AMPERE
Professeur au Collège de France
par Marcel Brillouin, membre de l'Institut

Extrait de REVUE GÉNÉRALE DE L'ÉLECTRICITÉ, novembre 1922.

Ampère a appartenu au Collège de France, comme professeur de physique expérimentale, pendant douze ans, de 1824 à 1836, c'est-à-dire jusqu'à sa mort. Parmi tant d'hommes éminents, qui se sont succédé dans cette chaire, Ampère nous apparaît actuellement comme étant sans conteste le seul véritablement génial. En 1824, Ampère avait déjà publié tout l'essentiel de ses découvertes électromagnétiques et électrodynamiques : expériences incontestables et théorie aussi exacte qu'imprévue (Voir les deux volumes de Mémoires sur l'Electrodynamique publiés par la Société française de Physique en 1885 et 1887, chez Gauthier-Villars, par les soins de Joubert, et, nous pouvons bien le dire aujourd'hui, aux frais d'un bienfaiteur fidèle de la Société : « un généreux anonyme », Worms de Romilly). On pourrait donc croire que l'élection d'Ampère dut se faire, pour ainsi dire, par acclamation! Point du tout! Sachant que Fresnel était aussi sur les rangs, — non moins génial, non moins illustre, — nous nous figurerons peut-être que : « les votes se sont partagés d'abord ; car le choix était vraiment difficile! » Pas davantage. Ni Ampère, ni Fresnel ne sont trouvés vraiment en ligne à la première séance de présentation par l'Assemblée des professeurs du Collège de France, le 11 avril 1824. Tant il est difficile, aux contemporains, de distinguer le génie du talent!

La situation était d'ailleurs assez compliquée et il est bien difficile aujourd'hui de savoir quelles considérations extra-scientifiques ont pu jouer un rôle dans cette circonstance. Ce n'est, ni par la mort du titulaire, ni par sa retraite, mais par sa révocation, que la chaire de physique expérimentale devenait vacante ! Le professeur de physique expérimentale était Lefèvre-Gineau, le merveilleux expérimentateur qui avait établi, avec la collaboration de Fabroni, l'étalon du kilogramme conforme à sa définition dans le système métrique. D'abord professeur de mécanique (1786), il avait changé de chaire en 1804 et avait été nommé administrateur le 1er vendémiaire an IX (A. Lefranc. Histoire du Collège de France, p. 306). Membre du Corps législatif, de l'opposition en 1814, membre de la Chambre des Représentants pendant les Cent-Jours, réélu à la Chambre des Députés sous Louis XVIII, Lefèvre-Gineau siégeait à gauche et appartenait à l'opposition avancée, mais il prenait rarement part aux débats.

Lefèvre-Gineau n'était pas persona grata au Ministère de l'Intérieur, et l'Instruction publique n'était alors qu'une annexe du Ministère de l'Intérieur. Lefèvre-Gineau était aussi depuis longtemps Inspecteur général des Études. Sous je ne sais quel prétexte, le sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur, Corbière, révoqua Lefèvre-Gineau de ses fonctions et nomma administrateur Sylvestre de Sacy par décret du 30 décembre 1823. Par ce même décret, communiqué à l'Assemblée des Professeurs le dimanche 11 janvier 1824, il était dit qu'un professeur de physique expérimentale serait nommé dans la forme ordinaire (Tous les renseignements inédits de cet article sont tirés du registre des Délibérations du Collège de France). Lefèvre-Gineau fit savoir qu'il n'avait pas l'intention de réclamer ; il transmit ses, documents administratifs à son successeur qui lui en donna décharge. (Dél. C. F., p. 4 et 5).

Les principales chaires scientifiques étaient alors occupées par

Comme toujours, les chaires de langues orientales, mortes ou vivantes, de philosophie, de droit des gens, etc., étaient à peu près deux fois plus nombreuses que les chaires de sciences.

L'élection vint trois mois après, à la séance du 11 avril 1824 ; tous les professeurs scientifiques étaient présents ; en tout 18 votants.

