La SABIX
Bulletins déja publiés
Sommaire du bulletin n. 6
 

L' instruction militaire à l'Ecole polytechnique, 1794 - 1815

par Edwin L. DOOLEY, Jr.
Colonel de la Milice de Virginie,
Adjoint au surintendant
Institut Militaire de Virginie

Texte d'une communication à la "Bicentennial Conference of the Consortium on Revolutionary Europe", Florida State University, 29 septembre 1989, à paraître dans les "Bicentennial Proceedings of the Consortium". Traduction française par E. Grison.

Dans la refonte des institutions et de toute la société, qu'entraînèrent, dans leur rapide courant, les premières années de la Révolution Française, la Convention confia à une nouvelle école, l'Ecole polytechnique, la mission importante de former les officiers d'artillerie ainsi que les ingénieurs civils et militaires. Le projet en fut conçu pendant la Terreur en 1794 et l'Ecole fut créée à Paris trois mois après la chute de Robespierre, et bientôt transformée : d'école pour les travaux publics, elle devint une école tournée vers la science et les mathématiques. Elle devait être un modèle exemplaire pour la formation des ingénieurs en Europe au 19e siècle, et on la considère comme le plus grand succès de la Révolution Française dans le domaine de l'éducation. Les historiens ont concentré surtout leur attention sur les cours de science et de mathématiques qui furent professés à l'Ecole lors de ses débuts, mais ils ont laissé de côté les cours militaires.

On peut proposer trois raisons pour ce manque d'intérêt. D'abord, comme la plupart des historiens de l'Ecole sont spécialistes de l'histoire des sciences, des mathématiques ou des techniques, il était normal qu'ils s'attachent aux orientations très importantes prises dans ces domaines par les premiers professeurs et leurs élèves. En second lieu, les cours militaires étant présentés comme des applications de la géométrie descriptive, on avait tendance à ne voir en eux que des auxiliaires ou des annexes de celle-ci. Enfin, on a reproché à l'influence militaire dans la vie de l'Ecole - influence qui alla en se développant pendant le Directoire - d'avoir lentement dégradé, appauvri, déformé la formation scientifique. On a vivement critiqué Napoléon pour avoir placé l'Ecole, en 1804, sous la tutelle d'un gouverneur militaire, en même temps qu'on la transformait en un internat soumis à la discipline militaire et qu'on dirigeait un nombre croissant d'élèves, à leur sortie, vers le service armé. En 1815, a-t-on prétendu, l'Ecole était devenue essentiellement une académie militaire destinée à donner des officiers de toutes catégories pour les armées de Napoléon. Il est regrettable que les historiens aient ainsi fait l'impasse sur l'instruction militaire à l'Ecole polytechnique, car, loin de réduire les programmes scientifiques, elle contribua au contraire, de 1794 à 1815, à renforcer la mission principale de l'Ecole (1).

On compte, parmi les fondateurs de l'Ecole, des savants, d'éminents professeurs, de grandes figures politiques, des chefs militaires : Lamblardie, Monge, Fourcroy, Chaptal, Hassenfratz, Lazare Carnot, Berthollet, entre autres. Les buts qu'ils avaient assignés à l'Ecole s'intégraient dans l'objectif général de l'époque qui consistait à uniformiser et à centraliser toute la société française. Ils voulaient ramener à Paris la formation des ingénieurs, en substituant l'Ecole polytechnique aux diverses écoles d'ingénieurs qui avaient été fondées dans le courant du siècle et aux tout-débuts de la Révolution. Celles-ci allaient être plus tard dénommées "écoles d'application" et comprenaient l'école du génie militaire installée en 1794 dans la place fortifiée de Metz lorsque l'école royale du génie de Mézières fut fermée ; l'école d'artillerie de Châlons-sur-Marne dont l'institution remontait à 1756 ; l'école des Ponts et Chaussées, créée en 1747 ; l'école des Mines, instituée en 1783 ; l'école spéciale des ingénieurs-géographes, créée en 1793 et l'école du génie maritime qui sera transférée à Brest en 1801. L'effort de centralisation intégrale n'aboutit pas, mais les élèves sortant de l'Ecole polytechnique reçurent le droit exclusif d'entrer dans les écoles d'application après avoir terminé à Paris leurs études préparatoires, et l'Ecole eut autorité pour organiser les examens et coordonner les programmes d'enseignement de ces écoles (2).

