La SABIX
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Sommaire du bulletin n. 6
 

LES OFFICIERS DU GENIE,
PROFESSEURS DE FORTIFICATION
A L'ECOLE POLYTECHNIQUE ( 1794 - 1812 )

par Emmanuel Grison

Le contenu de l'enseignement de Polytechnique sur la fortification et les grandes discussions qu'avaient suscitées au 18e siècle cet art qui était alors au coeur de toute doctrine militaire ont été évoquées dans l'article précédent du colonel Dooley (1). Nous nous proposons simplement d'ajouter à ce tableau quelques indications d'ordre historique.

1 - LES PREMIERS PROFESSEURS DE FORTIFICATION EN 1795

L'instituteur en titre, nommé pour l'enseignement de fortification en décembre 1794 était le citoyen Dobenheim. L'instituteur adjoint était le citoyen Martin ; tous deux étaient officiers du génie. Un autre officier du génie, affecté à l'Ecole, le citoyen Say, devait les assister pour les travaux pratiques (2). Surprise : c'est encore un autre officier du génie, le général Michaud, qui commença les cours, le 1er ventôse an III (19 février 1795). Le seul fait que, dans le Journal de l'Ecole (3), il soit qualifié de "général", alors que tous les autres intervenants, officiers ou non, soient des "citoyens", montre qu'il s'agissait d'une personnalité militaire de premier plan, invitée, en raison de son prestige, à inaugurer les cours.

Il s'agissait en fait de Jean Le Michaud d'Arçon (1733 - 1800), une des grandes figures du corps du génie sous l'Ancien Régime dont il avait défendu la doctrine traditionnelle contre Montalembert (un cavalier !) et Guibert (un tacticien en chambre !). Il avait combattu dans les armées de la Révolution, mais il n'en fut pas moins inscrit, en tant que noble, sur la liste des suspects : son camarade Carnot le tira de ce mauvais pas. Voici ce qu'on lit dans ses mémoires (4) :

"D'Arçon, le célèbre ingénieur, était venu confier à Carnot ses inquiétudes.

" N'avez-vous pas un autre nom moins aristocratique ? lui demanda Carnot . - Je m'appelle Michaud. - Michaud ! vous êtes sauvé."

Carnot se rend au Comité, avec une liste de plusieurs personnes en faveur desquelles il demandait exception, comme lui étant nécessaires dans ses bureaux. La liste passe de main en main pour être signée. - "Michaud !" dit Barère en riant, "voilà un nom de gentilhomme qui sent furieusement le vilain " ; et, tout en répétant le nom de Michaud, sa plume trace le nom de Michaud, au lieu de la signature Barère.

Tout satisfait de son stratagème, Carnot porte la bienheureuse feuille à d'Arçon et ne s'aperçoit qu'en la dépliant de l'erreur commise. Il retourne sur-le-champ au Comité, où l'on s'étonne de son ardeur pour le citoyen Michaud. Cependant la pièce est recopiée et signée de nouveau, cette fois régulièrement : la vie de d'Arçon était à couvert. Carnot le fit nommer, l'année suivante, professeur de fortification à la nouvelle école des travaux publics, où il ouvrit son cours par la lecture de ses belles Considérations militaires et politiques".

D'Arçon développa ses thèses en douze leçons - sur les vingt-quatre que devait comporter le cours - du 1er au 14 ventôse. On ne devait plus le revoir à Polytechnique. Bonaparte, qui voulait s'attacher cette personnalité de premier plan, le nomma sénateur, quelques mois avant sa mort (1er juillet 1800).

L'instituteur-adjoint, "le citoyen Martin", prit le relais des cours de fortification, du 16 au 22 ventôse. C'était le jeune Martin de Campredon (1761 - 1837), un officier du génie entré en 1780 à l'Ecole de Mézières, dans la promotion qui précédait celle de Prieur de la Côte d'Or. Campredon ne devait pas s'éterniser, lui non plus, à Polytechnique : un mois plus tard, il donnait sa démission, acceptée avec regret par le Conseil de l'Ecole (5 floréal ; 24 avril 1795), pour reprendre une carrière militaire active qui fut très brillante.

