La SABIX
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Sommaire du bulletin 20
 

DEUX FIGURES DE L'ANCIENNE ECOLE DU PALAIS-BOURBON :
LE PREPARATEUR-CHIMISTE DE FOURCROY ET LE BIBLIOTHECAIRE-PHILOSOPHE
par Emmanuel Grison

(à propos de deux ouvrages rares récemment acquis)

Au hasard des ventes de livres anciens, la Sabix a acquis, et remis à la Bibliothèque de l'Ecole, deux livres rares concernant la fondation de l'Ecole, dont on vient de célébrer le Bicentenaire. Le premier, souvent cité par les historiens mais peu répandu, « Souvenirs d'un oisif » (1836), raconte les mémoires autobiographiques de Raymond-Latour (1768-1837) qui fut « instructeur-chimiste » à l'Ecole de 1795 à 1797 [Raymond-Latour, Jean-Michel : Souvenirs d'un oisif, 2 tomes en 1 vol, Lyon : Ayné et Fils, 1836]. L'autre est un essai philosophique intitulé « De la Nature et de ses Lois » (1793), de François Peyrard (1759-1822), bibliothécaire de l'Ecole de 1795 à 1804 [V.O.S.N.P. 1 vol. in 8°, Paris : Louis, 1793. Réédition, 1 vol. in 16, Paris : 1794]. La bibliothèque de l'Ecole avait déjà l'édition originale de 1793, mais la SABIX a pu acheter, pour un prix modique, une seconde édition de petit format (in-16), datée de 1794, de ce curieux petit livre. L'un et l'autre ouvrage nous remettent dans l'ambiance du premier établissement de l'Ecole, au Palais Bourbon, sous le Directoire.

« DE LA NATURE ET DE SES LOIS »

Le Bulletin n°3 de la SABIX (janvier 1989) a tracé la bibliographie de François Peyrard, ce personnage haut en couleurs qui fut conservateur de la Bibliothèque de l'Ecole dès mars 1795. Peyrard est maintenant surtout connu comme le traducteur des Eléments de Géométrie d'Euclide, traduction qui fut rééditée en 1966, mais ce mathématicien, qui, avant la Révolution, vivait de quelques leçons, lisait aussi les philosophes à la mode du temps : Locke, Condillac. La Révolution venue, il voulut se vouer au progrès des Lumières et entra en politique : à l'avènement de la République, la section du Louvre le nomma « électeur » (les élections à la Convention étaient à deux degrés) ; en janvier 1793, il était élu au Conseil général du Département de Paris, qui le nomma dans un comité d'Instruction publique. Les projets d'Instruction publique furent ardemment débattus pendant l'été 1793 où la Convention, débarrassée de l'aile modérée des Girondins, se soucia de mettre en place un plan d'éducation, de l'école primaire au lycée, la ruine des établissements de l'Ancien Régime ayant laissé table rase. Les discussions traînèrent en longueur et le Département de Paris, sensible à l'urgence de la prochaine rentrée scolaire, décida d'aller seul de l'avant en septembre 1793. Peyrard proposa un projet qui fut imprimé par le Conseil de Département ; il ne fut pas finalement retenu, mais nous en citerons l'exorde qui est très révélateur du dessein profond de Peyrard. [ « Projet d'instruction publique pour le Département de Paris », par Peyrard, administrateur du Département de Paris et membre de la Commission d'Instruction publique, imprimé par ordre du Conseil général du Département, s.d. (1793) (B.N.Lb 40/1325) ].