Bien que l'Ecole polytechnique fût donc conçue pour un rôle de préparation, ses fondateurs ne se contentèrent pas de créer une école technique sur le modèle des écoles de génie d'Ancien Régime destinées à la formation des ingénieurs civils et militaires. Le nom qu'ils donnèrent à leur école, Ecole polytechnique, témoigne qu'ils ambitionnaient un programme de formation s'étendant à tout ce qui touche les sciences. Elle devait être une institution où les futurs ingénieurs étudieraient les sciences et les mathématiques à partir de leurs fondements abstraits. Cet accent mis sur les connaissances théoriques s'inspirait de la doctrine des encyclopédistes qui y voyaient le moyen de faire comprendre les liens d'interdépendance de toutes les sciences entre elles. Les professeurs de l'Ecole polytechnique, qui partageaient l'idéologie des encyclopédistes, marquèrent, en construisant leur programme d'enseignement initial, la nécessité d'intégrer étroitement les diverses études. Leur but était de donner aux élèves des méthodes de pensée et de travail, en vue de les préparer à trouver la solution des problèmes complexes du métier d'ingénieur, d'abord en les saisissant à un niveau abstrait, puis en ramenant ces abstractions au cas particulier, enfin en utilisant leurs connaissances pour comprendre comment l'unité de la science se révèle derrière les formes diverses (3).

C'est la géométrie descriptive qui donnait les moyens de comprendre ce qui se cache sous l'apparence. On a décrit celle-ci comme une science qui "exerce à voir dans la coulisse", et qui est "la matière la plus importante pour exercer l'imagination". Mise au point quelque temps auparavant - certains disent inventée - par Gaspard Monge à Mézières, la géométrie descriptive est une méthode de représentation des objets à trois dimensions sur la feuille de dessin, et de solution graphique des problèmes de géométrie analytique qu'on rencontre dans les travaux de construction ou d'ingénieur. A l'Ecole polytechnique toutefois, c'était bien plus qu'une méthode ingénieuse pour résoudre des problèmes compliqués de géométrie. Elle apprenait aux élèves à observer les objets avec précision et à les dépeindre, que ce soit sur la feuille d'épuré ou dans leur imagination, d'une manière qui non seulement les décrivait mais représentait aussi les relations complexes entre leurs diverses parties. En tant qu'exercice de l'esprit, la géométrie descriptive couvrait toutes les matières enseignées, mais occupait une place particulièrement importante dans l'étude de la topographie et de la fortification, matières qui étaient considérées comme essentielles pour la formation de futurs officiers du génie ou de l'artillerie (4).

Tous les cours de l'Ecole polytechnique contribuaient à l'instruction des officiers, mais ce fut plus spécifiquement le rôle du cours intitulé "fortification" jusqu'en 1807 et "art militaire" ensuite. La fortification et l'art militaire étaient considérés, avec l'art des mines, l'architecture et les travaux publics, comme des cours de géométrie descriptive appliquée. Ils n'avaient donc pas le même rang que les cours de mathématiques pures ou de sciences exactes. Néanmoins, dans leur organisation comme dans leur but, fortification et art militaire visaient, comme les mathématiques ou les autres sciences, à exercer l'oeil à voir avec clarté et l'esprit à analyser avec netteté (5).

Ceux qui firent le cours de fortification à l'Ecole polytechnique étaient des ingénieurs militaires expérimentés et très instruits, mais qui se trouvèrent - c'est le cas de le dire - sur la défensive. En effet, la valeur stratégique des places fortes avait été l'objet de critiques de plus en plus vives, surtout depuis les campagnes-éclairs de Frédéric le Grand. Des théoriciens militaires comme le comte de Guibert préféraient la guerre de mouvement à la guerre de siège et certains critiques voyaient dans les forteresses de l'intérieur un instrument du despotisme, un lourd impôt sur la richesse de la nation et sur ses ressources humaines et un anachronisme dans la tactique militaire moderne. Après 1789, on identifia les forteresses avec la Bastille que des citoyens ordinaires avaient prise et détruite dans un combat que l'imagerie révolutionnaire présentait comme la lutte entre les forces des lumières et celles des ténèbres. Le coup le plus sérieux avait été porté en 1793 lorsque la Convention avait ordonné la démolition de toutes les forteresses qui n'étaient pas situées sur les frontières, en les qualifiant de "restes gothiques et barbares de l'ancienne féodalité" (6).

