Des trois instituteurs de chimie, Fourcroy fut sans doute le plus brillant et le plus répandu. Travailleur, intelligent, excellent chimiste, il réussit à se faufiler au premier rang ; il y tiendra bien sa place et il la gardera, sur la scène politique tout au moins, jusqu'à sa mort. Il ne doit pas son ascension à la faveur ni à son seul entregent, mais au sérieux de ses travaux, à un véritable don de la communication, et à des qualités oratoires qui en feront une vedette avant et après la Révolution.
Voilà qui est bien exprimé par le médaillon de notre galerie de Polytechnique, que Colin a emprunté à un portrait peint par Gérard en 1807 : visage aimable et traits réguliers, un peu « play-boy » si l'on ose cette incongruité ; mais l'insigne de commandeur de la Légion d'Honneur nous rappelle aux convenances. Fourcroy sait charmer, certes, et sa mise est simple, mais il est conseiller d'Etat, directeur général de l'Instruction publique, membre de l'Institut. Il sera bientôt comte d'Empire.
Homme de relation, on ne peut parler de Fourcroy qu'en le situant d'abord parmi ses collègues, confrères ou contemporains. Voici donc un curieux instantané, pris sur le vif par un jeune impertinent nommé Geoffroy Saint-Hilaire, alors âgé de 20 ans. Nous sommes en mars 1792 ; le climat politique se tend, il n'est bruit que de guerre (elle sera déclarée le 20 avril), mais Lavoisier est encore à l'Arsenal. Les brillants professeurs du Lycée de Monsieur, dont Fourcroy est vice-président, continuent à dispenser les Lumières, l'Académie des Sciences reste très active. L'abbé Haüy, le cristallographie, réunit ce que nous appellerions aujourd'hui un « séminaire » de quelques académiciens dans sa « chambrette » (ce terme pittoresque est de Geoffroy Saint-Hilaire, alors son préparateur) au collège du Cardinal Lemoine, pour leur exposer et discuter sa théorie de la structure des cristaux. Geoffroy Saint-Hilaire, sur le cahier où il prend des notes de ce cours, dresse la liste des présents, mais il y joint d'un mot son appréciation sur leurs interventions et sur le caractère de chacun ( 1 ) :
Lavoisier, interrogeant et agrandissant toujours la pensée du sujet de sa question ;
Lagrange, réfléchi, disant quelquefois : je ne comprends pas encore ;
Laplace, méticuleux, donnant avec autorité des leçons au professeur ;
Fourcroy, développant avec volubilité les conséquences des principes exposés, qu'il n'avait pas toujours saisis ;
Guyton de Morveau, montrant du doute surtout quand parlait le précédent ;
Berthollet, agissant contrairement, par pure complaisance de caractère.
On sent évidemment percer l'admiration pour Lavoisier, que ces brèves lignes confirment comme le leader . Nos trois chimistes de Polytechnique figurent dans l'assistance : c'est Fourcroy qui plastronne ; Guyton, l'ancien, le rabroue, agacé peut-être par la suffisance de Laplace. Nous saisissons ici notre Fourcroy à un moment où il est tout près de son sommet, tout près du Capitole, en pleine forme dirait-on aujourd'hui. Mais suivons d'abord son ascension.
Guyton était un bourgeois aisé de Dijon, devenu M. de Morveau en tirant sa particule du nom d'une de ses propriétés ; Prieur, de petite noblesse de robe, s'était inventé un « du Vernois » de fantaisie, qui disparut en 1793 ; Fourcroy, lui, était issu de noblesse d'épée et sa particule, sous l'Ancien Régime, n'était pas usurpée. Le directeur du corps royal du Génie - le patron alors de Carnot et de Prieur - était un Fourcroy de sa famille, lointain cousin. Mais les ascendants immédiats de notre Fourcroy avaient cessé depuis plus d'un siècle de vivre noblement, se tournant vers le commerce. Son père était apothicaire du duc d'Orléans, assez à l'aise pour mettre son garçon au meilleur collège de Paris, le collège d'Harcourt, et assez éclairé pour compter dans ses familiers Vicq d'Azyr, le célèbre anatomiste, fort bien en cour, membre de l'Académie des Sciences. Vicq d'Azyr prend sous sa protection le brillant jeune homme, qu'un revers de fortune de ses parents menaçait d'interrompre ses études : il fera sa médecine. Il est remarqué par un de ses professeurs, Bucquet, qui l'associe à ses travaux et le fait connaître de Lavoisier. Il n'a encore que 22 ans quand il présente son premier mémoire à l'Académie des sciences (janvier 1778) et il posera même dès cette année sa candidature à un poste vacant d'académicien-adjoint : première tentative de mettre le pied à l'étrier.
