Pour son numéro 19, la SABIX a choisi de rendre hommage à Jean-Victor Poncelet, et, à cette occasion, de faire connaître à ses lecteurs le fonds que les archives de la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique conservent sur ce personnage tombé aujourd'hui dans un relatif - et quelque peu injuste - oubli.
Sa biographie a déjà fait l'objet de plusieurs publications et son œuvre a suscité de nombreux commentaires. Pourtant les chercheurs qui ont bien voulu rédiger les articles de cette livraison du bulletin de la SABIX apportent, nous semble-t-il, des éclairages originaux sur les travaux de cet homme à la personnalité, à bien des égards, exemplaire.
Jean-Victor Poncelet est né à Metz le 1er juillet 1788. Enfant naturel d'un avocat au parlement de la ville, il est d'abord confié à une famille du village de Saint-Avold où il va séjourner jusqu'à l'âge de 14 ans. Reconnu par son père qui le fait inscrire au collège impérial de Metz, après trois années d'études intensives il est admis à l'Ecole polytechnique en novembre 1807. Il y manifeste déjà sa prédilection pour la géométrie et présente en 1809 un manuscrit traitant des "Problèmes relatifs au cercle tangent à trois autres sur un plan et à la sphère tangente à quatre sphères dans l'espace" qui sera imprimé dans le tome II de la correspondance sur l'Ecole polytechnique.
De santé fragile, il devra interrompre ses études pendant près de six mois et, de ce fait, il n'est nommé qu'en octobre 1810 à l'Ecole d'application de l'artillerie et du génie à Metz.
En février 1812, lieutenant du génie, il est affecté à des travaux de fortification dans l'ile de Walcheren située à l'embouchure de l'Escaut.
Le 17 juin 1812, il reçoit l'ordre de rallier la Grande Armée qu'il rejoint à Vitebsk. Pendant les mois d'août, septembre et octobre 1812, à l'exception d'une mission de reconnaissance des remparts de Smolensk sous le feu de l'adversaire, on le charge principalement de travaux de construction d'ouvrages défensifs, de bâtiments et de ponts.
Poncelet ne participe pas à la terrible bataille de Borodino et ne va pas à Moscou. Au moment où l'armée quitte cette ville, il est à Smolensk où Napoléon séjourne du 9 au 14 novembre. Il est incorporé dans l'arrière-garde qui, formée de 7 000 hommes commandés par le Maréchal Ney, sort de la ville le 17 novembre, sans artillerie, pour rejoindre Orcha vers l'ouest.
Le 18 novembre à Krasnoïe, au bord d'un ravin où coule la Loosmina, une petite rivière qui va se jeter dans le Dniepr à deux lieues plus au nord, les français se heurtent au barrage d'artillerie soigneusement installé par le général Miloradovitch. Après une canonnade meurtrière, le maréchal Ney, à la faveur du brouillard, de la neige et du crépuscule, parvient à faire retraite et à gagner le Dniepr qu'il traverse sur des glaces encore mal consolidées. Le 20 novembre il rejoindra l'armée à Orcha accompagné de 1 200 rescapés.
Mais le lieutenant Poncelet appartient au bataillon de sapeurs qui, chargeant à la baïonnette, s'efforce désespérément de neutraliser l'artillerie russe. Après plusieurs tentatives infructueuses, les survivants se retrouvent isolés, puis capturés à la fin de la journée du 18 novembre.
Poncelet, "privé de son cheval, dépouillé de son manteau", est conduit en captivité à Saratov sur les rives de la Volga, où il arrive en mars 1813 "après quatre mois de marche et de privations de toutes sortes". Il y restera jusqu'à la notification de la paix générale conclue à Paris le 30 mai 1814. Il consacre ses "loisirs" forcés à la géométrie, alors qu'il est dépourvu de tout (ouvrages de référence, instruments de travail les plus rudimentaires tels qu'un compas, etc.).
A son retour en France, nommé à Metz sur sa demande, il est affecté aux travaux de fortification de la place. A partir de 1817 il publie des articles consacrés à la géométrie et simultanément rédige plusieurs mémoires sur des problèmes pratiques relatifs aux installations et ateliers dont le Génie est responsable : ponts-levis, bâtiments, moulins à eaux ...