L'instituteur en titre, le citoyen Dobenheim, intervint enfin pour les cinq derniers cours de ventôse, qui clôturaient les "cours révolutionnaires", cet enseignement introductif qui avait duré trois mois - dont un mois pour la fortification -, où l'on passait en revue, devant les 400 élèves réunis, les grands traits du programme qui devait être enseigné en détail dans les trois années de cours réguliers. Ceux-ci devaient commencer le 1er germinal et l'on sépara à cette date les élèves en 3 groupes ; en principe : les forts, les moyens, et les moins instruits - destinés à suivre des scolarités de un, deux ou trois ans respectivement : la division de stéréotomie, la division d'architecture et celle de fortification. Cette dernière comprit 125 élèves et Dobenheim leur fit le cours de fortification.

Ce Magnus d'Obenheim (1753 - 1840) était un curieux personnage qui, dit un de ses biographes, "n'avait pas un sens droit", ce que confirment en effet les bizarres sinuosités de sa carrière.

Il était entré à Mézières en 1770, dans la promotion précédant celle de Carnot, qui, on le verra, devait être son génie tutélaire. Brillant officier du génie, il avait participé à la fortification du port de Cherbourg où il se trouvait quand l'armée vendéenne entreprit cette tentative désespérée de franchir la Loire pour courir jusqu'à la Manche, pensant y faire sa jonction avec une bien hypothétique flotte anglaise : "virée de galerne" qui, de victoire en victoire sur les troupes républicaines, devait amener les vendéens à l'échec et à l'écrasement définitif de leur armée.

En mission avec des représentants du peuple, du côté de Fougères, d'Obenheim y rencontra l'armée vendéenne ... et passa tout simplement à l'état-major de celle-ci, comme chef du génie. Ecoutons la marquise de la Rochejaquelein (5) :

"Il arriva dans ce temps à l'armée un M. d'Obenheim, il s'annonça comme le second du général Wimpffen, qui avait été à la tête d'une insurrection du Calvados. Je ne sais s'il était porteur de papiers capables de le faire connaître ; toujours est-il qu'on l'admit au conseil de guerre ; tout fait croire cependant que c'était un traître. Je vais de suite achever ce qui le regarde : grand, gros et bel homme, d'environ cinquante ans, officier du génie, instruit et spirituel. Il persuada que nous prendrions Granville facilement ; il s'exposa très bravement à l'attaque de cette place, mais, quand on lui reprocha l'échec éprouvé, il dit qu'il aurait cru nos gens en état de faire un siège de huit jours au plus. Il aurait bien dû voir que nos soldats, incapables de faire des tranchées, n'étaient bons qu'aux coups de main ; du reste, ce M. d'Obenheim a disparu à la bataille du Mans, et nous avons appris que lui-même, un an avant, étant officier républicain, avait fortifié Granville. Je ne sais pas du tout ce qu'il est devenu, on n'en a pas parlé depuis ; était-il vraiment un espion ? C'est probable."

Rien ne permet de penser que, comme l'écrit la marquise, d'Obenheim était un espion : il était ami de collège du général de Marigny, chef de l'artillerie vendéenne et, à ce moment, membre, lui aussi, du "conseil de guerre" : cette relation amicale suffit sans doute à expliquer l'écart subit d'un homme incertain et manquant de "sens droit".

Après la défaite des vendéens au Mans, il quitte l'écharpe blanche et se fait passer pour un prisonnier républicain abandonné par les vendéens. On ne manque pas de le suspecter : un général ami arrive à le mettre à l'ombre pour lui éviter le tribunal militaire, et l'envoie au Comité de Salut public, aux bons soins de Carnot. "Celui-ci exerça si heureusement son influence qu'il sauva son ancien camarade et le fit même replacer" (6).

C'est ainsi que d'Obenheim se retrouva, un an après l'équipée de Granville, instituteur de fortification à l'Ecole Centrale des Travaux publics. Il ne semble pas avoir marqué une très grande assiduité, car on constate souvent que c'est le "citoyen Say" qui fait le cours.

Et de fait, la respectabilité républicaine recouvrée par d'Obenheim ne fut qu'un feu de paille : quand arriva la journée du 13 vendémiaire (5 octobre 1795) où les royalistes partirent à l'assaut de la Convention, d'Obenheim se joignit à eux. On l'emprisonna, on le destitua de ses fonctions de professeur, on s'apprêta à le juger. Mais heureusement pour lui, trois semaines plus tard, son ami Carnot était élu membre du Directoire Exécutif qui venait d'entrer en fonctions. Une fois de plus, d'Obenheim échappa à la condamnation. On ne le reverra plus à Polytechnique, mais, détail piquant, c'est le gouvernement des Etats-Unis qui alors lui proposa de venir diriger ses écoles de génie et d'artillerie. Le Directoire refusa : il faudra attendre 1816 pour qu'un certain Crozet entre comme professeur de génie militaire à West Point. D'Obenheim, après quelques années difficiles, sera finalement nommé professeur à l'Ecole du génie à Metz puis à l'école d'artillerie de Strasbourg. Instruit sans doute par l'expérience, il se tient tranquille, et écrit des ouvrages de balistique extérieure qui lui vaudront une bonne réputation et l'estime - tardive, mais sincère - de ses confrères des armes savantes.