Il y a d'horribles rivalités entre la Faculté de Médecine et la Société Royale de Médecine fondée récemment par Vicq d'Azyr, soutenue par la Cour ainsi que par Bucquet, le patron de thèse de Fourcroy. La Faculté, en conséquence, ne trouve pas à son goût certains passages de la thèse, jugés injurieux. Paris vaut bien une messe : pour être docteur, Fourcroy abjure et promet de renoncer « à jamais » à adhérer à la Société Royale de Médecine. Six mois plus tard, il y entrait et s'intitulait sans façon, dans une annonce de cours, « docteur-régent » (c'est-à-dire professeur) de la Faculté de Médecine.
Fourcroy travaille, enseigne, publie, se présente à nouveau à l'Académie (1780) : c'est Berthollet qui est élu, Fourcroy devra attendre jusqu'en 1785. Notons cet ordre de préférence de l'illustre assemblée qui proclame Berthollet « meilleur » que Fourcroy. Tous deux seront instituteurs de chimie à Polytechnique, mais c'est à Berthollet qu'on fera appel pour le cours de chimie à l'Ecole Normale de l'an III. Comme dira Cuvier, dans son éloge académique de Fourcroy : « Ses idées sont plus étendues que profondes, ses conclusions parfois un peu précipitées ».
En 1784, nouvelle compétition entre Fourcroy et Berthollet pour la succession de Macquer, qui cumulait plusieurs charges : on refuse de nouveau à Fourcroy le fauteuil d'académicien, mais on lui donne la charge de professeur au Jardin du Roi (le futur Muséum), et Berthollet sera directeur de la manufacture des Gobelins. Le choix est parfaitement judicieux, car les cours du Jardin du Roi sont importants et très suivis et Fourcroy y donnera la mesure de ses qualités pédagogiques, tandis que Berthollet, excellent chimiste et médiocre professeur, aura les ateliers et les laboratoires de la Manufacture Royale.
Fourcroy, qui avait commencé à donner des cours dès 1778, devient le professeur de chimie le plus couru de Paris. Maurice Daumas nous a fait de son enseignement au Jardin du Roi un tableau sans doute plus vrai que nature, en cette époque préromantique et prérévolutionnaire où les auditoires étaient déjà subjugués par la magie du verbe : « Fourcroy, maître de tous ses moyens, plus brillant que jamais, séduit son auditoire par ses dons d'orateur : élégance des termes, justesse et richesse d'expression... Et lui, certain de sa puissance, fait la roue avec ostentation ; il joue de la prunelle, module ses inflexions, place au bon moment le trait qui détend, qui séduit, s'acharne à sa démonstration jusqu'à ce que le plus stupide des élèves ait compris ».
Fourcroy sera le héraut de la nouvelle chimie à laquelle il prête l'éclat de son éloquence. Il s'est décidé définitivement en 1786 à suivre Lavoisier et il renonce à la théorie du phlogistique. En une série de manifestes, cette « promotion Lavoisier » (M.Daumas) édite la Méthode de Nomenclature chimique (1787), puis un ouvrage collectif réfutant point par point l'Essay on phlogiston du chimiste anglais Kirwan (1788), et fonde les Annales de Chimie (1789) contre le Journal de Physique qui tardait à rompre les amarres avec les théories anciennes.
Fourcroy travaille beaucoup au laboratoire avec le jeune aide qu'il a recruté en 1783 : Vauquelin. C'est un analyste : il tente de débrouiller les mélanges complexes qu'il rencontre dans le monde végétal ou animal ; sa formation médicale et ses antécédents familiaux l'y prédisposent. Mais si sérieux que soient ses travaux, il n'en est aucun qui le place au rang des grands chimistes. Sur ce plan, le verdict de l'Académie en 1780 est bien confirmé : il n'égale pas Berthollet ni Guyton. Et pourtant sa renommée est supérieure à la leur, et n'est pas usurpée, mais ce sera celle d'un animateur, d'un organisateur, plus que d'un savant ; ne suivons pas Fourcroy parmi ses cornues, mais plutôt au Jardin du Roi, au Lycée, à l'Académie, à la tribune des assemblées patriotes, puis révolutionnaires.
