, et cela d'autant que la chaleur est accablante et la ville d'Alexandrie peu attirante.
De son côté, Bonaparte, après avoir laissé à Kléber le commandement de la place d'Alexandrie et la surveillance de la côte, s'avance rapidement vers le Caire. La marche est difficile et les soldats manquent souvent d'eau et de vivres. Mais après quelques escarmouches, le gros de l'armée d'Egypte arrive en vue du Caire où les Mameluks s'étaient concentrés pour arrêter les Français. Le 21 juillet, Bonaparte écrase les Mameluks à la bataille des Pyramides. Il fait ensuite son entrée au Caire le 24 Juillet. La défaite des Mameluks laissait toute la Basse Egypte sans gouvernement et sans organisation. La première tâche de Bonaparte, comme en Italie, à Malte ou à Alexandrie, est d'organiser sa conquête en mettant sur pied une administration calquée sur l'administration française et en prélevant sur le pays les moyens de la faire vivre. Le désastre d'Aboukir, intervenu le 2 août où la flotte française ancrée dans la rade fut attaquée et détruite par Nelson, n'interrompt pas le travail de Bonaparte, qui se trouve désormais coupé de la France.
La plupart des membres de la commission des savants n'avaient pas suivi l'armée et s'étaient installés à Rosette pour attendre les événements. La nouvelle de la prise du Caire et de la destruction de la flotte les poussent à partir pour le Caire qu'ils vont rallier par la voie fluviale, plus confortable et plus rapide que la voie terrestre. Tout est prêt au Caire pour les accueillir, y compris le nouvel Institut, créé le 22 août 1798.
Si dans les premiers temps de la campagne d'Egypte, les savants s'étaient souvent sentis oubliés, ou même méprisés par les militaires comme des charges inutiles, l'installation au Caire va leur permettre de jouer enfin le rôle pour lequel Bonaparte les avait choisis. Leur curiosité est insatiable. Tout les intéresse : les antiquités mais aussi l'architecture contemporaine, la langue, les structures sociales, l'économie, la musique, les industries, l'état sanitaire ...
Cependant il est évident que ces parfaits étrangers que sont les Français ne pouvaient que rencontrer au mieux l'indifférence, au pire l'hostilité des Egyptiens. L'incompréhension était totale, ainsi que le montrent les deux détails ci-après : d'une part, les uniformes de nombre des savants étaient verts, ce qui a profondément choqué les musulmans pour qui le vert était réservé aux descendants du Prophète ; d'autre part les Français ont été pour le moins ulcérés du manque absolu d'intérêt des Egyptiens pour les expériences scientifiques comme le lancement d'un ballon par Conté et ses aérostiers : les Egyptiens présents n'ont même pas levé la tête !
L'opposition entre les Français et les Egyptiens ne tenait pas qu'à la couleur d'un habit et à l'intérêt pour une expérience. S'y ajoutait le plus grave, c'est-à-dire les influences contraires entre les Anglais, les Turcs, les factions locales et les Français. Ceci aboutit aux très violentes émeutes du Caire les 21 et 22 octobre 1798. Le quartier où s'étaient installés les Français fut particulièrement touché. Au moins trois membres de la commission, dont deux polytechniciens, furent massacrés en allant chercher des instruments scientifiques dans la maison de Caffarelli où ils furent surpris par les émeutiers.
Si le naufrage du Patriote, vaisseau porteur des appareils scientifiques fut une grande perte pour la Commission, pire encore dut être la mise à sac par les émeutiers de la maison de Caffarelli où se trouvaient entreposés les appareils de physique de la commission. En effet, les mémorialistes signalent moins le naufrage du Patriote que le pillage de la maison de Caffarelli et la perte des instruments qui s'ensuivit.
