Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.
Michel Chasles fut l'un de ces héroïques Polytechniciens qui, à la barrière du Trône, le 30 mars 1814, « lors de l'attaque de Paris par les puissances alliées, donnèrent une preuve éclatante de leur patriotisme et forcèrent l'admiration des ennemis eux-mêmes par leur courage et leur belle conduite (Lettre de Carnot, Ministre de l'Intérieur, au général Dejean, gouverneur de l'École Polytechnique, 1815) ».
Né à Épernon (Eure-et-Loir), le 15 novembre 1793, Chasles fit de brillantes études au Lycée impérial. Élève modèle, il n'encourut jamais qu'un reproche, celui de trop aimer la Géométrie et de déployer un zèle excessif pour entraîner ses camarades dans la voie qu'il suivait lui-même avec tant d'ardeur. Parmi ses condisciples, le moins docile à ses avis était un aimable Florentin, Gaétan Giorgini, admirablement doué, mais peu enclin à des recherches qui lui paraissaient stériles. Chasles parvint cependant à triompher de son indifférence et à lui inspirer pour la Science au moins un caprice passager ; Giorgini profita si bien des leçons de son ami, qu'à la fin de l'année scolaire 1812, il remporta le prix d'honneur et fut reçu le premier à l'École Polytechnique, tandis que Chasles obtenait au même Concours le second accessit et figurait le dix-neuvième sur la liste d'admission à l'Ecole. L'adepte avait surpassé le maître! Toutefois, dans cette circonstance, Chasles éprouva une bien vive satisfaction : proviseur, professeurs, élèves, tous furent unanimes pour lui attribuer l'honneur des succès de Giorgini. Ces incidents ne firent d'ailleurs que resserrer, entre ces deux jeunes hommes, les liens d'une amitié qui ne s'éteignit qu'avec leur vie; sur le déclin de ses jours, Chasles ne parlait jamais de son voyage en Italie et de son séjour à Florence sans ajouter, non sans émotion : « c'était l'année où j'ai revu Giorgini. » [Gaetano Giorgini (1795-1874 ; X 1812, issu d'une famille noble italienne, entra major à Polytechnique, devint conseiller d'Etat du Grand Duché de Toscane, ambassadeur et ministre, et professeur de mathématiques à l'Univ. de Pise.]
Chasles se montra toujours plein de dévouement envers ses camarades. Après la capitulation de Paris, pendant que l'École Polytechnique était fermée, il choisit, parmi les élèves, ceux qui se trouvaient dans le plus grand embarras et les amena à Chartres, chez son père, qui leur offrit une généreuse hospitalité.
Sa sortie de l'École Polytechnique lui fournit une nouvelle occasion d'exercer sa bonté. Classé dans le Corps du Génie militaire, il avait l'intention d'aller à Metz passer un ou deux ans auprès de ses camarades, puis de donner sa démission pour se consacrer sans partage à ses chères études. Au moment de partir, il reçut la visite de M. Coignet dont le fils était classé le premier parmi les élèves qui n'avaient pu obtenir d'emploi. Coignet était sans fortune, l'épaulette était tout son avenir ; pour Chasles, qui était riche, elle n'était qu'une fantaisie. Touché par les sollicitations du père, Chasles part incontinent pour Chartres, y exhibe son uniforme pendant une journée pour satisfaire la légitime fierté de sa famille, puis, muni du consentement paternel, il revient à Paris, tout joyeux de donner à la fois sa place et son uniforme à son camarade qui avait la même taille que lui.
La générosité que Chasles manifesta si hautement dans sa jeunesse ne se démentit à aucune heure de sa longue existence. On ne saurait la mieux dépeindre qu'en rapportant les belles paroles prononcées le 20 décembre 1880 par l'illustre chimiste Dumas, sur la tombe de son confrère bien-aimé :
L'esprit de charité dont il était possédé, cette ardente passion de la bienfaisance qui l'animait, ne connaissaient pas d'obstacles. Sa bonté n'admettait ni ajournement ni objections, .... Si les infortunés auxquels nous transmettions ses dons secrets étaient heureux de les recevoir, il se montrait plus heureux lui-même au moment où il nous en confiait la distribution.
Un homme si confiant et si libéral ne pouvait manquer d'être un jour la proie de quelque vil intrigant. En 1867, un misérable faussaire lui vendit, à prix d'or, une volumineuse collection de prétendus autographes qui tendaient à attribuer à Pascal la découverte du principe de la gravitation universelle! L'affaire fit grand bruit; l'Académie des Sciences se partagea en deux camps opposés. Enfin, au bout de deux ans d'une lutte opiniâtre et sans cesse entretenue par des documents de plus en plus nombreux, mais de moins en moins vraisemblables, Chasles dut reconnaître que son zèle ardent pour la science et pour son pays l'avaient rendu la dupe d'un habile escroc.