Maintenant, les chemins divergent : Lavoisier quitte l'Arsenal en août 1792 ; il déménage son laboratoire, ferme le fameux salon qui avait été pendant quinze ans l'un des foyers les plus brillants de la science en Europe. En politique, il est modéré, ouvert aux idées libérales, mais empêtré dans sa fortune et dans les affaires de la Ferme générale dont l'enchaînement fatal le conduira à la mort.
Fourcroy, au contraire, va entrer en politique ; il se présente aux élections à la Convention en septembre 1792 et il est élu quatrième suppléant sur la liste de Marat. Lorsque celui-ci est assassiné, c'est Fourcroy qui le remplacera (les trois suppléants précédents ayant successivement été éliminés). Le 25 juillet 1793, Fourcroy devient conventionnel. Il est bientôt nommé au Comité d'Instruction publique où, écrit-il dans une autobiographie tardive, «je fis tout le bien que je pouvais faire, en empêchant le plus de maux possible, en défendant les hommes de lettres et les établissements d'instruction, en soutenant les savants et les artistes etc.. ». En fait, si l'activité de Fourcroy se limite en effet à ce qui touche les sciences et l'instruction, elle n'en est pas moins marquée d'une ambiguïté certaine et il aura de la peine à se défendre contre la calomnie qui le rendra responsable de la mort de Lavoisier.
Il y a ce fâcheux côté « vedette » dans la personnalité de Fourcroy, qui le porte à poser sur le devant de la scène. Ainsi, à peine reçu membre de la nouvelle Société d'Histoire Naturelle, fondée en 1790 par ses collègues du Muséum, il fait arrêter « qu'une des conditions essentielles pour être admis dans la Société des Naturalistes est d'être reconnu patriote » ! Et pourquoi diable, dès août 1792, alors que personne ne lui en avait donné mission, propose-t-il à l'Académie des Sciences « de rayer de ses listes ses membres émigrés et notoirement connus pour contre-révolutionnaires »? Ce à quoi l'Académie répondra fort habilement que ce n'est pas à elle, mais au Ministre, de prononcer des radiations. Fourcroy est très actif encore pour épurer la liste des fondateurs du Lycée, cet établissement qui dispensait librement cours et conférences et où lui-même avait donné des leçons. Lavoisier était du nombre de ces fondateurs, et le comité d'épuration, dont fait partie Fourcroy, le maintient d'abord sur la liste ; mais Lavoisier est arrêté peu de jours après : on le radiera donc.
Fourcroy sera mêlé de près, en tant que savant et conventionnel, aux péripéties qui secouèrent les milieux savants en 1793 : suppression de l'Académie des Sciences en août 1793, création de la Commission temporaire des Poids et Mesures en septembre 1793. Lavoisier, Haüy et Borda en font partie ; après l'arrestation de Lavoisier, ces deux derniers, courageusement, écriront au Comité de Salut public pour réclamer l'élargissement de Lavoisier, nécessaire aux progrès des travaux de la Commission. Mais peu après, Prieur, qui, paraît-il, nourrissait contre Lavoisier les ressentiments d'un petit esprit, signera un arrêté du Comité de Salut public épurant la Commission des Poids et Mesures : Lavoisier, Borda, Laplace en sont éliminés, Lagrange et Haüy (bien que prêtre non assermenté) sont maintenus. Le 19 nivôse an II (8 janvier 1794), sur mandat du Comité de Sûreté générale, les citoyens Fourcroy, Guyton, Berthollet, assistés d'autres commissaires, vont lever les scellés au domicile de Lavoisier pour y retirer quelque instruments et dossiers concernant les travaux sur les Poids et Mesures. Lavoisier, entre deux gendarmes, est présent à l'opération. C'est la dernière réunion de la « promotion Lavoisier ». On pourrait épiloguer sur les sentiments des protagonistes de cette scène...