Il est tout à fait remarquable qu'à travers ces événements violents, qui obligent les jeunes polytechniciens, engagés comme apprentis savants, à faire le coup de feu, la vie scientifique s'épanouisse. Les élèves de l'Ecole qui s'étaient embarqués avant d'avoir terminé leur scolarité vont même passer leur examen d'admission dans les services publics, devant Monge et Berthollet. Il s'agit de Arnollet (X 96), Du Bois Aymé (X 96), Villiers du Terrage (X 96), Caristie (X 96), Moline de Saint-Yon (X 96) et Raffeneau de Lille (X 96). On note avec un sourire le commentaire satisfait de Villiers du Terrage qui se félicite d'avoir emporté des notes de cours et un traité de Lagrange ce qui lui a permis de passer avec honneur cet examen. Dans le même temps, l'Institut d'Egypte tenait régulièrement ses séances, parfois présidées par Bonaparte. Les communications montrent bien la diversité des pôles d'intérêt des membres de l'Institut.
Mais les savants de la commission avaient un vaste pays à explorer et des expéditions sont lancées vers le Sud et le Nord de l'Egypte, vers l'Est et l'Ouest. Le travail des ingénieurs cartographes, polytechniciens pour la plupart, est absolument remarquable, tant pour les relevés topographiques qui aboutiront à l'extraordinaire carte de l'Egypte que pour les relevés architecturaux.
Parallèlement à ces explorations, les savants participent aussi à la mise en place d'ateliers de mécanique, d'une imprimerie, d'hôpitaux, nécessaires à la fois à la bonne marche de l'expédition française en général et de leurs investigations en particulier.
Une mention spéciale doit être faite de Conté, fondateur du Conservatoire des Arts et Métiers, ingénieur et mécanicien remarquable. C'est par son art et son industrie qu'il parvint à fabriquer, dans des conditions extrêmement difficiles, les outils, les appareils scientifiques, les armes perdus lors du naufrage du Patriote et de la mise à sac de la maison de Caffarelli. Il était capable de fournir aussi bien des canons, des microscopes, des instruments de chirurgie, des presses à imprimer que des draps ou du papier. Sans lui, l'expédition d'Egypte n'aurait peut être pas rapporté la masse d'informations qu'elle obtint.
Tout l'hiver 1798 - 1799 se passe en études et explorations diverses. Les savants sont accompagnés par les militaires, ce qui ne va pas sans heurts : la curiosité scientifique faisait souvent négliger aux savants les simples mesures de sécurité que les militaires rappelaient parfois vigoureusement. La masse de notes, croquis et relevés accumulés par chacune des expéditions est remarquable.
Mais l'environnement politique extérieur se dégradait rapidement. Une armée turque était en formation à Damas, avec l'aide des Anglais. Bonaparte décide alors de partir en Syrie afin d'éviter l'intervention turco-anglaise en Egypte. Il quitte l'Egypte le 10 février 1799, accompagné de Monge et de Berthollet, mais l'expédition de Syrie n'a pas de but scientifique. Elle commence par une série de succès. Le 20 mars 1799, Bonaparte commence le siège de Saint Jean d'Acre. La place, que les Anglais ravitaillaient facilement par mer, était quasi imprenable. Mais Bonaparte, s'il ne prit pas la ville, n'en détruisit pas moins l'armée turque au Mont-Thabor le 16 avril.
Débarrassé du péril turc, Bonaparte décide de lever le siège de Saint Jean d'Acre, d'autant que l'armée française est décimée par la peste. Malus, qui était capitaine du Génie, fut lui-même atteint. Bonaparte regagne l'Egypte avec le reste de son armée. Il entre triomphalement au Caire le 14 juin 1799. Le 25 juillet, malgré la faiblesse de ses effectifs, il écrase et rejette à la mer une armée ottomane qui avait débarqué à Aboukir.
La difficulté de l'installation française en Egypte, le quasi échec de l'expédition de Syrie, l'évolution de la situation en France, poussent Bonaparte à quitter l'Egypte. Le 23 août 1799, il s'embarque pour la France, accompagné de Monge et de Berthollet, ses inséparables savants. Il laisse le commandement de l'Egypte à Kléber.
