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Introduction
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Gouvernement | Date | Président du Conseil | Ministre des Affaires étrangères | Ministre de la Guerre | Ministre des Travaux publics | Ministre d'État |
Dufaure V | 13/12/77 - 30/01/79 | X | ||||
Waddington | 04/02/79 - 21/12/79 | X | ||||
Freycinet 1 | 28/12/79 - 19/09/80 | X | X | |||
Freycinet II | 30/01/82 - 29/07/82 | X | X | |||
Brisson I | 06/04/85 - 29/12/85 | X | ||||
Freycinet III | 07/01/86 - 03/12/86 | X | X | |||
Floquet | 03/04/88 - 14/02/89 | X | ||||
Tirard II | 22/02/89 - 13/03/90 | X | ||||
Freycinet IV | 17/03/90 - 18/02/92 | X | X | |||
Loubet | 27/02/92 - 28/11/92 | X | ||||
Ribot I | 06/12/92 - 10/01/93 | X | ||||
Dupuy IV | 01/11/98 - 18/02/99 | X | ||||
Dupuy V | 18/02/99 - 12/06/99 | X (jusqu'au 06/05/99) | ||||
Briand V | 29/10/15 - 12/12/16 | X |
Pourtant, l'opportunisme réel de Freycinet ne saurait le résumer. Républicain modéré, mais pas modérément républicain, il soutient la politique scolaire de Ferry au nom d'une conception laïque de la transmission du savoir. Sa double formation à l'École polytechnique et à celle des Mines lui vaut d'être admis à l'Académie des Sciences en 1882, huit ans avant l'Académie française, où il semble moins légitime. Peut-on pour autant le considérer comme un savant au même titre qu'Henri Poincaré, Louis Pasteur ou Claude Bernard, voire, sur un autre registre, qu'Auguste Comte ou même Ernest Renan, récemment réévalué? À l'évidence non: car l'homme s'intéresse moins à la science fondamentale et expérimentale, à la recherche, au travail de laboratoire, qu'à la science appliquée, y compris dans ses applications industrielles et dans les techniques mises en oeuvre pour leur donner corps. Certes, en disciple de Gambetta, Freycinet se réfère à l'occasion à Auguste Comte, ce qui ne suffit pas à en faire un philosophe, ni même un métaphysicien, mais plus vraisemblablement un « positiviste » - au moins au sens politique qu'a pris le terme, mobilisant « la science » dans le combat anticlérical de la Troisième République. Il s'agit bien alors de créer du « lien social » et la « religion » positiviste en est chargée par la recherche de l'amélioration des conditions de vie qui doit être son but. Ajoutons: et par ricochet en participant au maintien de l'ordre social. Entre la devise orléaniste - « Ordre et Liberté » - et la devise positiviste - « Ordre et Progrès » -, il y a de facto partage d'une même volonté de prévenir toute expression de violence sociale.