Malgré cette critique de la valeur réelle des fortifications, le sujet fut au centre de l'instruction militaire à l'Ecole polytechnique. Il y avait à cela quatre raisons. D'abord, en considérant les campagnes de 1792 - 1793 des armées françaises sur les frontières du Nord et de l'Est, à Longwy, à Verdun et à Lille, nombreux étaient en France ceux qui estimaient que les places fortes avaient joué un rôle essentiel pour la défense des frontières. En second lieu, la plupart des professeurs de l'Ecole polytechnique avaient étudié - ou enseigné - à l'Ecole de Mézières où la fortification tenait la place principale et où avaient été conçus les perfectionnements des idées de Vauban. De plus, ils n'étaient pas d'accord avec les idées qui avaient la faveur du moment, selon lesquelles il fallait révolutionner l'art militaire en suivant une politique de guerre totale et ils étaient sceptiques sur la valeur d'une armée de citoyens qui se distinguaient plus par leur ardeur que par leur discipline ou leur entraînement. Les professeurs de l'Ecole polytechnique étaient acquis à une politique de guerre défensive où les forteresses jouent le rôle principal et qui se montre plus économe des vies humaines. Enfin, même si les fortifications devaient avoir un rôle plus réduit dans la guerre moderne, elles n'en étaient pas moins des objets dont la structure était mieux formalisée, plus rationnelle, plus précise que la plupart des projets civils. On pouvait donc y puiser d'excellents exemples pour illustrer les leçons de toutes les sortes d'ingénieries.

Le premier cours de fortification à l'Ecole polytechnique fut fait en février 1795 par le général Michaud Darçon, un ancien élève de Mézières de 1755 qui donna ses cours à la nouvelle école à Paris, où il rétablissait sa santé compromise pendant le siège des bastions de la forteresse de Breda en Hollande, qu'il avait dirigé avec succès. Darçon aborda son sujet de manière très générale ; il ne discuta pas seulement les problèmes du génie militaire, mais traita aussi des aspects politiques, sociaux et même scientifiques des fortifications. Il insista sur la nécessité pour des ingénieurs de fortification d'avoir une connaissance encyclopédique des sciences et il affirma que l'étude de la fortification était, pour un élève attentif, une occasion unique de se pénétrer de l'unité profonde de toutes les sciences.

Darçon critiquait ceux qui ne voyaient dans les places fortes que des bases défensives isolées. Pour lui, les forteresses faisaient partie d'un ensemble conçu en vue d'opérations défensives ou offensives auxquelles il donnait des bases d'où partiraient des actions de diversion ou d'arrière-garde et qui serviraient aussi de dépôts de ravitaillement ou de réserves protégées, pour les troupes ou les munitions. En réponse aux citoyens qui redoutaient les fortifications, il rappelait qu'on ne doit pas confondre les forteresses et les bastilles ou prisons royales, et il insistait en disant que "les fortifications sont par excellence l'arme de la liberté". Darçon resta moins d'un mois à l'Ecole polytechnique - alors dénommée encore Ecole centrale des travaux publics - mais ses leçons préliminaires et ses écrits fixèrent le plan de tous les cours de fortification qui lui succédèrent à l'Ecole (7).

En mars 1795, Alexandre-Magnus Dobenheim devint le premier professeur de fortification de l'Ecole polytechnique. Ancien élève de Mézières de 1772, il emprunta beaucoup aux cours préliminaires de Darçon, comme il le reconnaît d'ailleurs dans ses écrits.