La situation n'était pas facile pour Kléber, parfaitement conscient du fait que le départ de Bonaparte avait privé l'expédition de son enthousiasme. Il se rendait compte aussi qu'il était impossible de conserver l'Egypte. Il conclut avec le commandement anglais une convention qui prévoyait que la flotte anglaise transporterait en France l'armée et les savants avec leurs armes et collections scientifiques. Le Ministère anglais refuse de ratifier la convention, exigeant que l'armée soit considérée comme prisonnière de guerre. Kléber reprend les armes et le 29 mars 1800, écrase une armée turque à Heliopolis, reprenant ainsi le contrôle de l'Egypte. Malheureusement, le 14 juin 1800, Kléber est assassiné et le commandement en chef passe au général Menou, curieux personnage converti à l'Islam et marié à une égyptienne, qui se faisait appeler Abdallah Jacques. Menou accumule les mesures impopulaires, tant auprès des militaires que des savants.
Si après le départ de Bonaparte, Kléber avait su conserver l'enthousiasme des membres de la commission pour les expéditions de reconnaissance et les travaux d'hydrographie, il n'en fut pas de même pour Menou.
Les savants, comme le reste de l'armée, veulent rentrer en France. Il est vrai que lorsque Menou prend le commandement, la plupart des hommes sont en Egypte depuis deux ans, sans nouvelles ou presque de la France. Les membres de la Commission hésitent à quitter le Caire, afin de ne pas laisser passer une éventuelle chance de départ, surtout à partir de décembre 1800.
La pression des Anglais s'accentue. Le 21 mars, ils gagnent la bataille de Canope au prix d'énormes pertes, tant pour eux que pour les Français. L'abandon de l'Egypte par les Français n'était plus alors qu'une question de jours.
Les membres de la commission des savants se regroupent à Alexandrie avec, dans leurs bagages : les notes, les croquis, les objets (1), qu'ils avaient amassés pendant toute la durée de leur séjour. Le 13 mai 1801, la commission obtient enfin du général Menou, l'autorisation de partir pour la France. Mais commence alors un quiproquo tragi-comique, entre Menou,les Anglais et la commission embarquée sur le brick de commerce L'Oiseau. En effet, Menou ne veut plus voir L'Oiseau dans le port d'Alexandrie et les Anglais ne veulent pas laisser passer le bateau. C'est ainsi que pendant plus d'un mois L'Oiseau fait la navette entre l'escadre anglaise et le port d'Alexandrie, régulièrement menacé d'être coulé par les uns ou par les autres. Pour se débarrasser de cette encombrante commission, Menou accepte que les Anglais prennent possession de l'ensemble du matériel amassé par les savants. Pour ceux-ci, une telle mesure équivalait à une véritable amputation. Finalement, grâce à Geoffroy Saint-Hilaire qui a su convaincre les Anglais de l'injustice d'une telle mesure, les savants ont pu emporter la quasi totalité de leurs documents et travaux.
Les tractations avaient duré plus de deux mois et ce n'est qu'en septembre que les premiers membres de la Commission quittent l'Egypte. Le 15 octobre 1801, les derniers soldats de l'armée d'Egypte s'embarquent à bord de navires anglais pour la France. Ainsi s'est terminée l'expédition d'Egypte, sur une capitulation, mais avec les honneurs de la guerre.
Commence alors une autre campagne, longue et difficile pour les savants de la commission. Il fallait faire connaître et publier le résultat de leurs travaux en Egypte. Kléber et Menou s'étaient déjà préoccupés, en Egypte, d'une publication collective de ces travaux, ceci afin d'en éviter la dispersion dans des publications individuelles. En mars 1802, Chaptal, alors ministre de l'Intérieur, convoque les savants de l'expédition afin de nommer parmi eux une commission de huit personnes chargées de réunir les textes et les dessins proposés par chacun des participants et de coordonner le tout. La publication de l'ouvrage se fera aux frais de l'Etat. Les huit membres de la première commission sont Monge, Berthollet, Conté, Costaz Desgenette, Fourier, Girard et Lancret.
