L'Empereur n'eut évidemment aucune part dans la fondation de l'Ecole [polytechnique], puisque celle-ci vécut ses premières années - et ses premières difficultés - au temps de la Convention thermidorienne et du premier Directoire, bien avant l'entrée en scène de Bonaparte.
Lorsque celui-ci vint à Paris en 1797, «auréolé des lauriers d'Italie» et de la paix de Campo-Formio, l'Ecole était déjà, par la réputation de son corps professoral et de son Journal, un foyer exceptionnel de rayonnement scientifique. Bonaparte, de son côté, voulait compléter son image de conquérant et de stratège de génie par celle d'un esprit ouvert aux « lumières » et attaché au perfectionnement des sciences et des arts. Carnot, proscrit par le Directoire en fructidor an V. avait été rayé de l'Institut. Bonaparte accepta avec empressement la place vacante et se mit à fréquenter assidûment les séances de l'Institut, dont il se glorifiait fort d'être membre. Il avait établi depuis quelque temps des relations très cordiales avec Monge et Berthollet, les deux savants qu'il avait rencontrés en Italie où ils étaient en mission, et qu'il s'était attaché. Faut-il dire qu'il s'était lié d'amitié avec eux, Monge surtout ? C'est un sentiment auquel Bonaparte ne semble guère s'être laissé aller, ayant surtout en vue ses grands desseins et cherchant ceux qui pourraient les servir. Monge, en revanche, lui voua une fidélité sans faille : « Monge m'aime comme une maîtresse », dira plus tard Napoléon.
Le général rendit plusieurs visites à l'Ecole polytechnique en cette fin de 1797 : offensive de charme en direction des milieux scientifiques, croyons-nous, plutôt qu'intérêt véritable à son enseignement ou volonté d'intervenir dans les débats dont sa mission, et même son existence, étaient alors l'enjeu. On ne devait plus le revoir à l'Ecole jusqu'en 1815, pendant les Cent Jours, pour une tardive visite.
Mais il intervint deux fois de manière décisive en signant des textes fondamentaux qui marquèrent fortement l'organisation de l'Ecole. Le premier est celui de la loi du 25 frimaire an VIII (16 décembre 1799) ; Bonaparte était Premier Consul depuis cinq semaines. La loi mettait fin aux tergiversations interminables qui duraient depuis deux ans et tranchait quelques points litigieux sur l'organisation de l'Ecole et sur son articulation avec les Ecoles d'application. Elle reprenait en fait l'essentiel des dispositions mises en place par les fondateurs (n'oublions pas que Monge était alors fort en faveur) qui avaient fait le succès de l'Ecole : concours ouvert à tous, direction par des Conseils placés sous la tutelle du Ministre de l'Intérieur, externat des élèves.
Le second texte est le décret impérial du 27 messidor an XII (16 juillet 1804), dit de « militarisation » ou de « casernement » : sans rien changer à ses programmes, à ses méthodes ni à sa mission, l'Ecole cessait d'être une république de professeurs, et sa constitution devenait hiérarchique. La direction sera exercée par un officier général, et les élèves, internes, auront un encadrement militaire. Les élèves, dit-on, avaient fait trop de bruit au théâtre et leur indiscipline avait déplu. Monge protesta, paraît-il, mais ne fut pas écouté.
On peut lire dans le cartouche au bas du portrait de l'Empereur : Fixe en 1804 l'organisation de l'Ecole polytechnique qu'il appelle sa « Poule aux Oeufs d'Or ».
C'est donc le décret de militarisation qui est jugé ici le plus important, en même temps qu'on entretient la légende dorée d'un souverain protecteur et ami de l'Ecole. Ne s'en enorgueillissait-on pas d'ailleurs en ce milieu du 19ème siècle, lorsqu'on orna la salle des Conseils, où se trouveront plus tard les portraits, d'une pendule en bronze doré illustrant sur son socle le motif de la « poule aux oeufs d'or », qui trôna sur la cheminée de cette salle jusqu'en 1975 (et disparut, hélas, lors du déménagement à Palaiseau) ? Le mot, nous dit Fourcy qui doute d'ailleurs de son authenticité, aurait été prononcé par Napoléon en 1814 (« je n'en suis pas réduit à tuer ma poule aux oeufs d'or ») lorsque les polytechniciens demandèrent à participer à la défense de la France envahie. Ce qu'ils firent, avec ou sans l'accord de l'Empereur, en s'y distinguant assez pour que leur drapeau porte depuis, comme seul fait d'armes : « Défense de Paris, 1814 ».
La réalité est beaucoup moins flatteuse. Après avois encaserné l'Ecole pour la discipline, l'Empereur n'eut de cesse d'y puiser le plus grand nombre possible d'officiers pour ses armées, sans guère se soucier de laisser achever leur formation scientifique, malgré les représentations du gouverneur de l'Ecole et du Conseil de Perfectionnement. Un directeur des études de l'Ecole, qui nourrissait certainement peu de sympathie pour le Second Empire, n'ira-t-il pas jusqu'à écrire que l'Ecole, désorganisée et menacée de ruine par Napoléon 1er « ne fut vraiment sauvée qu'après Waterloo » !
Mais la présence du portrait de l'Empereur dans notre galerie, devant ceux de Carnot et de Monge, ainsi que le texte du cartouche, est significative de la formation du mythe, au mépris, s'il le faut, de l'histoire. Ce n'est pas simplement une plate flatterie vis-à-vis de Napoléon III, puisque le portrait fut peint sous le règne de celui-ci, car il resta en place tandis qu'on retirait celui du neveu. C'est plutôt le signe de la reconnaissance, plus ou moins inconsciente, d'une association de fait, dans la mythologie nationale, entre la France impériale et l'Ecole polytechnique. Comme les préfets, les lycées, le Code civil et la Légion d'Honneur, l'Ecole polytechnique participe du mythe napoléonien, au même titre que les grandes institutions nées sous le Consulat et qui structurent toujours notre Etat et notre société.
D'ailleurs, si l'on interroge l'homme de la rue sur les origines de Polytechnique, il y a fort à parier qu'il répondra « qu'elle a été fondée par Napoléon ». Exemple frappant de cette « transfiguration » (P.Goubert) qui est venue nimber l'Empire, soudé à travers le Consulat à la Révolution, d'une gloire autrement populaire et « nationale » que le rayonnement, un peu sec et froid, des Lumières. Le général en chef de l'armée d'Italie (et ne fut-il pas distingué et nommé à ce poste par Carnot ?) achève la Révolution, transfigurée en la personne de l'Empereur. En ce sens, Napoléon n'est pas « usurpateur » dans notre galerie de portraits, malgré la contradiction des faits patents que nous avons rappelés. Laissons-le donc y voisiner, avec Lazare Carnot, Monge son féal.