« Montrer la vérité aux hommes, les détromper de leurs erreurs et de leurs préjugés, leur enseigner leurs droits et leurs devoirs, leur faire contracter l'habitude des actions utiles à la Société, faire passer dans leur âme l'horreur de la tyrannie et de la superstition, leur inspirer le saint enthousiasme de la liberté et de l'égalité, leur fournir les moyens de perfectionner leur industrie ; tel est le but que doit se proposer toute instruction établie pour le bonheur du peuple, et tel est le but que je me suis proposé dans le projet que je présente à la Commission de l'Instruction publique »

C'est assurément dans les mêmes idées et dans le même but qu'il écrivit au même moment l'opuscule intitulé De la Nature et de ses Lois. Ce bref essai philosophique est un manifeste des principes qu'il souhaitait diffuser dans la société ; non pas une doctrine nouvelle, mais celle des philosophes dont l'enseignement l'avait convaincu : Epicure, Lucrèce, Helvétius, Condillac. A défaut de tribune, il avait écrit un livre, pour lequel bientôt il trouverait un public de choix : ses fonctions de bibliothécaire à l'Ecole polytechnique allaient le lui donner, sinon lors de cours formels, du moins sans doute sous forme d'entretiens avec les élèves qui fréquentaient la bibliothèque. On n'en a pas, à notre connaissance, recueilli le souvenir précis, mais le livre de Peyrard nous permet d'imaginer une sorte d'enseignement philosophique virtuel à des élèves de l'an III à l'an XIII qui n'avaient d'autres professeurs que leurs « instituteurs » de sciences « dures ». C'est en pensant à eux que nous feuilletons ce petit livre.



Extrait de : De la Nature et de ses Lois, par Peyrard, Chez Louis, Libraire, rue Saint-Severin, Paris, 1793
(C) Archives Collections Ecole polytechnique

1 - La gravure en frontispice

Ce livre est signé, ce qui n'était pas toujours le cas à l'époque : le nom de l'auteur figure sans prénom, mais suivi de mystérieuses initiales : V.O.N.S.P. ; s'agit-il de quelque grade maçonnique ? La page de titre porte un exergue latin, tiré du De Officiis de Cicéron, de même inspiration que la citation que nous avons faite plus haut : « Nous estimons que c'est un mal et une honte que de faillir, de se tromper, d'ignorer, d'être induit en erreur ».

En frontispice l'attention est attirée par une gravure allégorique qui est censée résumer la doctrine de notre philosophe : c'est lui, sans doute, qui est représenté sous la forme de ce vieillard, assis en posture de sage ou de maître, pointant du doigt un parchemin intitulé « Connaissance des causes » tout en foulant deux têtes humaines de ses pieds. Son autre bras soulève le voile découvrant une beauté nue, en marche. Surprise : cette gracieuse nudité est dotée de six seins, allégorie probable de la Nature, mère et nourrice de l'humanité. Le dessinateur a-t-il pris son inspiration dans cette autre allégorie de la Nature au sein généreux qu'on avait érigée place de la Bastille pour la fête du 10 août 1793, anniversaire de l'événement de 1792 ? Michelet nous décrit ce spectacle, ordonnancé par David, « ce Prométhée de 1793 : il tira de l'argile trois dieux, trois statues gigantesques, la Nature, aux ruines de la Bastille, la Liberté (...), le Peuple (...) . Les pierres de la Bastille n'étaient pas enlevées. Sur ce chais confus, on organisa une fontaine. La Nature, un colosse en plâtre, aux cent mamelles, jetait par elles en un bassin l'eau de la régénération ...» [Michelet, Histoire de la Révolution Française. Edition Pléiade, 1952, t.2, p. 541].

Sur la gravure allégorique se trouvent enfin des livres à terre et un autel renversé, cependant que se lève un soleil dont la gloire illumine les nuages. En légende : « O mortel, reviens à la Nature » [Il n'y a que de légères différences entre les éditions de 1793 et de 1794. La première donne in extenso, en note, la longue citation latine de Lucrèce, dont la traduction figure dans le texte principal des deux éditions ; elle est suivie dans l'édition de 1794 de la mention « traduction de Lagrange ». Certaines « remarques », renvoyées à la fin du livre, sont abrégées dans l'édition de 1794. Il faut enfin s'étonner que la date d'impression (1794 et non « an II ») ait été portée par l'imprimeur en « vieux style », alors que le calendrier révolutionnaire était entré en vigueur depuis la fin de 1793.

2 - L'Avertissement et le Discours préliminaire.