Conté, l'homme universel, est chargé plus particulièrement par le ministre du suivi du travail de gravure. Il faut dire que c'était là une tâche essentielle, à la fois à cause de la richesse des documents graphiques, mais aussi de la difficulté de réalisation. Il avait en effet été décidé de reproduire tous les monuments à la même échelle, pour garder l'idée du gigantisme de certains. Cela a conduit Conté à faire fabriquer des formes spéciales pour avoir un papier aux bonnes dimensions et des presses pour tirer les gravures sur ces feuilles particulières. Il a même inventé une machine à graver pour exécuter les grandes masses uniformes : pierres des grands monuments et ciels, afin d'économiser le travail des graveurs. La production des planches commence en 1803. La réalisation a développé les techniques de gravure et fait travailler une bonne centaine de jeunes graveurs. L'ouvrage devait comporter trois parties : Antiquités, Etat moderne et Histoire Naturelle avec texte et planches. La publication allait prendre en tout 23 ans. Conté, mort en 1805, ne vit pas les premiers volumes, pas plus que Lancret qui le remplaça au poste de commissaire et qui mourut en 1807. Jomard remplace alors Lancret et c'est lui qui conduira l'oeuvre à son terme, avec l'aide de Jollois à partir de 1810 et de Villiers du Terrage après 1811
Le 1er janvier 1808, une délégation présente à l'empereur un volume de gravures et en 1809, si on en croit les dates des pages de titre, paraissent les premiers volumes de l'ouvrage intitulé : "Description de l'Egypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant l'expédition de l'armée française publié par les ordres de Sa Majesté l'Empereur Napoléon Le Grand". Une autre série des volumes est datée de 1812. Les tomes suivants sont datés de 1817, avec, sur l'un d'eux, l'avertissement de la continuation de la publication par le roi et la mention que l'ouvrage est publié par les ordres du gouvernement, la dernière série porte la date de 1822.
Il est tout à fait étonnant que la publication de la Description de l'Egypte ait continué, malgré l'ampleur des changements politiques, et il faut bien le dire, le coût de l'opération. Louis XVIII a dû partager l'opinion de Geoffroy Saint-Hilaire, membre de la commission des savants, pour qui la publication de la Description justifiait totalement une expédition qui avait été, somme toute, un fiasco. Cependant, le rythme des publications déjà lent sous Napoléon, s'est encore ralenti sous la Restauration et si la dernière date figurant sur les pages de titre est 1822, la fin réelle de la publication est 1826. De fait, il est mis fin en 1826 à une publication interminable et coûteuse et qui restera inachevée : il manque au moins les volumes d'index qui étaient prévus.
La Description de l'Egypte comporte 9 volumes de texte, de format petit in folio, avec quelques gravures, dont l'une représente la machine à graver de Conté, et un volume de préface, signé par Fourier, daté de 1809 mais où figurent des références à des événements de 1811, en format grand in folio. A cela s'ajoutent 10 volumes de planches,grand in folio et 3 volumes de planches de format exceptionnel, l'un de ces volumes étant l'Atlas géographique établi par Jacotin. En tout on compte 974 planches dont 74 en couleurs. C'est aussi l'une des très belles réussites typographiques de l'Imprimerie Nationale. La qualité des caractères, le soin apporté à la graphie et à la transcription des mots arabes, l'uniformité de présentation malgré la longueur de la publication en font aussi un chef d'oeuvre de l'art graphique. Il semble bien que, étant donné les réductions successives de tirage d'une série à l'autre, il n'y ait eu que 500 exemplaires complets.
Quoi qu'il en soit des énormes difficultés de publication, la Description de l'Egypte reste le premier et le plus monumental des ouvrages consacrés à un pays : au courant du XIXe siècle, suivront l'expédition scientifique de Morée et la description de l'Algérie, mais aucun n'aura l'ampleur, la richesse d'information et la qualité graphique et typographique de la Description d'Egypte. C'est aussi l'expédition et l'ouvrage qui doivent le plus au travail de polytechniciens.
La Bibliothèque de l'Ecole polytechnique s'enorgueillit à juste titre de posséder l'une de ces collections complètes. On peut du reste s'étonner qu'elle ne reçut l'amorce de la collection qu'en 1815, lors de la visite que Napoléon fit à l'Ecole pendant les Cent Jours. Ce retard est d'autant plus surprenant que la part prise par les polytechniciens, tant dans la campagne d'Egypte elle-même que dans la rédaction et la production des divers volumes, est très grande.
