Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.
De Saint-Venant (Àdhémar-Jean-Claude Barré), né au château de Fortoiseau (Seine-et-Marne), le 23 août 1797, entra à l'École Polytechnique en 1813.
Il fut d'abord attaché, en qualité d'élève-commissaire, au Service des Poudres et Salpêtres et il y resta de 181O à 1823, époque à laquelle, par une décision spéciale du Ministre de l'Intérieur, il entra dans le Corps des Ponts et Chaussées.
Un certificat du général directeur du Service des Poudres et Salpêtres constate que, pendant les sept années que Saint-Venant a passées dans ce Service, il s'y est fait remarquer par divers travaux importants et notamment par un Mémoire sur les règles de la comptabilité, qui le fit désigner « pour faire partie, en qualité de membre rapporteur, d'une commission chargée de refondre la tenue des carnets et registres auxiliaires » ; et le directeur de la poudrerie, déplorant le départ d'un élève aussi expert en comptabilité, exprimait la crainte qu'il ne fût pas, avant longtemps, dignement remplacé « dans ce travail, malheureusement bien fastidieux et rebutant, surtout pour un jeune homme, dont la tête est remplie des brillantes théories de l'École ».
L'aptitude à la réforme de la comptabilité est rare chez les jeunes Ingénieurs; chez Saint-Venant, elle fut la manifestation d'une qualité dominante de son esprit, qui le portait à étudier chaque question dans les moindres détails pour en dire le dernier mot. A cette qualité, à une assiduité prodigieuse au travail s'alliaient une ardeur dans les opinions politiques et religieuses, une ténacité et une indépendance de caractère, qui semblent avoir créé quelques difficultés à sa carrière administrative. Placé dans la réserve, en 1843, à la suite d'un désaccord sur une question de voirie avec l'Administration municipale de Paris, il fut brusquement mis à la retraite, comme Ingénieur en Chef de deuxième classe, le 1er avril 1848.
N'acceptant pas le repos qui lui était ainsi imposé, Saint-Venant obtint au concours, en 1850, la chaire de Génie rural à l'Institut agronomique de Versailles; il l'occupa deux ans.
Saint-Venant a porté dans ses fonctions successives, la plus grande activité professionnelle. Au début de sa carrière, dans les Poudres et Salpêtres, il avait trouvé, pour le service des raffineries, un procédé rapide de dosage du chlore. Attaché ensuite, comme Ingénieur des Ponts et Chaussées, aux services du canal du Nivernais, de la rivière d'Yonne et du canal des Ardennes, il a imaginé un procédé nouveau de fondations dans les terrains difficiles et il a conçu, dès 1828, le plan qui a été mis à exécution pour l'assainissement et la transformation agricole de la Sologne. Comme Ingénieur de la Ville de Paris, il inaugura en 1839, sur le boulevard Bonne-Nouvelle, un système de réduction de pente de la chaussée, qui, couramment pratiqué depuis, parut alors trop hardi et fut blâmé par l'Administration municipale. Enfin, à la suite d'importants travaux d'hydraulique agricole couronnés en 1849, par la Société d'Agriculture, il publia, aux Annales de l'Institut agronomique, un mémoire très remarqué sur la meilleure forme des versoirs de charrue.
En 1852, Saint-Venant quitta l'enseignement et se voua exclusivement aux travaux scientifiques qui ont rempli toute sa vie.
Il avait débuté par des mémoires sur la mécanique générale et la dynamique des fluides (1834), sur le calcul des effets des machines à vapeur (1838) et il avait fait, en collaboration avec Wantzel, d'importantes expériences sur l'écoulement des gaz (1839); mais c'est vers la théorie de la résistance et de l'élasticité des solides qu'il dirigea principalement ses recherches.
On trouve, pour la première fois, dans les feuilles du Cours de Mécanique appliquée que Saint-Venant a professé à l'École des Ponts et Chaussées (1887-1842), la dénomination, aujourd'hui classique, de glissement pour désigner un mode particulier de déformation. Il avait compris, dès cette époque, l'importance d'un élément qui, constamment omis jusqu'alors, correspond dans la production des forces intérieures aux actions latérales des fibres. Il rectifia, en en tenant compte, le calcul de la résistance et de la flexion des pièces solides (1843) et il donna, en 1844, dans le cas des déplacements petits, la solution complète du problème de la déformation des courbes élastiques que Lagrange avait poursuivie, avec les seules ressources de la Mécanique analytique, sans l'atteindre, et que les recherches de Binet et de Poisson avaient laissée inachevée. Vient ensuite son chef-d'œuvre, le mémoire sur la torsion, inséré en 1855 au Recueil des savants étrangers; cet ouvrage et le mémoire sur la flexion publié l'année suivante (1856) forment un des plus beaux chapitres de la théorie de l'élasticité.
Cette théorie avait été inaugurée par Navier, en 1821, pour les solides d'élasticité constante et, à la même époque, dans son premier mémoire sur la double réfraction, Fresnel avait introduit la notion d'élasticité variable dans les diverses directions. Cauchy était membre de la Commission chargée, par l'Académie, d'étudier le mémoire de Navier; les conversations de Fresnel achevèrent de lui suggérer la forme générale des équations de l'élasticité et il publiait, en 1827, sous une forme à laquelle les travaux postérieurs n'ont rien ajouté d'essentiel, la théorie complète des déformations et des tensions intérieures, ainsi que les équations générales qui régissent l'équilibre et le mouvement des systèmes élastiques.