2 - GAY DE VERNON [Simon François]

Campredon ayant démissionné, d'Obenheim destitué, on nomma dès le 28 vendémiaire (20 octobre 1795) un nouveau professeur de fortification : Catoire, un ancien de Mézières contemporain de Campredon.

Mais, un an plus tard (janvier 1797), le Corps du Génie se lança dans une critique virulente de l'Ecole polytechnique : un rapport du Comité des Fortifications au ministre de la Guerre réclama qu'on mît fin "au privilège exclusif affecté à l'Ecole polytechnique de fournir tous les élèves destinés aux services publics" et qu'on y supprime les cours "appliqués", tel le cours de fortification.

Et le ministre de la Guerre, pour appuyer cet avis sans même attendre que le Directoire et le Corps législatif aient conclu, retira aussitôt de l'Ecole les deux officiers chargés du cours de fortification - Catoire et Say - et les muta à Metz (7)

Il s'ensuivit pour l'Ecole polytechnique une longue crise qui devait durer jusqu'au retour de Bonaparte - et de Monge - d'Egypte, à l'avènement du Consulat. Pendant ces dernières années du Directoire (1798 - 1799), en l'absence de Monge, Guyton de Morveau assura l'intérim de la direction de l'Ecole et la défendit de son mieux.

On fit appel encore à un officier du génie - mais "retiré" et donc indépendant du Corps et du ministre de la Guerre : Gay de Vernon, qu'on chargea d'abord du cours, contesté, de fortification, avant de le nommer suppléant du directeur en 1799, et enfin, directeur des études quand le poste fut créé en 1804. E. L. Dooley analyse longuement dans le précédent article, l'enseignement "d'art militaire" de Gay de Vernon. Un mot de biographie situera le personnage.

Gay de Vernon (1760 - 1822) avait "fait" Mézières un an avant Prieur de la Côte d'Or, en 1780 - dans la même promotion que Campredon. En septembre 1793, il était chef d'état-major du général Houchard, à l'armée du Nord. Houchard battit les autrichiens à Hondschoot, près de Dunkerque, mais ne sut pas exploiter sa victoire et fut battu à son tour. Le Comité de Salut public, nous dit Prieur dans ses souvenirs (8) "s'en prit à Houchard et à son chef d'état-major que l'on savait être l'homme vraiment dirigeant. Il les destitua tous les deux et voulut les mettre en jugement".

Houchard, arrêté avec Gay de Vernon le 23 septembre, fut traduit au Tribunal Révolutionnaire et guillotiné le 25 novembre. "Quant à Gay de Vernon, Carnot, aidé de son ami Prieur, obtint qu'il serait envoyé libre chez lui, sous la seule peine de la destitution". En fait, Gay de Vernon resta en prison jusqu'au 9 thermidor, Mais Prieur avait évité le "rasoir national" à son camarade du Génie, qui, passé Thermidor, s'en fut se reposer dans ses terres de Vernon, près de Saint-Léonard (Haute-Vienne) (9). C'est là qu'il reçut, en mars 1798, un arrêté du Directoire - très vraisemblablement inspiré par le même Prieur, alors député aux Cinq Cents - qui le nommait professeur à l'Ecole polytechnique. Gay de Vernon s'empressa d'accepter, et écrivit à Guyton, directeur de l'Ecole après le départ de Monge :

"Je vous prierai d'avoir une extrême indulgence pour mes faibles talens et de ne compter que sur mon patriotisme, mon zèle et la bonne volonté que je porte dans les fonctions auxquelles la République m'appelle" (10).

Honnête déclaration qui décrit en effet assez bien le personnage : non seulement il va prendre très au sérieux son enseignement d'art militaire, mais il sera un fidèle serviteur de l'Ecole et, pour Guyton, un précieux auxiliaire. Un an plus tard (9 juin 1799), Guyton le fait nommer "suppléant du directeur", chargé de "suivre les détails journaliers de l'enseignement et de l'administration, en même temps qu'il aiderait [le directeur] dans les mesures de conservation exigées par les circonstances difficiles" (11) - car, en ces derniers mois du Directoire, l'Ecole, et surtout son "privilège", étaient de nouveau très menacés.