Malheureusement, la Description de l'Egypte de l'Ecole polytechnique ne reçut qu'une reliure modeste qui a mal résisté au temps, d'autant que le format exceptionnel en a rendu la consultation fatigante pour les reliures. De plus, poussières, et pour certains volumes, champignons, ont attaqué l'intérieur des volumes. Sans être catastrophique, l'état général de la collection demande toutefois une intervention de restaurateur spécialiste, tant pour nettoyer et désinfecter l'intérieur des volumes que pour réparer les reliures et rendre les gravures exploitables dans le cadre d'expositions ou de consultations.
La SABIX s'est donné comme premier objectif la remise en état d'un ouvrage qui occupe donc une place très particulière dans l'histoire de l'Ecole polytechnique et dont l'auteur anonyme de l'avertissement (Jomard ?) dit : "Cette collection doit plutôt être considérée comme un ouvrage destiné à l'étude, que comme un ouvrage de luxe. Le genre de beauté qui lui convenait le plus consistait dans une exécution précise et correcte".
Francine MASSON
(1) Parmi les objets importants figurait la pierre de Rosette trouvée par Bouchard (X96), lieutenant du Génie. A cause de ses dimensions, la pierre de Rosette fut laissée aux Anglais (elle est toujours conservée au British Muséum). Les membres de l'expédition avaient bien discerné l'importance capitale de la pierre pour parvenir à déchiffrer les hiéroglyphes, mais il faudra attendre les travaux de Champollion pour aboutir à la transcription et la traduction des hiéroglyphes en 1831.
- Histoire scientifique et militaire de l'expédition française en Egypte ... - Paris : Dessait, 1830- 1836.- 10 volumes.
- La Jonquière, Charles de . - L'expédition d'Egypte 1798 - 1801. - Paris : Henri Charles Lavauzelle, s. d. - 5 volumes.
- L'agenda de Malus : souvenirs de l'expédition d'Egypte 1798 - 1801 ; publié et annoté par le général Thoumas. - Paris : Honoré Champion, 1892.
- Jollois, Prosper. - Journal d'un ingénieur attaché à l'expédition d'Egypte : 1798 - 1802 ; publié par P. Lefèbvre - Pontalis. - Paris : Leroux, 1894 . - (Bibliothèque égyptologique, t. VI)
- Villiers du Terrage, Edouard de . - Journal et souvenirs sur l'expédition d'Egypte (1798 -1801) ; mis en ordre et publié par le baron Marc de Villiers du Terrage. - Paris : Plon, 1899.
- Mémoires de M. de Bourrienne, secrétaire intime du premier Consul, introduction par Emile Sedeyn .- Paris : Fayard, s. d.
- Bonaparte en Egypte. Musée de l'Orangerie 1938. (Catalogue de l'exposition réalisée en 1938).
- Laissus, Yves. - Napoléon et l'imprimerie : description de l'Egypte, bilan scientifique d'une expédition militaire , pp. 191 - 205 in Art du livre à l'imprimerie nationale, Paris, 1973.
ALIBERT | X94 |
ARNOLET | X96 |
BERNARD | X94 |
BERGE | X94 |
BERTRE | X94 |
BOUCHARD | X96 |
BOUCHER | X95 |
BRINGUIER (mort à Jaffa) | X94 |
CARISTIE | X94 |
CHABROL | X94 |
CHAMPY (mort en Egypte) | X94 |
CHAUMONT | X95 |
CHARBAUT (mort en Egypte) | X96 |
CORABOEUF | X94 |
CORDIER | X97 |
DEVILLIERS | X96 |
DUBOIS- AYME | X96 |
DULION (mort en Egypte) | X95 |
DUPUY | X94 |
FAVIER | X96 |
FEVRE | X94 |
GRESLE | X95 |
HERAULT | X96 |
JOLLOIS | X94 |
JOMARD | X94 |
LACY | X94 |
LANCRET | X94 |
LAROCHE | X95 |
LECESNE | X94 |
LEDUC | X96 |
LEGENTIL | X95 |
MALUS | X94 |
MOLINE | X94 |
PIQUET (mort en Egypte) | X95 |
POTTIER | X95 |
RAFFENEAU | X94 |
REGNAULT | X94 |
SAINT-GENIS | X94 |
THEVENOD (mort en Egypte) | X94 |
THIERRY (mort en Egypte) | X94 |
VIARD | X97 |
VINCENT | X96 |