Les candidats étaient (Dél. C. F., p. 6) :

Après une discussion dont nous ne savons rien, pas même quels furent les professeurs qui prirent la parole, le vote fut renvoyé au 25 avril. En voici les résultats.

  1er TOUR 2e TOUR BALLOTAGE
Ampère31-
Beudant899
Fresnel21-
Pouillet467
Bulletins blancs112

L'Académie des Sciences, consultée par le Ministre de l'Intérieur, présenta Fresnel seul à une énorme majorité le 24 mai, pour la chaire de physique expérimentale du Collège de France; la section de physique avait proposé, ex eequo, Ampère et Fresnel, et Ampère avait demandé à ses amis de soutenir Fresnel.

Alors Beudant annonça qu'il n'accepterait pas, et l'Assemblée du Collège de France convoquée à nouveau le 11 juillet émit le vote suivant :

L'Académie ne parait pas avoir été consultée à nouveau. Ampère fut enfin nommé, par ordonnance royale du 20 août 1824.

L'état détaillé de la collection de physique fut remis par Lefèvre-Gineau, et contrôlé par Ampère et Sylvestre de Sacy.

Voilà Ampère professeur au Collège de France. Quelles charges d'enseignement assume-t-il?

D'après le règlement de 1825 (Dé/. C. F., p. 16 et 37) chaque professeur doit faire trois leçons par semaine du 20 novembre au 20 juillet, sauf une interruption de deux ou trois semaines entre les deux semestres. La charge parut sans doute lourde, car, en se conformant à un des articles du règlement, un professeur d'abord, puis deux, puis plusieurs, obtinrent de l'Assemblée, de ne faire que deux leçons par semaine, en donnant des raisons que l'on s'abstenait systématiquement de mentionner au procès-verbal. Ampère ne parait jamais avoir usé de cette faculté. Bien que jeune encore, 49 ans à sa nomination, il fut souvent malade et dut se faire remplacer ou suppléer à plusieurs reprises.

On ne voit pourtant pas très bien comment il pouvait concilier un enseignement aussi absorbant avec ses fonctions d'Inspecteur général de l'Université qu'il conserva (Arago. Notices biographiques, t. II, p. 109 et suivantes, et Sainte-Beuve. Revue des Deux Mondes, 15 février 1837) jusqu'à sa mort.

Le 16 juillet 1826, Ampère avait demandé et obtenu de l'Assemblée des professeurs, la nomination d'un préparateur; c'était son collègue à l'Académie des Sciences, Savart; le traitement de préparateur était de six cents francs par an, du moins en 1832 (Dél. C. F., p. 96 et 98). A la même époque, le traitement de professeur titulaire était de 5 000 francs ( Sous Napoléon Ier, les traitements étaient de 6 000 francs. Après les Cent Jours, la Restauration les avaient réduits à 5 00O francs. Sous le second Empire, le ministre de l'instruction publique avait proposé 10 000 francs (qui ne furent obtenus que vers 1880), mais la Chambre des Députés n'accorda que 7 500 francs (Dél. C. F., 7 avril 1860 et Dél. C. F., p. 139).

En 1829-1830, Ampère, malade à Hyères, se fit suppléer par Savart; en 1832-1833 c'est encore Savart qui supplée Ampère pendant le premier semestre, et Becquerel pendant le second. Ensuite, les travaux de reconstruction entrepris depuis quelques mois ne permirent plus de faire le cours. En 1833-1834, l'amphithéâtre de physique était inutilisable; en 1834-35, l'architecte, dont les travaux n'avançaient pas, et dont les plans n'étaient pas soumis à l'Administrateur, n'avait laissé disponibles pour tout l'enseignement qu'une salle de cours et un amphithéâtre; les cours expérimentaux furent interrompus. A la fin de 1835, on ne pouvait toujours pas faire communiquer le cabinet de Physique avec l'amphithéâtre et l'escalier d'arrivée des auditeurs n'était pas fait.