Jusqu'en 1824 il poursuit ses réflexions sur la géométrie en mettant à profit les loisirs que lui laisse son activité d'officier. Ainsi il remet en 1820 à l'Académie des sciences un mémoire sur les propriétés projectives des sections coniques.
Mais en 1825, sur l'amicale pression de François Arago, alors examinateur à l'Ecole d'application de Metz, Poncelet accepte de professer dans cette école un cours sur la science des machines. Il prend cette responsabilité très à cœur et consacre à la préparation de ses leçons un temps qui n'est plus disponible pour la géométrie.
A partir de 1827, et pendant plusieurs hivers, il dispense, sous l'égide de la Société académique de Metz, un cours de mécanique destiné aux ouvriers et "artistes" de cette ville.
En 1834 l'Académie des sciences de Paris le reçoit, dans la section de mécanique.
En 1837 il est nommé professeur de mécanique physique et expérimentale à la Faculté des sciences de Paris, où il enseignera jusqu'en 1848.
En 1848, après la chute de la monarchie de juillet, les électeurs de la Moselle l'élisent spontanément député à l'assemblée constituante, sans doute en raison de sa réputation de désintéressement et de compétence dans les domaines de l'industrie et de l'économie locale. Parallèlement François Arago, ministre dans le gouvernement provisoire, le fait nommer Général de brigade, puis commandant de l'Ecole polytechnique, responsabilité que Poncelet exercera jusqu'à son départ à la retraite en octobre 1850. Le 15 mai 1848, alors que les émeutiers ont envahi la Chambre, il rassemble un demi-bataillon d'élèves et vient participer au "rétablissement de l'ordre"...
En 1852, membre du jury international de l'exposition universelle de Londres, il est élu par ses pairs Président du jury chargé des machines. Il consacre ensuite six ans aux recherches préparatoires et à la rédaction d'un volumineux rapport sur les machines et outils employés dans les manufactures. Pour chaque type de machine il restitue le contexte historique, décrit les procédés et appareillages, et cherche à déterminer, avec la plus grande rigueur possible, l'origine exacte des inventions.
Dans les dernières années de sa vie, alors que sa santé se dégrade, il entreprend de rassembler et de publier ses travaux et ses cours, aidé par certains de ses anciens élèves. Il meurt en décembre 1867 sans avoir pu mener cette tâche à son terme.
Il laisse dans l'opinion de ses divers interlocuteurs le souvenir d'un homme droit et désintéressé, profondément désireux d'oeuvrer dans le sens de l'intérêt général, même s'il doit pour cela renoncer à ses activités intellectuelles de prédilection. Il a sans doute souffert des critiques exprimées par certains mathématiciens de l'époque à propos de ses démonstrations. Il admettait mal que l'on contestât l'antériorité de ses idées. Mais ses textes de controverses manifestent un souci d'honnêteté absolue.
Inventeur, à l'origine de nombreux perfectionnements (en particulier dans le dessin des roues hydrauliques), il n'a jamais pris de brevet à son nom. On trouve cependant trace d'autorisations données à des industriels de prendre des brevets couvrant des idées dont il était l'auteur, sous la seule réserve que ne soit pas ainsi entravée sa liberté de les faire connaître à ses étudiants.
Les ouvrages qu'il a publiés ou qui ont été imprimés après sa disparition grâce aux initiatives de son épouse et de certains de ses disciples, constituent un ensemble de près de 4 000 pages où l'on trouve aussi bien des démonstrations géométriques, des calculs, des réflexions sur la nature et la valeur des preuves en géométrie, que des commentaires qu'il qualifie de polémiques.
C'est dans le domaine de la mécanique qu'il s'est attaché à rédiger les exposés les plus exhaustifs, en raison de ses obligations pédagogiques.
Le fonds conservé par la bibliothèque, outre le fait qu'il présente un intérêt indéniable pour l'historien des sciences, donne des indications précieuses sur les activités de Poncelet, qui n'apparaissent pas pleinement dans ses publications : c'est la "démarche intellectuelle du chercheur" qu'un fonds d'archives de ce type permet de reconstituer dans sa complexité.
Ce fonds a été reclassé par les archivistes de la bibliothèque avec l'aide de Bruno Belhoste. Les documents qu'il contient recouvrent les domaines touchant à la mécanique et à la géométrie.