Comme tous les autres cours donnés pendant les débuts de l'Ecole à Paris, c'était une revue rapide ou "révolutionnaire" du sujet. En 1795, il publia un article sur la fortification dans le premier numéro du Journal de l'Ecole polytechnique. Il y donnait le contenu du cours et y développait quelques points essentiels (8).

Comme Darçon, Dobenheim défendait l'utilité des fortifications en vantant "les services signalés que les places fortes avaient rendus à la République". Il mettait en garde contre le danger que courait la France qui manquait d'ingénieurs de forteresse convenablement exercés, tandis que l'instruction de nouvelles recrues serait longue et complexe.

Bien qu'il ait fait ses études à Mézières, il critiquait cette école, trouvant son programme trop étroit, et vantait la préparation scientifique que donnait l'Ecole polytechnique. En réponse à ceux qui faisaient grand cas des forteresses, mais qui refusaient qu'on enseigne publiquement la fortification par crainte de livrer à l'ennemi des secrets militaires, Dobenheim était d'avis que les secrets étaient parfaitement défendus par le simple fait qu'une connaissance profonde des sciences et des mathématiques était indispensable pour les comprendre. Raisonnement qui reprenait une opinion répandue à l'Ecole : une profonde connaissance des sciences et des mathématiques est une arme de guerre ; plus solides sont les connaissances, plus puissante, plus sûre, est l'arme (9).

Dobenheim cessa d'enseigner à l'Ecole polytechnique lorsqu'il fut arrêté en octobre 1795 pour avoir pris part aux émeutes contre la Convention. Il fut remplacé par un autre ancien de Mézières, François Catoire, qui resta à l'Ecole polytechnique jusqu'à la fin de 1797, lorsqu'on le nomma commandant en second de l'Ecole du génie de Metz. Son successeur fut le colonel Simon-François Gayvernon (Gay de Vernon) qui fut professeur de fortification à l'Ecole polytechnique de 1798 à 1804, puis directeur des études jusqu'en 1812.

Elève de Mézières en 1780, Gayvernon était un ingénieur militaire expérimenté qui avait servi à l'état-major du général Custine comme adjudant général avec rang de colonel pendant la campagne sur la frontière du Rhin en 1792 et 1793. Il mit en oeuvre son expérience du champ de bataille, ses larges connaissances des ouvrages de science militaire aussi bien que de géométrie et de dynamique pour donner au cours de fortification de l'Ecole polytechnique la forme et le contenu qu'il devait garder jusqu'au milieu du 19ème siècle.

En 1805 il publia un manuel, en deux volumes, sur l'art de la guerre et de la fortification dans lequel il se servait des principes de base de la géométrie et de la dynamique pour exposer les tactiques modernes d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie et pour analyser les divers systèmes de fortification. Son livre devint un ouvrage de référence sur la question et fut traduit en diverses langues à l'usage des écoles militaires, en Europe aussi bien qu'aux Etats-Unis (10).

Gayvernon donnait à ses élèves un enseignement général d'organisation militaire, de tactique et de manoeuvre courante de la troupe, de dessin, de relevé du terrain, de lecture de carte. Il leur faisait étudier aussi les meilleurs auteurs sur la balistique et la puissance de feu des armes usuelles. Les élèves appliquaient ensuite leurs connaissances à des situations théoriques ou résolvaient des problèmes sur des cas d'école.

Dans une certaine mesure, cette méthode d'étude de la fortification se situait dans la tradition, célèbre en France depuis Vauban, qui consistait à traiter les fortifications permanentes comme des problèmes de géométrie. Cependant, à l'Ecole polytechnique, il s'agissait, plus que d'un jeu de mathématicien, d'un exercice destiné à bien comprendre les principes scientifiques et mathématiques et à les appliquer rapidement et correctement à des problèmes de l'art de la guerre.

D'une part cette approche fondamentale concordait bien avec la méthode suivie par les autres cours, mais d'autre part elle était bien plus économe de moyens que les travaux pratiques avec briques, mortier et poudre à canon.