Quand Ampère mourut, en 1836, l'aménagement de l'amphithéâtre n'était pas encore terminé et Savart, qui succéda à Ampère comme professeur (sans concurrent), dut y faire des transformations. Cela lui fut possible, grâce à un virement de fonds approuvé par l'Assemblée (Dél. C. F., p. 145) et accepté par le Ministère de l'Instruction publique (créé le 11 octobre 1832). Ampère avait en effet obtenu — la même année 1836 évidemment — un crédit de 12 000 francs pour la construction d'un appareil, qui ne parut pas indispensable à son successeur. Nous ignorons absolument quel appareil Ampère voulait construire avec cet important crédit.

Quant aux crédits pour le travail courant des professeurs, je suppose qu'ils étaient compris dans les 13 156 francs qui, depuis 1832, figuraient pour « dépenses variables » au budget du Collège et que l'assemblée trouvait bien insuffisants en 1836 (Dél. C. F., p. 139). Les laboratoires de recherches n'étaient certainement pas vastes. Plusieurs professeurs étaient logés; Biot, l'un des plus anciens, occupa après la reconstruction à peu près l'appartement actuel de l'Administrateur ; il parvint à y adjoindre deux petites pièces sous les combles pour ses expériences d'optique (Dél. C. F., p, 127) (actuellement tout en haut de l'annexe de la bibliothèque).

« L'assemblée arrête que M. l'Administrateur devra de nouveau réclamer la libre disposition des chambres dont il s'agit, non pas dans l'intérêt particulier de M. Biot, mais dans l'intérêt du Collège et des Sciences, qu'il ne s'agit pas seulement d'enseigner, mais auxquelles on doit incessamment tendre à faire faire des progrès; il devra faire sentir que, dans ce but, il convient qu'il y ait toujours, dans un établissement tel que le Collège de France, quelques pièces qu'on puisse consacrer à des expériences de différente nature et que l'Assemblée puisse mettre à la disposition de tel ou tel de MM. les professeurs de sciences expérimentales, sur leur demande et selon les circonstances.

» Les chambres dont il s'agit sont, par leur position, singulièrement propres aux expériences d'optique et cette considération est trop puissante pour que l'Assemblée de MM. les professeurs n'insiste pas sur cette demande. Ils doivent même désirer qu'il soit encore ménagé, dans les dispositions qui restent à faire, quelques autres pièces destinées à un semblable usage » (15 novembre 1835).

Binet, le professeur d'astronomie, avait vu disparaître un « observatoire » et réclamait qu'on lui fournit l'équivalent, pour l'enseignement (Dél. C. F., p. 118). Sous Louis-Philippe, en 1832, on interdisait à Magendie dissections et vivisections. (Dél. C. F., p. 82).L'architecte supprimait des logements,pour faire de belles salles de collections de chimie, que Thénard déclarait tout à fait inutiles pour l'enseignement. (Dél. C. F., p. 122) (1834).

C'est probablement de cette époque que datent l'amphithéâtre actuel et le vaste emplacement réservé aux collections de Physique au premier étage ; mais je doute qu'Ampère et Savart ajent joui de l'emplacement occupé au même étage au fond de la cour d'honneur par le laboratoire, depuis Regnault.

Ainsi , pendant les douze années qu'Ampère appartint au Collège de France, il fut suppléé au moins deux fois, et l'état des reconstructions rendit l'enseignement impraticable deux années, à ce qu'il semble. Quel enseignement donna-t-il les huit autres années? Les affiches de cette période n'ont pu être retrouvées, et presque tout document fait défaut. Voici tout ce que nous avons pu découvrir.

2e Semestre 1828. — M. Ampère continuera la partie de son cours qui est relative aux forces et aux mouvements moléculaires ; il traitera d'abord de la Chaleur et de la Lumière. Il montrera comment tous les phénomènes qui s'y rapportent s'expliquent avec la plus grande facilité lorsqu'on les considère comme produits par des mouvements vibratoires, quels sont ceux dont on ne peut rendre raison dans aucune hypothèse, et en quoi consiste la différence entre les mouvements auxquels sont dus les phénomènes de la Chaleur et ceux de la Lumière. Il s'occupera ensuite de l'Electricité moléculaire et terminera son cours par l'application de toutes les parties de la Physique à l'explication des phénomènes généraux de notre globe, ou de la météorologie.