Cette partie est constituée de trois catégories de documents :
- manuscrits préparés pour la réalisation de cours lithographies destinés aux élèves, ou pour d'autres publications.
- correspondances provenant d'industriels ou brouillons de réponse :
* d'autres sont relatives aux rapports de Poncelet sur les machines et témoignent à la fois de la rigueur de ses recherches et de l'estime que lui portaient les industriels, dont certains souhaitaient le voir arbitrer les conflits d'antériorité.
Ces documents révèlent les préoccupations de Poncelet sur la valeur des inventions, la diffusion des connaissances et la nécessité de protéger la propriété intellectuelle, surtout dans le domaine de la construction mécanique, où il souhaitait que l'industrie française ne se laisse pas distancer par sa concurrente britannique.
- des manuscrits de mémoires présentés à l'Académie des sciences.
- des lettres provenant de mathématiciens français et étrangers.
- des correspondances avec l'Académie des sciences, et surtout :
- un des sept cahiers manuscrits rédigés pendant la captivité à Saratov : probablement l'un des documents les plus précieux du fonds (voir plus loin l'article de Dmitri et Irina Gouzévitch).
L'inventaire de ce fonds constitué de 191 pièces réparties dans 8 cartons est désormais intégré à la base de données informatisée sur les polytechniciens, consultable au service des archives de la Bibliothèque.
Les études rassemblées ici, réalisées par des spécialistes que nous remercions d'avoir bien voulu apporter leur compétence à la réalisation de cet hommage à Jean Victor Poncelet, analysent en profondeur quelques éléments de l'oeuvre du savant et de l'ingénieur.
Bruno Belhoste nous propose, dans ce numéro du bulletin de la SABIX, une étude historique à caractère épistémologique, des racines et de la genèse des raisonnements suivis par Poncelet dans la rédaction de ses manuscrits de Saratov. En se limitant aujourd'hui à la première phase des réflexions de Poncelet, il met en lumière l'influence de Monge et de Brianchon dans le cheminement intellectuel du jeune géomètre, et aborde avec clarté la question que Poncelet considérait comme cruciale, de la valeur des preuves apportées respectivement par la géométrie pure et l'analyse algébrique.
Irina et Dimitri Gouzévitch ouvrent à notre regard les circonstances matérielles et psychologiques auxquelles le jeune officier a dû faire face durant son séjour à Saratov pour se livrer à son activité de prédilection. Ils apportent une confirmation indiscutable de l'authenticité du précieux manuscrit conservé à la bibliothèque. Puis, élargissant leur propos, ils nous font connaître d'autres ingénieurs français qui, à la même époque, surmontèrent l'ennui de la captivité grâce aux mathématiques, nous renseignant ainsi sur les transferts de connaissances entre la Russie et l'Europe de l'Ouest, un thème qu'ils ont étudié en profondeur.
Konstantinos Chatzis, après un commentaire très dense sur l'évolution des concepts dans le domaine de la mécanique au début du XIXe siècle, met en relief la contribution de Poncelet, savant, ingénieur et professeur, au développement d'une science des machines, édifiée au confluent de la mécanique théorique et de la mécanique appliquée. Il nous montre comment Poncelet met en œuvre la rigueur du raisonnement, la fécondité du calcul, la richesse de l'imagination et l'organisation de l'expérimentation, au service d'une activité industrielle qu'il veut utile aux hommes. Il propose une étude du cours préparé en 1840 pour les élèves de la Sorbonne, document inédit qui peut cependant constituer un repère supplémentaire dans l'histoire des sciences et des techniques au XIXe siècle.
Nous espérons que ces études permettront en outre de faire apparaître en "filigrane" l'image d'un personnage émouvant, au destin singulier, dont la vocation de géomètre a trouvé, pour s'affermir et s'affirmer, un terrain a priori peu favorable à la création : l'univers carcéral d'un prisonnier de guerre en Russie au début du XIXe siècle. Et comment, en découvrant un manuscrit dénommé "Cercles", né dans un pareil contexte, ne pas penser spontanément au roman de Soljénitsyne "Le Premier cercle", consacré à la vie des intellectuels prisonniers dans une sorte de "Goulag doré", car, dans l'Enfer aussi, il y a une hiérarchie !
Voir aussi :