La partie différentielle de la théorie était ainsi constituée; la partie intégrale, hérissée de difficultés, restait pour ainsi dire inabordée. L'équilibre notamment des solides élastiques est l'un des problèmes les plus ardus de l'Analyse. Mis au concours, en 184O, par l'Académie et retiré sans résultat en 1858, ce problème consiste à déterminer les déformations et les tensions produites dans un corps par des pressions quelconques appliquées à sa surface. Ce calcul a été fait par Lamé pour les enveloppes sphériques et par Emile Mathieu pour le parallélépipède; mais la complication des formules, d'où ne jaillit aucun résultat saisissable, ne laisse guère l'espoir d'une solution générale.
C'est dans un autre esprit que Saint-Venant aborda la question. Ingénieur autant que géomètre, il savait combien il est « utile à la détermination que l'on a à prendre de connaître la solution d'un problème fort rapproché de celui qui est proposé. » Ne perdant jamais de vue la signification concrète des éléments d'un calcul, il savait en discerner l'importance relative, démêler ce qui est négligeable et n'employer l'Analyse qu'à tirer les conséquences rigoureuses de prémisses solidement posées.
Le problème qu'il a traité est celui de la déformation d'un prisme ou cylindre, en supposant que les seules forces agissantes soient appliquées aux deux bases. Pour le résoudre, il a remarqué que, lorsque les dimensions transversales sont petites par rapport à la longueur du prisme, les différences de répartition des forces sur les bases n'y produisent que des perturbations locales, de telle sorte, qu'à de faibles distances des extrémités s'établit un même état normal caractérisé par ce fait que les fibres longitudinales y exercent sur leurs voisines des actions exclusivement tangentielles ou dirigées suivant la longueur. C'est en exprimant par l'Analyse les conditions de cet état, ainsi que la nullité des pressions superficielles latérales, que Saint-Venant est parvenu aux véritables lois de la flexion et de la torsion. Cette solution remarquable eut un grand retentissement, surtout à l'étranger, où le problème, que Clebsch a appelé Problème de Saint-Venant, est aujourd'hui connu de tous les étudiants; elle a été l'origine de beaux travaux de Clebsch et de Kirchhoff".
On ne peut que mentionner ici les autres œuvres de Saint-Venant, ses recherches sur la résistance des bancs au choc transversal ou longitudinal (1853-1860), sur la distribution des élasticités autour de chaque point d'un solide (1863), sur l'écoulement des solides plastiques (1861-1870), ses mémoires, dont quelques-uns posthumes, sur l'hydrodynamique et la résistance des fluides. On doit enfin citer son édition annotée de Navier (1868); par les notes et appendices qu'elle renferme, elle constitue une œuvre originale, où l'on trouve, avec un historique complet de la science de l'élasticité, une théorie de la résistance des matériaux fondée sur les principes rationnels de cette science.
Il est remarquable que les cotés les plus spéculatifs de la Science aient vivement attiré cet esprit si positif. Saint-Venant a écrit des articles sur la constitution des atomes, sur la question de savoir s'il existe des masses continues et sur la nature probable des dernières particules des corps.
Disciple convaincu de Poisson et de Cauchy, il avait résolument adopté l'hypothèse, séduisante par sa simplicité, selon laquelle l'action de deux molécules, dirigée suivant leur distance, n'est fonction que de cette distance. Il a longtemps défendu cette doctrine dans la longue et vive discussion, qui s'est élevée entre les physiciens et les géomètres, à propos de la réduction que cette hypothèse introduit dans le nombre des coefficients des équations; dans les dernières années seulement, il a reconnu que, conformément aux vues de Green et de Lamé, le mécanisme des phénomènes pourrait bien n'être pas aussi simple qu'on l'avait d'abord supposé.
Dès l'année 1843, Saint-Venant avait été proposé, en première ligne, par la Section de Mécanique de l'Académie des Sciences, pour la place vacante par la mort de Coriolis ; il fut élu tardivement, le 20 avril 1868, en remplacement de Poncelet.
Membre de l'Académie, il fut souvent chargé de rapports sur des mémoires présentés. Il acceptait cette tâche avec une vive curiosité des travaux, une grande bienveillance pour les auteurs et il était rare que le rapport n'ajoutât pas au sujet quelque lumière nouvelle. Il continuait ses propres travaux avec une ardeur infatigable. Agé de plus de quatre-vingts ans, il a entrepris et réalisé, avec la collaboration de M. Flamant, la traduction de la Théorie de l'élasticité de Clebsch; il l'a enrichie, suivant le mode qu'il affectionnait, de notes plus étendues que l'original, composant ainsi, sur tous les problèmes de l'élasticité, de véritables traités, où il développe ses vues définitives.
Il avait épousé, en 1837, Mlle Rohaut de Fleury appartenant à une famille parisienne, fixée dans le Vendômois. C'est à Saint-Ouen, près Vendôme, qu'il a passé ses dernières années, consacrant tout son temps à l'étude et aux affections de famille ; c'est là que, le 22 janvier 1886, il a été frappé par la mort.
E. Sarrau.