Leçons consacrées aux expériences les lundis et vendredis. Leçons purement théoriques, les mercredis.

Pour cette année 1827-1828, c'est donc toute la Physique, y compris la Physique du globe, qu'Ampère se proposait de développer devant son auditoire, en 80 ou 90 leçons (à raison de trois par semaine de fin novembre à fin juillet).

Ce qui distinguait ce cours du Collège de France d'un cours de la Faculté, c'est vraisemblablement la liberté que s'accordait le professeur de s'écarter des explications généralement acceptées et classiques, et d'exposer surtout ses vues personnelles sur la constitution des corps et la nature de la Chaleur et de la Lumière (Voir des articles d'Ampère, sur la constitution des corps, Bibl. universelle, t. XLIX, et Revue encyclopédique, novembre 1832, sur la formation de la terre; Revue des Deux Mondes, juillet 1833).

Il est probable que le programme de l'année précédente n'était pas très différent.

C'est évidemment en préparant ces leçons de 1828, qu'Ampère réussit à obtenir l'équation de la surface d'onde des biaxes, sans supposer à l'avance, comme avait fait Fresnel, que cette surface est seulement du 4e degré. C'est, en effet, le 26 août 1828 qu'Ampère lut à l'Académie des Sciences le Mémoire sur la détermination de la surface courbe des ondes lumineuses, dans un milieu dont l'élasticité est différente suivant les trois dimensions.

A la fin de 1830, une importante collection de minéralogie provenant du comte de Bournon, acquise par Louis XVIII, fut donnée au Collège de France, et la question de l'utilité d'une chaire de Géologie et Minéralogie au Collège de France fut discutée par une commission ayant Ampère comme rapporteur. Les archives du Collège, pour le 24 octobre 1830, contiennent le long et intéressant rapport d'Ampère, très fortement motivé, en faveur de la création d'une telle chaire.

C'est seulement sept ans plus tard que la chaire fut créée pour Elie de Beaumont, sous le nom d'Histoire naturelle des corps inorganiques.

Le cours de 1832, dont nous n'avons pas conservé le programme, laissa dans la mémoire des fidèles du Collège de France un souvenir extraordinaire, dont la notice d'Arago (p. 70) et celle de Sainte-Beuve donnent l'impression très vivante. Ampère, qui avait acquis dans sa jeunesse des connaissances très étendues d'histoire naturelle, qui avait réfléchi à tout, s'était fait, dès 1803, une idée du développement des êtres vivants très voisine de celle que proposa plus tard Geoffroy-Saint-Hilaire. Cuvier, comme on sait, était d'opinion tout opposée. Chaque semaine, Cuvier critiquait avec toute son autorité et criblait de sarcasmes la théorie de Geoffroy-Saint-Hilaire; Ampère, dans son cours de mathésiologie, défendait à peu près exactement les mêmes vues que Geoffroy-Saint-Hilaire, avec une richesse de vues et une vivacité surprenantes, et réduisait à néant l'argumentation de Cuvier; mais, dès la semaine suivante, venait, écrasante, semblait-il, et directe, la réplique de Cuvier renseigné par son frère, auditeur assidu d'Ampère, sur tous les arguments de ce dernier. Ce fut pendant plusieurs semaines, parait-il, un beau tournoi, correct et courtois dans la forme, mais extrêmement vif quant au fond, non sans quelques traits académiquement acérés de la part de Cuvier.

Les affiches conservées du Collège de France ne nous révèlent qu'un autre programme, le dernier, 1835-1836. « L'état du cabinet de Physique ne permettant pas encore de faire le cours de Physique expérimentale, M. Ampère exposera les Rapports mutuels et la Classification naturelle des sciences, les lundis ; il traitera de leurs principes fondamentaux et en particulier de ceux de la Physique, les mercredis et vendredis. »

Retenons seulement que même lorsqu'il se permet d'exposer les vues d'une extrême originalité, résultat de méditations poursuivies durant toute sa vie, sur la classification des sciences, Ampère n'oublie pas que c'est la physique expérimentale qu'il est chargé d'enseigner et lui réserve, au moins sur l'affiche, les deux tiers de ses leçons.