La terrible machine qui va mener les fermiers généraux au Tribunal révolutionnaire continue sa marche. Elle n'est pas sans à-coups ; certains en réchappent ; on a rêvé que Lavoisier aurait pu être du nombre, si ses anciens amis, familiers maintenant du Comité de Salut public, avaient eu le même courage que Haüy et Borda. Fourcroy, directement concerné, et par la suite publiquement accusé, fut défendu, après sa mort, par un cousin et ami qui prétendit que Fourcroy s'était permis de faire irruption pendant une séance du Comité de salut public pour demander la libération de Lavoisier, ce que ni Monge, ni Guyton n'avaient osé. Il n'y a pas de raison de récuser ce témoignage, mais il est isolé. G.Kersaint, le biographe de Fourcroy, a instruit cette affaire avec minutie, pour répondre aux accusations, mal fondées il est vrai, des biographes de Lavoisier. Il conclut par un non-lieu : rien ne permet d'inculper Fourcroy qui, au contraire, aurait manifesté, jusqu'à l'arrestation, des sentiments amicaux. S'il a été l'objet de critiques plus virulentes que les autres, n'est-ce pas toujours à cause de sa manie de se mettre en avant ? Il ne manquera d'ailleurs pas d'aggraver son cas, aux yeux de ceux qui le soupçonnent, en étant le premier à prononcer en public l'éloge funèbre de Lavoisier dans une réunion organisée en 1796 par le Lycée des Arts à la mémoire du grand chimiste. Mais Fourcroy est un orateur si irrésistible...
Nouvel avatar de la « promotion Lavoisier », les mêmes (sauf celui-ci, hélas) se retrouvaient dans l'équipe de savants engagée pour l'effort de guerre par le Comité de Salut public. Fourcroy y collabore, notamment par des « Recherches sur le métal des cloches et sur le moyen d'en séparer le cuivre » destinées à recycler le bronze des cloches, trop riche en étain, pour le rendre propre à la fonderie des canons. Il participe aux « cours révolutionnaires » sur les poudres en pluviôse an II, mais la contribution politique la plus importante du conventionnel, membre du Comité d'Instruction publique, sera la création de l'Ecole centrale des Travaux publics et des Ecoles de Santé.
L'idée de créer ce qui sera l'Ecole polytechnique est lancée dès mars 1794, et il est peu vraisemblable que Fourcroy ait été l'âme de ce projet : c'est plutôt la politique de Prieur, tracée par Carnot, mise en acte par Monge et secondée par Lamblardie et Hassenfratz. Nos trois chimistes prépareront les programmes de chimie et l'équipement des laboratoires.
Mais c'est vers Fourcroy qu'on se tourne pour faire passer le projet à la Convention, après Thermidor. Il y déploie tout son talent, et son discours du 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794), moins de deux mois après la chute de Robespierre, est un véritable monument rhétorique : flattant la sagesse des représentants du peuple (« Tandis que les conspirateurs voulaient faire disparaître de la France les lumières dont ils redoutaient l'influence, la Convention nationale s'opposait de toute sa force aux efforts de ces barbares »), il dénonçait les sombres desseins des séides de Robespierre qui voulaient « tarir toutes les sources de l'instruction publique pour perdre en quelques jours le fruit de plusieurs siècles d'efforts pénibles (...), placer près de tous les dépôts précieux pour les arts et les lettres la torche d'Omar pour les incendier au premier signal » : « les conspirateurs avaient la coupable espérance de priver la France d'ingénieurs et d'artilleurs instruits, de généraux éclairés, de marins habiles ».
Fourcroy était-il sincère ? Croyait-il vraiment que Saint-Just et Robespierre ne voulaient pas seulement éliminer Carnot - ce qui paraît sûr - mais aussi « anéantir les sciences et les arts pour marcher à la domination à travers les débris des connaissances humaines, et précédés par l'ignorance et la superstition » ? On a peine à le croire. Mais Fourcroy, superficiel, est brillant et sait convaincre : c'est pour cela que ses collègues l'ont chargé des « rapports avec le Parlement ». Après un exorde aussi emphatique, il prendra un ton plus mesuré et présentera le solide du projet, conforme aux vues de Monge, qui sera adopté sans difficulté par la Convention.
Il est nommé peu après instituteur de la nouvelle Ecole, ce qui lui assure un traitement convenable et une situation stable : comme l'a remarqué Langins, les mandats des représentants du peuple sont précaires, et en ce temps où il n'y a plus d'académies, ni de Lycées, ni de mécènes, et où la monnaie est fondante, cette sécurité est bienvenue. Fourcroy se contente du poste et refuse le cumul de traitements ; tant qu'il sera législateur (c'est-à-dire jusqu'en 1797), il ne percevra que son indemnité de représentant et aucun autre émolument. De même, lorsqu'après le 18 brumaire il sera nommé au Conseil d'Etat par le Premier Consul, il renoncera à son traitement de professeur : marques de désintéressement qui révèlent que, s'il était fort attaché à la renommée, il n'en faisait pas monnaie.