En 1804, l'Empereur, agacé par des chahuts d'élèves dans les théâtres, décide de donner à l'Ecole un gouverneur - ce sera le général Lacuée - assisté d'un "directeur des études, commandant en second". Lacuée propose pour ce poste Guyton, l'ancien directeur, et "en seconde ligne, M. Gayvernon, colonel réformé du Génie, employé comme instituteur à l'Ecole depuis l'origine [ce n'était pas tout-à-fait exact !], y professant la fortification, connaissant à merveille tous les détails de l'école, aimant les jeunes gens et étant aimé d'eux, aimé et estimé de ses confrères" (12). C'est Gay de Vernon qui fut nommé, inaugurant la longue lignée des directeurs des études.

Devenu "le baron de Vernon", il occupa ce poste jusqu'à la fin de 1811, demanda alors un congé pour raisons de santé, et fut admis "à la solde de retraite" en 1812. Mais la retraite ne devait pas durer longtemps, car on le rappela à l'armée dès cette même année. Il prit part aux batailles de Lützen et Bautzen, fut fait prisonnier à Thorzau par les Prussiens, revint en France en 1814 où Louis XVIII le nomma maréchal de camp. Il se retira à Saint-Léonard où il mourut en 1822.

[Simon François Gayvernon avait un frère, Léonard Honoré (1748-1822), prêtre puis évêque constitutionnel de Limoges en 1791, ce qui lui valut d'être élu à l'Assemblée législative, puis réélu en 1792. Il vota la mort du roi ce qui lui valut d'être exilé en 1816. Il avait déja été exilé une première fois pendant le Directoire, et était hostile à Bonaparte. De 1802 à 1816, il avait fondé et dirigé une "maison d'éducation" rue de Sèvres, à Paris (9). Un autre frère, Jacques, était curé et se défroqua également en 1793 puis se maria.
L'un des fils de Simon François, Antoine Charles Gay de Vernon (1789-1812 ; X 1807) entra à Polytechnique lorsque son père était directeur des études. Sorti classé 71ème de l'Ecole, il devient lieutenant d'artillerie et meurt pendant la retraite de Russie, à Polotsk, de blessures reçues à Smolensk.
Un autre fils, Jean Louis Camille baron Gay de Vernon (1796-1863) devient officier d'Etat-major et poursuit une carrière militaire sous la restauration. Il publie des biographies historiques, notamment sur Gay-Lussac et le Maréchal Gouvion-Saint-Cyr, des articles sur le Limousin et des chevaux, des romans.]


NOTES ET REFERENCES

(1) Sur les débuts de l'enseignement de fortification "l'Ecole Centrale des Travaux publics en 1795, voir aussi J. Langins, La République avait besoin de savants. Paris 1987, pp. 46 sq.

(2) A. Fourcy, Histoire de l'Ecole polytechnique. Paris, rééd. Belin 1987, p. 73 et 389.

(3) Registre MS "Journal de l'Ecole Centrale des travaux publics", Archives de l'Ecole polytechnique, X 2 b 329.

(4) Mémoires sur Carnot par son fils. Paris 1893, tome I, p. 431.

(5) Mémoires de la Marquise de la Rochejaquelein. éd. Mercure de France, Paris 1984, p. 304.

(6) Mémoires sur Carnot par son fils, ibid, p. 433.

(7) P. V. du Conseil de l'Ecole, Archives de l'Ecole polytechnique, séance du 28 floréal an V.

(8) "Révélations sur le Comité de Salut public de la Convention Nationale par un contemporain qui a été à portée de voir et d'être bien informé", pièce annexe dans G. Bouchard, Prieur de la Côte d'Or. Paris 1946, p. 451.

(9) Le frère aîné de notre Gay de Vernon, Léonard Gay-Vernon (1748 - 1822) fut, pendant la Révolution, un montagnard déclaré. Membre du clergé, il fut élu évêque constitutionnel de la Haute-Vienne, député à la Législative, puis à la Convention. Il vota la mort du roi, se "déprêtisa" en 1793, devint violemment antireligieux et démissionna de ses fonctions de "commissaire départemental" de la Somme après le 18 brumaire.

(10) Archives de l'Ecole polytechnique, VI 1b2, dossier Gay de Vernon.

(11) Procès-verbal du Conseil de l'Ecole, Archives de l'Ecole polytechnique, séance du 21 prairial an VI.

(12) Archives de l'Ecole polytechnique, VI 1b2, MS s.d., dossier Guyton.