Peut-être, étant donné ce que les contemporains nous ont appris de la fougue de son esprit, ne respectait-il pas toujours la répartition des sujets inscrite sur l'affiche.

« La quantité de remarques neuves et ingénieuses, de points profonds et piquants d'observation, qui remplissaient une leçon de M. Ampère, distrayaient aisément l'auditeur de l'ensemble du plan, que le maître oubliait aussi quelquefois, mais qu'il retrouvait tôt ou tard à travers ces détours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine, en pleine et haute philosophie antérieure au XVIIIe siècle; on se serait cru, à cette ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibnitz, des Malebranche, des Arnauld ; il les citait à propos, familièrement, même les secondaires et les plus oubliés de ce temps-là, M. de la Chambre par exemple ; ... » (Sainte-Beuve. Revue des Deux Mondes, 1887; à propos des leçons sur la classification des sciences).

Ce que Sainte-Beuve indique, sans appuyer, et respectueusement, sur les fréquentes digressions auxquelles s'abandonnait Ampère dans ses leçons, Arago nous le dit avec plus de précision, dans la Notice (Pages 107 et suivantes) si affectueuse et admira-tive qu'il a consacrée à Ampère en 1839 :

« Quand on parle des savants, nos contemporains, dont les facultés immenses ont été mal appliquées, le nom d'Ampère est le premier qui se présente à la pensée.

« Un homme d'Etat, célèbre par ses bons mots, disait d'un de ses adversaires politiques : « Sa vocation est de ne pas être ministre des Affaires étrangères. » A notre tour, nous pourrions affirmer à l'égard d'Ampère, que ce sa vocation était de ne pas être professeur ».

« Cependant c'est au professorat qu'on l'a forcé de consacrer la plus belle partie de sa vie ; c'est par des leçons rétribuées qu'il a toujours dû suppléer à l'insuffisance de sa fortune patrimoniale.

« Mais le savoir, mais le génie ne suffisent pas à celui qui se voue à l'enseignement d'une jeunesse vive, pétulante, moqueuse (Ecole polytechnique), habile à saisir les moindres ridicules et à les faire servir à son amusement (Voir aussi page 32)...

« ..... Mais, on doit l'avouer, les leçons en souffraient; mais les forces d'un homme de génie auraient facilement reçu un emploi plus judicieux, plus utile.. .

« Je voudrais que notre colossal budget (Arago, p. 112-113) n'oubliât pas que la France est avide de tous les genres de gloire; je voudrais qu'il assurât une existence indépendante au petit nombre d'hommes dont les productions, dont les découvertes, dont les ouvrages commandent l'admiration, et sont les traits caractéristiques des siècles; je voudrais que ces puissances intellectuelles, dès qu'elles se sont manifestées, le pays les couvrit de sa protection tutélaire; qu'il présidât à leur libre, à leur entier développement ; qu'il ne souffrît pas qu'on les usât sur des questions vulgaires.....

« Tout le monde reconnaîtra que, sous le régime libéral dont je viens de tracer l'esquisse, Ampère eût été un des savants sur lesquels la munificence du pays se fût épanchée la première. Libre alors de tous soins, de toute inquiétude, débarrassé d'une multitude d'occupations assujettissantes, de détails mesquins, de servitudes minutieuses, notre ami aurait poursuivi avec ardeur, avec amour, avec persévérance, les mille idées ingénieuses qui traversaient journellement sa vaste tête... »

A ces paroles, on reconnaît l'ardeur généreuse, le dévouement à la science et à ses amis, qui ont animé Arago, toute sa vie. Mais où trouvera-t-on le nouvel Arago capable de distinguer ceux de ses contemporains qui ont du génie — car Arago paraît bien avoir eu un jugement d'une admirable clairvoyance — et de ne pas éparpiller la munificence nationale en menue monnaie inutile. Avouons que, pour être sûr de faire assez, il faudrait faire beaucoup trop et que, d'ailleurs, ce sont les travailleurs dévoués à leur tâche, mais sans génie, qui ont, pour rendre au pays tous les services dont ils sont capables, le plus besoin d'une installation matérielle suffisante et d'une collaboration nombreuse.