De 1814 à 1816, Chasles publia, dans la Correspondance sur l'École Polytechnique, quelques articles intéressants sur les surfaces du second ordre et sur l'enveloppe d'une surface du second degré astreinte à rester homothétique à elle-même et à toucher trois autres surfaces du second ordre homothétiques entre elles. Il commençait à prendre rang parmi les géomètres, lorsque son père, désireux de lui assurer une position brillante et lucrative, lui acheta une charge d'agent de change à Paris. Dès lors, arraché à ses goûts naturels et jeté dans un milieu plein de dangereuses séductions, Chasles but avidement à la coupe des plaisirs! Le Paris qui s'amuse et le Paris adonné à la science n'avaient à cette époque que des rapports peu fréquents; aussi, quarante ans plus tard, Despretz et Moquin-Tandon, qui descendaient le Danube avec Chasles, éprouvèrent-ils quelque surprise en voyant leur grave confrère et un seigneur hongrois rencontré par hasard sur le bateau, discourir fort pertinemment sur le foyer de la danse et sur les artistes de l'Opéra au temps de la Restauration. « Tous deux vantaient avec complaisance une incomparable danseuse restée non moins célèbre par le sombre et tragique éclat de sa beauté que par la dignité de ses altitudes. Tous deux l'avaient vue sourire. S'ils ne s'étaient pas rencontrés chez elle, c'est que leurs jours d'audience n'étaient pas les mêmes. Melle Bigottini, en évitant de les rapprocher, ne soupçonnait pas qu'elle serait un jour, pour ses deux admirateurs devenus plus sages, le lien d'une amitié passagère mais cordiale (J. Bertrand, Éloge historique de Michel Chasles) ».
Les fêtes et les plaisirs firent grand tort aux affaires : une liquidation ne tarda pas à s'imposer qui écorna un peu la fortune du père et rendit le fils à la Géométrie. Chasles fit sa rentrée dans l'arène scientifique, en 1828, par la publication, dans les Annales de Gergonne, de recherches élégantes sur les coniques confocales, sur la projection stéréographique et sur certaines applications de l'homologie et de la théorie des polaires réciproques. Quelque temps après, il inséra, dans la Correspondance de Quéldel, une étude importante sur la transformation parabolique des relations métriques des figures. Mais ce n'était encore qu'un heureux prélude; l'apparition de l'Aperçu historique fut un coup d'éclat.
L'Académie de Bruxelles avait proposé, pour sujet de prix, l'Examen philosophique des méthodes employées dans la Géométrie récente et particulièrement de la méthode des polaires réciproques. Au mois de janvier 1830, Chasles répondit à cet appel par un chef-d'œuvre; ce travail, unanimement acclamé, ne contenait rien moins que la substance de cet admirable Aperçu historique sur l'origine et le développement des méthodes en Géométrie, qui ne fut publié qu'en 1837 et qui mit Chasles en si haute renommée! L'ouvrage est formé de trois parties d'égale étendue : la première est consacrée à l'histoire de la Géométrie ; la seconde se compose de trente-quatre notes destinées à justifier certaines assertions et a développer des théories nouvelles dont le titre seul avait pu figurer dans la première partie; enfin la troisième section comprend les deux Mémoires sur l'homographie et sur la dualité qui, précédés d'une courte introduction, constituaient le travail couronné par l'Académie de Bruxelles.
Le succès de cet ouvrage fut merveilleux; « il était dû, tant à l'importance et à la beauté des spéculations géométriques dont il était semé, qu'à la façon claire et élégante dont elles y étaient présentées. Et ces deux qualités, en justifiant la vogue de cette œuvre excellente, expliquent aussi l'influence qu'elle a exercée sur la culture de la Géométrie en Europe (P. Gilbert, Notice sur Michel Chasles, Revue des Questions scientifiques. Bruxelles; avril 1881) ».
Les autres ouvrages de Chasles sont : la Géométrie supérieure (1852), les trois Livres des Porismes d'Euclide (1860) et le Traité des coniques (1865) qui est resté inachevé.
La Géométrie supérieure, lors de sa publication, était nouvelle, à bien des égards pour les matières, et principalement pour les méthodes de démonstration qui, grâce à l'emploi des signes et à l'introduction des imaginaires, participent aux avantages de l'Analyse. Ces méthodes se distinguent par ce caractère spécial que les quantités susceptibles de devenir imaginaires n'y entrent pas sous forme explicite, mais s'y trouvent représentées par des éléments réels, de même qu'en Analyse les racines d'une équation sont représentées collectivement par les coefficients de cette équation. L'ouvrage contient les théories du rapport anharmonique, de l'involution, des figures homographiques ou corrélatives ainsi que leurs applications aux polygones et aux cercles. Il se termine par deux chapitres intéressants : l'un concerne certaines propriétés de deux cercles conduisant à d'élégantes représentations des équations relatives aux fonctions elliptiques; l'autre a pour objet la théorie des cônes à base circulaire et des coniques sphériques, à laquelle Chasles avait, dès 1830, consacré deux contributions remarquables dans le Tome VI des Mémoires de l'Académie de Bruxelles.