Saluons le cartouche qui orne son portrait et enregistre sa gloire et son beau geste :
Une fois de plus, Fourcroy va parader lors de l'inauguration des cours : c'est lui qui intervient le premier, le 1er nivôse an III (21 décembre 1794) dans un amphithéâtre où, devant les 400 élèves, figurent des conventionnels, des membres des Comités, Prieur lui-même et l'illustre Lagrange, premier inspecteur de l'Ecole. Fourcroy continuera, pendant un mois, à faire chaque jour une leçon de chimie (sauf le quintidi et le décadi), où il exposera « les bases de la doctrine chimique française », c'est-à-dire la chimie de Lavoisier. Il partagera ensuite son enseignement avec son aide, Vauquelin.
Si Fourcroy n'a joué les premiers rôles que sur l'avant-scène, pour la création de l'Ecole polytechnique, il faut en revanche le créditer entièrement de la réforme - disons même de la renaissance - des études médicales. Il renoue là avec ses origines et sa formation première, et on le sent plus à l'aise pour discuter des programmes de médecine, de chirurgie ou de pharmacie, que de géométrie ou d'art de l'ingénieur. Deux mois après son fameux discours sur l'Ecole centrale des Travaux publics, il remonte à la tribune de la Convention pour y présenter le projet de décret instituant une « Ecole de Santé ». C'est le temps où la Convention thermidorienne construisait un ensemble remarquable d'établissements d'enseignement supérieur, et le Comité d'Instruction publique, où Fourcroy est toujours actif, en était largement responsable. L'Ecole Normale, le Conservatoire des Arts et Métiers sont créés, le Muséum rénové. Il n'était plus besoin, comme en vendémiaire, de prendre de longues précautions oratoires. Fourcroy expose simplement que « depuis cinq ans, l'art le plus difficile (celui de la médecine) semble n'avoir plus de maîtres et les écoles qui en conservaient le dépôt sont fermées ». Il propose le même genre de recrutement et d'enseignement que pour l'Ecole centrale des Travaux publics, qui sert de modèle. Les élèves auront le même traitement, le même statut, la même durée de scolarité que dans celle-ci. Médecine et chirurgie, jusque-là séparées seront réunies A leur sortie de l'Ecole de Santé, ils seront affectés « au service des hôpitaux et spécialement des hôpitaux militaires ». A l'Ecole de Santé de Paris se joindront aussitôt, sur le même modèle, une Ecole à Montpellier et une à Strasbourg. L'enseignement rénové s'appuie sur la pratique, les cliniques se multiplient. C'est une heureuse jouvence par rapport aux facultés routinières et étriquées qu'avait connues Fourcroy ; les noms célèbres de Bichat, de Dupuytren, de Corvisart, de Baudelocque y sont attachés. Fourcroy lui-même est professeur de chimie à l'Ecole de Santé, cumulant ce poste (mais non le traitement) avec celui de l'Ecole polytechnique.
Mais si la rénovation des études médicales correspond à un besoin essentiel, il était également urgent de réglementer l'exercice de la médecine, entièrement libre depuis la suppression des universités en 1792, avec les conséquences catastrophiques qu'on imagine aisément. Ce n'est pourtant qu'en 1803 (Fourcroy était alors directeur général de l'Instruction publique), après de nombreux projets, commissions et discussions auxquels Fourcroy prit une part active, que sera promulguée par la loi du 19 ventôse an XI la réglementation moderne fixant la durée des études et leur programme, imposant des examens et la soutenance de la thèse. Entre temps, les trois Ecoles de Santé de 1794 avaient essaimé, leur effectif s'était considérablement accru : l'Ecole de Paris comptait déjà 1500 élèves en 1799. Destinées originellement à doter les armées de médecins compétents, elles étendaient bientôt leur mission primitive à la formation de tout le corps médical et s'apprêtaient à devenir les Facultés de médecine de l'Université impériale fondée en 1808.
Quant à l'enseignement et à la pratique de la pharmacie auxquels Fourcroy, spécialiste de chimie « végétale et animale » ne s'intéressait pas moins, la situation était bien meilleure, l'ancien « collège de pharmacie » ayant poursuivi ses activités d'enseignement et de recherche sous le titre d' « école gratuite de pharmacie » ; Fourcroy et Vauquelin sont coéditeurs du Journal de Pharmacie . Peu après la loi du 19 ventôse an XI, le 27 germinal, une nouvelle loi, rédigée encore par Fourcroy, crée des écoles de pharmacie à côté des écoles de médecine, et réglemente l'octroi du titre et l'exercice de la profession.