Freycinet est-il un savant en République à l'image de ceux étudiés par Janis Langins pour l'an II ? Le point mérite discussion, dans la mesure où, mobilisés au service de la République en guerre, ces savants ont pour certains adapté ou réorienté leurs travaux pour répondre aux sollicitations du pouvoir révolutionnaire. Mutatis mutandis, et sur un mode mineur, le Freycinet de 1870-1871 nommé délégué au département de la Guerre par Gambetta s'est mis lui aussi au service d'une toute jeune République en guerre comme il le raconte dans son récit du conflit. Mais la désorganisation administrative, la coupure entre Paris et le reste de la France, les résistances diverses et l'échec de « la guerre en province » ont mis un terme rapide à cette ambition. La mise en place d'un Comité d'étude de moyens de défense dont le secrétaire n'est autre que le chimiste Alfred Naquet - il s'agit bien du porteur du projet de loi sur le divorce de 1884 - n'eut guère de résultats tangibles. Peut-on peser la dimension scientifique de Freycinet à travers l'évaluation de ses publications? Le rapport anonyme qui les examine lorsque l'homme politique déjà en vue présente sa candidature à l'Académie des Sciences laisse apparaître une appréciation qui, sous couvert de neutralité, ne semble guère laudative sur le Traité de mécanique rationnelle de 1858 ni sur De l'analyse infinitésimale, étude sur la métaphysique du haut calcul de l'année suivante. L'un et l'autre, du reste, ne relèvent pas de la science fondamentale, mais bien des sciences appliquées, même si Freycinet entend se mesurer à Lazare Carnot dont il conteste les conclusions. Une ambition plus affirmée parcourt les Essais sur la philosophie des sciences publiés en 1896. Ce plaidoyer pour l'union de la science et de la philosophie amène l'auteur à s'interroger « sur la réalité de l'espace et du temps » - mobilisant pour cela Newton, Kant ou Cournot - ou « sur l'infinité de l'univers » - à laquelle il n'adhère pas, faute de fondement scientifique et parce qu'elle vise à « satisfaire les âmes religieuses qui répugnent à admettre des bornes à l'oeuvre divine ». Si Freycinet n'est pas le seul « savant » en politique sous la Troisième République, son parcours est toutefois plus atypique que celui d'un Paul Brousse. Médecin de formation, celui-ci s'inscrit dans une tradition déjà ancienne: celle des révolutionnaires de 1789 qui, tel Pierre-Paul Clemenceau, arrière-grand-père du Tigre, sert dans les armées de l'Ouest; puis des républicains de 1830 et de 1848 qui, à travers les personnalités de Benjamin Clemenceau ou d'Ulysse Trélat, entendent promouvoir une médecine des pauvres; enfin, de leurs successeurs sous le Second Empire, avec la figure dominante de Georges Clemenceau. Quant à Paul Painlevé, mathématicien, il diffère de Freycinet en ce que sa dimension scientifique est reconnue et qu'il appartient à la corporation des universitaires et des chercheurs professionnels. En revanche, sa nomination au ministère de la Guerre en 1917 et son implication dans la promotion de l'aviation l'en rapprochent.
Charles de Freycinet n'appartient pas davantage à la corporation des inventeurs, oubliés ou pas, tels que présents dans l'ouvrage dirigé par Patrice Bret et Gérard Pajonk, mais bien plus à la corporation des ingénieurs d'État étudiée par Nathalie Montel. Peut-être la façon dont Michael Polanyi décrit la communauté des savants comme « organisée d'une manière qui renvoie à certaines caractéristiques d'un corps politique et fonctionne selon des principes économiques semblables à ceux par lesquels la production de biens matériels » est réglée pourrait-elle être étendue à ce corps des ingénieurs pour saisir ce lien quasi institutionnel entre l'État, la nation et la science. Si l'on accepte l'idée que la production scientifique, censée être le fruit d'une pensée individuelle, celle de « l'inventeur », s'inscrit dans une sorte de « marché », alors l'ingénieur constituerait un rouage essentiel de ce passage de l'invention du laboratoire au terrain, avec le projet encouragé par les gouvernants de satisfaire le public welfare. Sur ce point, Freycinet participe bien d'une science de terrain, lui qui est resté connu comme l'homme d'un plan, étudié par Robert Beck dans une thèse déjà ancienne (1986) et jamais traduite de l'allemand. Encore faut-il préciser que nombre des réalisations ferroviaires du plan Freycinet apparaissent comme le reflet d'enjeux électoraux et le résultat de l'influence de notables locaux. Dans le cas d'une ligne à la rentabilité improbable reliant Port-de-Piles dans la Vienne à Tournon-Saint-Martin dans l'Indre en passant par Preuilly dans l'Indre-et-Loire, Robert Beck a montré combien le poids de Daniel Wilson, très implanté localement, avait pesé dans la prise de décision.