Un bref Avertissement explicite le dessein de l'auteur : « Locke, Condillac, Helvétius et l'auteur du Système de la Nature ont exposé de grandes vérités au monde ; mais il faut l'avouer, aucun de ces grands hommes n'a été exempt d'erreur. Refondre leurs ouvrages dans un seul en écartant les erreurs dans lesquelles ils sont tombés, voilà ce que j'ai osé entreprendre ; si j'ai réussi, j'ai bien mérité de mes semblables ». Le livre se présente donc comme un abrégé didactique de la doctrine de ces philosophes qui dominèrent à l'époque des Lumières et qu'on résume en deux mots : le matérialisme sensualiste (ou sensualisme matérialiste, selon l'importance qu'on souhaite attacher à un mot ou à l'autre).

Dans le long « Discours préliminaire » sont évoqués d'abord les philosophes de l'antiquité, à la suite de Pythagore, pour lesquels la Nature, analysée en ses quatre éléments, était l'horizon indépassable ; s'ils appellent Dieu l'esprit qui y circule, ce Dieu n'est pas un être intelligent et distinct de la Nature où tout change sans que rien ne périsse, où tout est conservé sans que rien ne soit anéanti. Pour Epicure (341-270) et pour Lucrèce (98-55), la mort est le sommeil paisible que l'homme délivré de ses superstitions ne devrait pas craindre ; une longue citation de Lucrèce, dont la traduction est attribuée à Lagrange, développe ce thème.

Locke (1632-1704) est ensuite brièvement introduit, puis Condillac (1714-1780) et Helvétius (1715-1771) qui «en démontrant que toutes les facultés intellectuelles se réduisent à la faculté de sentir, ont porté la science de l'homme à un point de perfection qui fera époque dans les siècles à venir ». Après ces illustres maîtres, les dernières pages du « Discours » sont consacrées « au plus beau monument que la philosophie ait élevé à la raison, le Système de la Nature, ouvrage immortel dont l'auteur anonyme, animé du bonheur de ses semblables et bravant la fureur des prêtres et des tyrans, arracha d'une main hardie le bandeau fatal qui cachait aux yeux des mortels les charmes de l'auguste vérité ». (Quel est cet « auteur anonyme » ? Peyrard lui-même ? L'allégorie de la Nature représente-t-elle à la fois la Nature et « l'auguste vérité » ?). Pour ce dernier philosophe - et il le démontre « de la manière la plus claire et la plus solide » - « tous les effets que l'univers nous présente sont les résultats nécessaires des diverses combinaisons de la matière ». Mais l'auteur du « Système de la Nature » ne s'arrête pas à cette thèse classiquement matérialiste et la prolonge par une exhortation morale qu'il met dans la bouche de la Nature : « Reviens à la Nature », dit celle-ci, « laisse-là ces Dieux qui ne peuvent rien pour ta félicité, jouis et fais jouir des biens que j'ai mis en commun pour tous les enfants également sortis de mon sein ». La Nature n'est pas indifférente au bonheur de l'homme ; elle l'incite à la vertu (« sois juste, sois fidèle, sois bon, indulgent, modeste, pardonne les injures, fais du bien à celui qui t'outrage, sois tempéré, chaste etc.. ») ; elle punit le méchant et le vicieux : « c'est moi qui suis la justice incréée, éternelle ; mes lois seules sont immuables, universelles, irréformables ».

3 - « De la Nature et de ses lois »

Voilà en effet qui introduit au discours central du livre. La Nature est « l'assemblage de tout ce qui existe », c'est-à-dire des « molécules de la matière » dont les combinaisons constituent les êtres divers, se séparent et se recombinent pour former des êtres nouveaux, en un « cercle éternel que tous les êtres sont forcés de décrire ». La matière « existe nécessairement de toute éternité » et le mouvement qui l'anime est «une façon d'être qui découle de son essence» ; les modifications de la matière sont contingentes et passagères, l'univers comme les espèces vivantes et l'homme varient sans cesse : « impossible de savoir ce qu'elles deviendront ni ce qu'elles ont été ». Laissons les « déicoles » prétendre qu'il existe, au-dessus des lois de la Nature, une cause extérieure «puissante, intelligente et remplie de bonté » ; « dès qu'une chose existe, c'est une preuve que la Nature a pu la faire : il existe des animaux, des plantes, donc la Nature a pu les produire ».