En plus, cet enseignement théorique était celui qu'exigeait la liaison entre l'Ecole polytechnique et les écoles d'application, puisque, dans toute matière enseignée à l'Ecole, on devait séparer théorie et pratique, les professeurs de l'Ecole devant se limiter à celle-là. Cette distinction convenait d'ailleurs à Gayvernon, car elle comportait un traitement fortement mathématique du dessin de fortification, ce qui lui donnait plus d'une occasion d'insister sur les relations entre son sujet et, comme il disait, "toutes les sciences mathématiques et physico-mathématiques", (11).

Une de ces sciences physico-mathématiques était essentielle pour la fortification : c'était la topographie ou étude scientifique du terrain et représentation graphique, distinguant ce qui est naturel et ce qui est dû à l'homme. Gayvernon était ravi de constater que ses élèves marquaient un grand intérêt pour ce sujet et se rendaient souvent au dépôt militaire des Invalides pour y étudier les cartes des campagnes récentes et les maquettes très élaborées de forteresses qui avaient fait partie de la Galerie des Plans Reliefs de l'ancien régime. On donnait aussi aux élèves une instruction élémentaire sur l'usage de la boussole et des instruments de relevé de terrain.

Mais Gayvernon allait plus loin que ces travaux pratiques et enseignait que la topographie permet à l'homme de voir la Nature telle qu'elle est en réalité, et non pas comme on imagine qu'elle est.

Il écrivait que "les formes de la nature suivent certaines lois, même au milieu des plus grandes irrégularités, que l'observateur attentif découvre, et dont l'officier tire le plus grand parti quand il est obligé de déduire la connaissance générale des parties qui se dérobent à la vue, de celles que l'oeil embrasse et saisit". Il affirmait souvent que le terrain choisi par une armée pour la bataille détermine la tactique qui sera mise en oeuvre, et la mise en place des troupes, plus que la nature des troupes ennemies. La topographie militaire donnera des renseignements sur le terrain, mais, disait-il, seuls les officiers doués d'un talent particulier pourront espérer utiliser ces renseignements pour deviner l'influence qu'aura le terrain sur une bataille donnée. Ce talent, on l'appelle le "coup d'oeil" militaire (12).

Le "coup d'oeil" militaire a été défini comme "la capacité de saisir la situation militaire en un seul coup d'oeil". Gayvernon avait pris cette notion au théoricien de la tactique Jean-Charles de Folard qui en avait discuté dans ses Commentaires sur Polybe, publiés de 1727 à 1730. On avait débattu des écrits de Folard dans les milieux militaires et académiques depuis 1730 et ils avaient attiré l'attention et l'admiration de Frédéric le Grand qui en fit des commentaires qu'il publia en 1761. Il y eut aussi un article "coup d'oeil" dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.

Gayvernon se réfère à cette notion dans les deux tomes de son traité sur l'art de la guerre et des fortifications et il en fait un chapitre à part dans le programme de cours qu'il dressait en 1798. Il le décrit comme un talent inné, "un don que la nature répartit aux âmes privilégiées". Il considère qu'il est rare et doit donc, là où on le trouve, être développé et renforcé par l'étude, l'observation et l'expérience.

Gayvernon avait emprunté à d'autres cette notion du "coup d'oeil", mais il la modifia pour l'adapter aux méthodes pédagogiques particulières de l'Ecole polytechnique. Plus que la simple saisie immédiate de la situation militaire, le "coup d'oeil" était pour lui "le produit du génie, de cet ensemble de facultés au moyens desquelles l'homme saisit promptement les rapports des choses qu'il considère, et applique rapidement les préceptes généraux et théoriques aux cas particuliers qui se présentent à chaque instant". En se servant du mot pour désigner la capacité d'appliquer rapidement des principes scientifiques généraux aux problèmes particuliers du champ de bataille, il poursuivait son idée profonde et son projet de créer une géométrie de la guerre basée sur les progrès des mathématiques et des sciences à l'Ecole polytechnique. Comme ses collègues de formation plus académique, Gayvernon adoptait complètement l'idéalisme scientifique qu'avaient légué les encyclopédistes et, pour lui, l'officier parfaitement scientifique était le parangon du chef militaire (13).