Le Traité des Porismes d'Euclide, le moins lu assurément parmi les ouvrages de Chasles, est, sans contredit, celui qui a exigé de l'illustre auteur le plus de sagacité et de persévérance. C'est pour rendre compte, dans l'Aperçu historique, de l'ouvrage de Pappus, que Chasles, après tant d'autres géomètres parmi lesquels il faut surtout citer Simpson, fut amené à s'occuper des porismes. Un examen attentif lui fit découvrir, dans les lemmes de Pappus, les traces du théorème relatif à la projectivité du rapport anharmonique. Mis ainsi sur la voie, il reconnut alors, sans incertitude sinon sans quelque étonnement, que l'ouvrage célèbre d'Euclide, dont une profonde obscurité cachait à la fois le but et le contenu, renfermait précisément les germes et les applications les plus immédiates des principes qui sont les fondements de la Géométrie supérieure.
A partir de 1828, la vie de Chasles n'a été qu'un immense labeur. Professeur de Géodésie et de Machines à l'Ecole Polytechnique en 1841, puis en 1846 professeur de Géométrie à la Sorbonne, Chasles, malgré le temps qu'il donnait à ses leçons, trouva le temps de publier, dans le Journal de l'École Polytechnique, le Journal de Liouville, la Connaissance des Temps, les Comptes rendus de l'Académie des Sciences, une série de beaux mémoires dont la liste est trop longue pour trouver place ici. Nous nous bornerons à signaler les travaux relatifs à l'attraction, aux lignes géodésiques des surfaces du second degré, aux surfaces gauches, aux courbes du troisième ordre, au déplacement des figures, au principe de correspondance et à la théorie des caractéristiques, ....
Les mémoires concernant l'attraction suffiraient à eux seuls pour illustrer un géomètre. Après avoir donné, du problème relatif à l'attraction des ellipsoïdes, plusieurs belles solutions synthétiques dont la plus élégante est devenue classique, Chasles aborda la recherche de propriétés générales relatives à l'attraction des corps de forme quelconque; il parvint ainsi à l'un des théorèmes les plus célèbres de la Physique mathématique, qu'il communiqua à l'Académie des Sciences le 11 février 1839. La proposition, qu'on croyait nouvelle, avait en réalité été rencontrée dix ans auparavant par Cl. Green, dont le mémoire, intitulé : Essai sur la théorie de l'électricité et du magnétisme, était resté inaperçu. Gauss annonça d'ailleurs, après la Communication de Chasles, qu'il avait trouvé, de son côté et depuis plusieurs années, le théorème en question. Ajoutons que les trois voies qui ont conduit à cette proposition n'offrent aucun point commun. Les trois découvertes ont été absolument indépendantes; mais, la publication du géomètre anglais étant antérieure aux deux autres, la proposition a reçu le nom de théorème de Green.
Parmi les découvertes de Chasles, la théorie des caractéristiques est assurément l'une des plus originales, bien que l'une des plus tardives; elle a été publiée en 1864. Les caractéristiques d'un système de coniques, c'est-à-dire de l'ensemble des coniques astreintes à quatre conditions, sont le nombre des coniques du système qui passent par un point et le nombre des coniques du système qui touchent une droite. Si le système n'a que des singularités ordinaires, le nombre des coniques du système qui satisfont à une cinquième condition est déterminé par une formule, les paramètres entiers ne dépendant que de cette dernière condition. Telle est la proposition fondamentale dont Chasles a déduit une quantité pour ainsi dire innombrable de conséquences remarquables. L'impression produite sur le monde scientifique fut considérable, et, en 1865, sur le rapport du général Sabine, la Société royale de Londres manifesta sa profonde admiration pour notre grand géomètre en lui décernant la médaille de Copley, c'est-à-dire la plus haute distinction dont elle puisse disposer. « En voyant, dit le savant Général, combien sont nombreuses les questions sur les coniques qu'on peut ramener à la question unique résolue par Chasles, nous pouvons affirmer sans exagération que, dans cette seule formule, se trouve condensée virtuellement toute la théorie des sections coniques .... Si l'on considère la vaste étendue du champ nouveau, ouvert ainsi à nos investigations, il est très probable que, considérée comme instrument de recherches en Géométrie pure, la méthode de Chasles peut supporter la comparaison avec toute découverte de ce siècle. »
Chasles, malgré l'éclat de ses travaux, n'entra à l'Académie des Sciences qu'en 1851. On s'expliquerait difficilement que la docte Compagnie ait tardé si longtemps à lui ouvrir ses portes, si l'on ne se rappelait combien les maîtres de la science étaient, à cette époque, « entêtés de Calcul intégral ». A leurs yeux, la Géométrie pure était affaire d'écolier et il n'a fallu rien moins que les merveilleuses productions de Chasles et de Poncelet pour remettre en honneur les études géométriques. C'est de la France, c'est de l'École Polytechnique que le mouvement est parti. Depuis un demi-siècle, la plupart des géomètres de l'Europe ont été les disciples de Chasles, tous ont été ses admirateurs; et, bien avant sa mort, nul ne contestait à notre illustre camarade le titre de souverain de cette Géométrie dont, pendant sa jeunesse, il avait été l'apôtre.
Eugène Rouchê.