Si beaux que soient les autres travaux d'Ampère, ils le mettent au même niveau que plusieurs de ses contemporains, pas au-dessus. Ce qui le met au-dessus, incroyablement au-dessus de tous les autres, Fresnel seul excepté, ce sont les mémoires de 1820-1822, et des années suivantes. Qu'Ampère ait été enlevé à la science en 1819, le monde ne s'unirait pas à la France pour célébrer son centenaire. Qu'il ait cessé de vivre dès 1822, l'éclair était jailli, l'œuvre était faite, digne de l'admiration des siècles ! A quel administrateur, à quel corps constitué demandera-t-on de deviner que, parmi tant de zélés et puissants travailleurs, c'est ce fantaisiste et bouillonnant Ampère qui, une certaine année, créera, pour ainsi dire de toutes pièces, l'édifice physicomathématique le plus éloigné des principes de la mécanique newtonienne, excitateur de vues théoriques nouvelles et — combien plus stupéfiante prophétie ! — le fondateur, avec Faraday, de la plus puissante industrie, de la plus féconde en merveilles qu'on ait jamais vue! Où. trouver un autre Arago, comment lui donner le pouvoir de réaliser ses vœux?

Ainsi, dès 1822, Ampère a établi les lois électrodynamiques qui régissent toute transformation d'énergie électrique en énergie mécanique.

Dix ans plus tard, Faraday découvre les lois expérimentales qui règlent la transformation inverse. Mais, si belle qu'elle soit, son œuvre n'a pas la plénitude atteinte d'un bond par le génie d'Ampère ; il faut attendre Maxwell pour comprendre ce qu'il y avait de quantitatif dans les considérations assez obscures de Faraday.

Comme c'est la transmission à distance, à des centaines de kilomètres, de l'énergie électrique qui fait toute l'importance de cette industrie, n'oublions pas Pouillet, Ohm, Joule, sans toutefois les mettre au même niveau dans notre admiration que Faraday et Ampère. Je n'y ajoute pas les théoriciens de la conservation de l'énergie ; non que leur rôle me paraisse négligeable, mais la création de la nouvelle industrie pouvait se passer d'eux, tandis qu'elle ne pouvait se passer ni d'Ampère, ni de Faraday. Chacun à son plan.

Ce n'est pas ici le lieu de faire un parallèle entre Ampère et Faraday; mais, de tels hommes, tous les traits de caractère sont intéressants; sans chercher à savoir dans quelle mesure leurs convictions métaphysiques réagissaient sur leurs facultés inventives, on ne peut nier que l'esprit est un tout, et que la cloison entre les divers modes d'activité intellectuelle d'un Faraday ou d'un Ampère est bien difficile à imaginer. Ampère et Faraday étaient deux esprits profondément religieux, quoique bien différemment. Faraday ne semble jamais avoir été effleuré d'un doute; il prêchait souvent dans la chapelle de la toute petite secte protestante, aux dogmes très particuliers de laquelle il semble avoir été toujours étroitement attaché. Ampère, lui, toujours ardent dans ses doutes et dans ses croyances, nous fournit l'image d'une âme mystique et tourmentée, bien plus curieuse de spéculations métaphysiques incontrôlables que des réalités physiques, et pourtant capable un jour d'édifier une théorie physique inébranlable, d'une extraordinaire importance pratique.

C'est du moins ainsi qu'il nous apparaît dans les notices si débordantes d'admiration et de sympathie écrites par Arago et par Sainte-Beuve, qui, eux, ne sont certes pas suspects de mysticisme d'aucune sorte, chrétien ou autre (Sainte-Beuve, Critiques et portraits, p. 402 et suiv. Arago, p. 20, 114, etc.), quelque extraordinaire que cela paraisse aux froids positivistes que nous sommes.

Les admirables travaux scientifiques d'Ampère ne semblent presque que de brefs incidents, interrompant quelques instants le cours de sa pensée métaphysique, seule perpétuellement active.

Marcel Brillouin, Membre de l'Institut.