Fourcroy fut la cheville ouvrière de cette grande réforme des études médicales. Plus qu'à l'Ecole polytechnique, nous trouvons là ce qui est sans doute le caractère essentiel de son oeuvre.
Encore qu'excellent chimiste, il ne fut pas un grand savant. Lagrange, Laplace, Monge, Haüy et Berthollet ont fait à l'Ecole Normale des cours remarquables qui, heureusement, ont été recueillis et publiés : sans doute ne faut-il pas regretter qu'il n'y en ait pas eu de Fourcroy. Grande vedette de l'éloquence et de la vulgariation scientifique, ce n'est pas un grand professeur parce qu'il n'a pas pris le temps d'approfondir ce qu'il enseigne et se laisse aller à la facilité de sa faconde. Ce qui passait devant l'auditoire du Lycée ou du Jardin du Roi - des mondains venus chercher de quoi briller dans les salons plutôt que des étudiants réfléchis - , fut rapidement décapé par de jeunes esprits critiques comme celui de Geoffroy Saint-Hilaire dans la « chambrette » de Haüy, ou comme ceux des élèves de Polytechnique. En écho, voici ce qu'en dit dans ses mémoires notre élève de la promotion 1806, dont nous avons déjà cité l'opinion sur Guyton : « Pour la chimie, nous eûmes dans cette branche deux leçons d'apparat du fameux Fourcroy ; je n'ai jamais entendu dire moins de choses en mots plus pompeux ».
Mais le génie de Fourcroy est ailleurs, c'est un directeur, un administrateur de grande valeur ; superficiel en science, mais certainement pas en organisation. Très gros travailleur, homme habile, présent partout. Il utilise l'influence que lui donnent ses mandats politiques, non pas pour la conquête du pouvoir (on ne lui voit jamais, à ce point de vue, aucune ambition), mais pour faire aboutir les projets auquels il est attaché. On comprend que Bonaparte, après le 18 brumaire, l'ait aussitôt mobilisé. Fourcroy était alors directeur au Muséum, le ci-devant Jardin du Roi où il était entré en 1780 ; il avait déployé, comme toujours, la plus grande activité pour la réorganisation, l'agrandissement, le nouveau statut de ce qui était devenu le Muséum d'Histoire Naturelle. Nommé conseiller d'Etat en 1800, il est chargé de diverses missions d'inspection en province pour la section de l'Intérieur, et nommé finalement en 1802 directeur général de l'Instruction publique. Il y fera un travail considérable et mettra sur pied, sous les ordres et le regard du maître, l'Université impériale qui sera créée en 1808. Il s'attendait à en être le premier Grand Maître : Napoléon, sans même le prévenir, nomma Fontanes. Si Fourcroy avait connaissance du mot de Frédéric II à propos de Voltaire, il dut se le rappeler à cette occasion.
On le fait comte, mais le ressort était cassé. Amer et triste, il meurt à cinquante-quatre ans, en 1809.
Les défauts de Fourcroy, la fatuité de ses débuts, la vanité de son éloquence, son arrivisme trop évident ne manquent pas d'agacer. Il faut se garder de cette première impression que dément l'oeuvre dont il faut le créditer. Certes soucieux de la gloire, avide de paraître, mais profondément dévoué au bien public, il adoptait les bonnes idées, les faisait siennes, orchestrait la partition et en dirigeait magistralement l'exécution. Son désintéressement, que souligne le cartouche placé sous son portrait, est réel et sympathique, tout comme sa participation, sans chercher aucune prééminence, à l'équipe de Prieur en l'an II. Fourcroy sait joindre ses efforts à ceux des autres ; s'il est vedette, il n'est pas jaloux ni exclusif. Il apportera son soutien sans réserve à Monge et Lamblardie et s'il est moins savant que Berthollet ou Lagrange, il est assurément plus efficace. Si l'Ecole polytechnique put survivre dans les turbulences de l'an III et de l'an V, alors que l'Ecole Normale disparaissait, elle le doit à la justesse des idées de Monge et à la ténacité de Prieur - mais aussi à l'habileté et au dévouement de Fourcroy.
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