Quelque temps auparavant, Jean-Jacques Rousseau avait écrit dans son "Discours sur les Sciences et les Arts" que les qualités du guerrier ne pouvaient se maintenir dans une culture qui met la science à l'honneur et il insistait sur ce que les guerres sont gagnées par le courage plus que par la connaissance des sciences et des arts. Ces opinions avaient trouvé un écho au début de la Révolution chez les soldats citoyens et chez ceux qui prétendaient que la République n'avait pas besoin de savants. Mais les professeurs de l'Ecole polytechnique savaient que l'audace ou l'ambition de la gloire militaire ne pourraient jamais se substituer à l'expérience technique et à la discipline pour remporter la victoire. En insistant sur le mélange d'audace et de science, le professeur formait des élèves préparés à devenir les officiers savants qui serviraient la nation comme ingénieurs militaires ou comme officiers d'artillerie, d'infanterie ou de marine. Ces officiers savants, caractérisés par leur passion de la précision et l'agilité de leur esprit, seraient le modèle de l'éducation militaire en Europe et en Amérique pour le demi-siècle suivant (14).


Les travaux sur l'histoire de l'Ecole polytechnique ont bien mis en lumière le rôle dominant tenu par l'Ecole dans le développement de la culture scientifique dans la France du 19ème siècle. Ces derniers temps, les historiens des sciences ont porté de plus en plus leur attention sur le contenu spécifique des cours enseignés à l'Ecole pendant le premier demi-siècle et sur ses professeurs les plus éminents, mais on ne s'est pas intéressé jusqu'ici à l'instruction militaire. Lacune regrettable, parce que l'enseignement militaire était donné à l'Ecole non comme un apprentissage technique mais comme une science. Ce n'était pas une manière de faire, mais une manière de comprendre comment faire les choses, afin de mieux les faire. En mettant l'accent sur les principes généraux et en abordant les problèmes à un niveau assez abstrait, l'enseignement militaire s'accordait à la pédagogie de l'Ecole, basée sur l'unité de toutes les sciences, et encourageait le développement d'un esprit libre, actif, créateur, capable d'assimiler rapidement les connaissances, d'analyser les situations, de prendre les décisions.


NOTES ET REFERENCES

1 - Margaret Bradley, "The Ecole Polytechnique, 1795 - 1830 : Organisational Changes and Students" (M. A. thesis, University of Leeds, 1974), 23 ; Margaret Bradley, "Scientific Education versus Military Training : The influence of Napoleon Bonaparte on the Ecole Polytechnique". Annals of Science 32 (1975) : 420 - 422, 427 ; Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l'Empire (Paris : Presses Universitaires de France,1968), 605, 746 ; Janis Langins, "The Ecole Polytechnique (1794 - 1804) : From Encyclopaedic School to Military Institution" (Ph. D. diss., University fo Toronto, 1979), 4, 95, 132, 151, 208 ; L. Pearce Williams, "Science, education and Napoleon I", Ms 47 (1956) : 376.

2 - Ambroise Fourcy, Histoire de l'Ecole Polytechnique (1828. rééd., Paris : Belin, 1987), 2-5, 81-85, 147, 183-188 ; Langins, "Ecole polytechnique", 5, 13, 49.

3 - Ibid., 14, 20, 40, 42, 49 ; Développemens sur l'enseignement adopté par l'Ecole centrale des Travaux publics, décrétée par la Convention nationale, le 21 ventôse an 2 de la République : pour servir de suite au Rapport concernant cette Ecole fait à la Convention nationale le 3 et 7 vendémiaire, an 3e de la République ("Paris. 1794), 2, 6, 8-9.

4 - Frederick B. Artz, The Development of Technical Education in France. 1500 -1850 (Cambridge, Mass : MIT Press, 1966), 120 ; Paul V. Aubry, Monge : Le savant ami de Napoléon Bonaparte (Paris : Gauthier-Villars, 1954), 14-15, 21-22 ; Peter Jeffrey Booker, A History of Engineering Drawing (London : Chatto and Windus, 1963), vii, 86, 104 ; Développemens. 2-3 ; Fourcy, Histoire. 41 ; Frederick Goodson Higbee, "A short History of Descriptive Geometry, "The Journal of Engineering Education 19. n° 5 (1929), 500 - 501 ; James Ambrose Moyer, Engineering Descriptive Geometry (New York : John Wiley & Sons, 1925), v ; Langins, "Ecole Polytechnique," 12 - 14, 38.