Toutefois, si Freycinet reste associé à un plan dédié au développement des ports, des canaux et des voies ferrées, la postérité avait, jusqu'à une date récente, négligé l'aspect quelque peu pionnier de ses travaux sur la pollution industrielle et l'assainissement des villes. Publiés en 1870 sous les auspices du ministère de l'Agriculture et du Commerce, son Traité d'assainissement des villes et ses Principes de l'assainissement des villes sont considérés par Sabine Barles à la fois comme un travail pionnier et une référence sur la question. Reflet de l'hygiénisme ambiant, ces publications sont aussi portées par une idéologie libérale qui, depuis les travaux d'Adam Smith, Jean-Baptiste Say ou David Ricardo, fonde bien l'économie politique sur la notion de profit. Or, énonce benoîtement Freycinet, il est rentable pour l'industriel de favoriser le progrès sanitaire dans son entreprise, car « l'ouvrier mieux portant fait plus de travail dans le même temps, il est plus assidu, s'absente moins (...). Bien plus, il se contente souvent d'un salaire moindre. Qui ne sait, en effet, que les métiers les plus insalubres sont les plus rétribués? Dès lors, quand une fabrication s'assainit, les salaires peuvent rentrer dans la loi commune ». C'est pourtant le même homme qui, inscrivant ses pas dans ceux de Villermé, produit en 1867 un Rapport sur le travail des enfants et des femmes dans les manufactures de l'Angleterre couronné par un prix de l'Académie des sciences morales deux ans plus tard. Si fibre sociale il y a chez lui, elle s'inscrit quelque part entre le paternalisme patronal, la philanthropie laïque et le catholicisme social.
À la question: qui est donc Freycinet, quelle identité le définit le mieux, il semble que la réponse qui s'impose est celle d'ingénieur des grands corps de l'État. Freycinet est et reste sa vie durant un « X-Mines », se mettant au besoin en congé de son corps pour travailler dans le secteur privé, comme lorsqu'il devient chef d'exploitation du réseau pour la Compagnie des chemins de fer du Midi sous le Second Empire entre 1856 et 1861. À lire sa trajectoire professionnelle, on ressent parfois qu'elle épouse jusqu'à la caricature les mutations sociales, économiques et politiques de son temps, sans trop d'égard quant aux ruptures parfois violentes qui scandent le siècle. Est-ce à dire que l'homme n'aurait pas de convictions, républicaines notamment? Il est impossible d'en juger sans se livrer au jeu plaisant, mais quelque peu vain, de l'uchronie, jeu résumé par la formule anglaise : what if... - en l'occurrence si l'évolution politique du Second Empire dans la voie parlementaire avait fait du régime un substitut acceptable à la République. Georges Clémenceau, pourtant souvent sarcastique, lui décerne un brevet de républicanisme : « C'est une intelligence puissante. Son rôle a été grand : plus qu'on ne le sait. Et surtout, il est resté immuable dans sa foi républicaine. » C'est dire aussi, d'une autre manière, qu'on ne peut segmenter Freycinet en des identités séparées et qu'il convient d'interroger ses engagements à la lumière conjointe de convictions affirmées et d'opportunités saisies. L'ingénieur, le savant, le politique, le gouvernant se confondent dans une notion qui englobe ces identités : le serviteur de l'État qui, en échange, assure sa promotion sociale et son intégration au monde des élites.
Cet ouvrage rassemble les interventions du colloque organisé à Montluçon les 9 et 10 avril 2014, à l'IUT d'Allier et à la Cité administrative de Montluçon, avec le concours de la Commission recherche de l'IUT d'Allier, du CHEC (Centre d'Histoire « Espaces et Cultures ») de l'Université Blaise-Pascal Clermont-Ferrand II, de la Communauté d'Agglomération de Montluçon et le soutien de l'IUF (Institut Universitaire de France). Nous avons plaisir à remercier l'ensemble des participants et des partenaires de ce colloque ainsi que la Société des Amis de la Bibliothèque de l'École polytechnique, institution dont Charles de Freycinet fut l'élève et où sont conservées ses archives, d'accueillir les actes dans sa revue.