5 - Simon-François Gay de Vernon, Traité élémentaire d'art militaire et de fortification 2 vols.(Paris, 1805), Langins, "Ecole polytechnique", 229.

6 - "Rapport et projet... sur la démolition des châteaux-forts et forteresses de guerre" (Paris, 1793), cité par Michèle Menard, "Le château, la forteresse, dans l'imagerie Révolutionnaire," in Michel Vovelle, éd., Les images de la Révolution française (Paris : Sorbonne, 1988), 292 ; Emmanuel Hublot, Valmv (Paris, Fondation pour les études de défense nationale, 1987), 178 ; Marcel Reinhard, Le Grand Carnot (Paris rHachette, 1950), 117- 136.

7 - Biographie Universelle. Michaud, Paris 1811, article "Arçon" ; Michaud (Darçon), Considérations militaires et politiques sur les fortifications (Paris, An III), 31-32, 35, 48.

8 - Fourcy, Histoire, cf "Alexandre-Magnus Dobenheim" ; Gayvernon, "Cours de Fortifications, An VI (1797-1798), Archives de la bibliothèque centrale de l'Ecole polytechnique, Palaiseau, Titre III, Enseignement, Section 3, contenu de l'enseignement, paragraphe f, instruction militaire et sportive, Carton 1, 1794-1888, (ci-après EIMS); Janis Langins, La République avait besoin de savants (Paris : Belin, 1987), 46 - 47.

9 - Alexandre-Magnus Dobenheim, "Fortification", Journal Polytechnique : Bulletin du travail fait à l'Ecole centrale des travaux publics (Paris, An III), 44 - 46.

10- Biographie Universelle. Michaud (supplément) Paris 1838, article Gay Vernon (Joseph) ; Ramsey W. Phipps, The Armies of the First French Republic. 5 vols. (London : Oxford U. Press, 1926 - 1929), vol. 2, 30.

11 - Fourcy, Histoire. 2, 11 - 12, 60, 86, 110 - 116, 147, 160, 183 - 188 ; Ian V. Hogg, Fortress : A History of Military Defence (New York : St Martin's Press, 1977), 49, 58 ; Rapport sur l'Ecole polytechnique et ses relations avec les Ecoles d'application des services publics, 20 Frimaire An XIV [11 décembre 1805], 27, Archives de l'Ecole polytechnique, Palaiseau, Titre III, Enseignement, Section 3, contenu de l'enseignement, paragraphe a, emploi du temps et généralités, Carton 1,1794 - 1817; Registre du Conseil de Perfectionnement, Séance du 3 nivôse An IX [24 Décembre 1800], vol. 1, 79, Archives de l'Ecole polytechnique, Palaiseau ; Langins, "Ecole polytechnique", 106 ; Gay de Vernon, Traité, vol. 1, p. 190.

12 - Gayvernon, "Cours de Fortifications" ; Gay de Vernon, Traité, vol. 1, p. 150 ; "Topographie", 20 Février 1805, EIMS ; "Dessin topographique", Juillet - Août 1800, EIMS.

13 - "Coup-d'oeil (le)", Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisoné des Sciences, des Arts et des Métiers, éd. Denis Diderot et Jean d'Alembert (Paris, 1754), vol. 4, 345 ; Conelis DeWitt Willcox, A French-English Military Technical Dictionary (Washington, D.C., 1917), 106 ; Edward S. Farrow, Farrow's Military Encyclopedia. 3 vols.(New York, 1885), vol. 1, 418 ; [Frederic II, roi de Prusse] L'Esprit du Chevalier Folard tiré de ses commentaires sur l'Histoire de Polvbe (Leipzig, 1761), 3 ; Fourcy, Histoire. 33 - 34 ; Moyer, Geometry, v ; Gayvernon, "Cours de fortifications" ; Gay de Vernon, Traité, vol. 1, p. 2.

14 - Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts : Lettre à d'Alembert (Paris : Gallimard, 1987), 66 - 67.