Peyrard déroule alors, pour les écarter, ce que Gide nommera « la ronde des belles preuves de l'existence de Dieu » : la nécessité d'une vie future où seront rétribués les bons et les méchants, l'argument du premier moteur, celui du consentement universel. La conviction matérialiste est entière : « tous les mouvements qui s'excitent dans la matière, et tous les effets qui résultent de ces mouvements sont des suites nécessaires de l'essence de cette même matière ». Point de Dieu-Autre, point de Dieu Créateur : mais n'y a-t-il pas une âme du monde, un esprit diffus dans la matière, le cinquième élément des pythagoriciens ? N'est-ce pas la « faculté de penser » caractéristique de l'homme et, à un degré inférieur, des animaux ? Peyrard reprend ici la thèse sensualiste : « toutes les facultés intellectuelles se réduisent à la faculté de sentir » : l'attention, la comparaison, la mémoire, le jugement, le raisonnement, la volonté, prennent origine dans la sensation et la « faculté de penser ne diffère pas de la faculté de sentir » ; c'est une « opinion absurde » que de recourir à une substance immatérielle, «l'âme ». La faculté de sentir est « une propriété de la matière animalisée » ; elle sera « tour à tour produite et détruite par la combinaison et la séparation des parties constituantes des corps ». Et de même que la faculté de penser est « une suite de l'organisation des animaux », de même « la faculté de se mouvoir est un effet de l'énergie de la matière ».

Cette affirmation du matérialisme sensualiste s'accompagne de considérations sur l'homme et la société. Quelle est la cause de « l'inégalité des esprits » : d'une différence des dons de la Nature ? Non pas, mais de différences dans l'éducation ; et Peyrard rappelle, en citant longuement Helvétius, que le hasard a une grande part dans ces inégalités : « les plus grands événements sont souvent l'effet de causes presque imperceptibles ». Dans une note finale, en marge de l'exposé principal, Peyrard traite de la vie de l'homme en société : « le malheur presque universel des hommes a trois causes principales : le partage trop inégal des richesses, le despotisme et la superstition (...) et le plus grand fléau, c'est la superstition. A la voix des prêtres imposteurs, les crédules humains se transforment en bêtes féroces ; l'idée fantastique d'une divinité cruelle les glace d'épouvante et d'effroi ». Il faut « éclairer les hommes » pour qu'ils rentrent dans leur droit et qu'ils bannissent les religions. « Le mal qu'elles font, dit Helvétius, est réel, et le bien imaginaire ». Que les peuples recouvrent donc leur souveraineté usurpée, établissent de bonnes lois « conformes à la nature des choses » et défendent celles-ci « pour empêcher que les chefs ne les replongent de nouveau dans l'esclavage ».

4 - Peyrard, un philosophe porte-parole des fondateurs de Polytechnique ?

La philosophie de Peyrard dans l'expression très radicale qu'en donne son livre, rejette donc le déisme d'un Robespierre, mais s'accorde bien à la violence déchristianisatrice de septembre 1793, et sans doute aux idées de nombre de savants. Lavoisier écrivait en 1791 à Talleyrand en déplorant « ces seize siècles presque entièrement perdus pour la raison et la philosophie», pendant lesquels l'éducation consistait « non à former des citoyens, mais à faire des prêtres, des moines et des théologiens » [J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d'Instruction publique de la Convention, Paris : 1891-1907, t.2, Introduction, p. LVIII]. Monge, Hassenfratz, qui font profession d'anticléricanisme, pensent de même ; Lagrange sans doute (Peyrard cite sa traduction du De Natura Rerum) et, très vraisemblablement, Guyton, Prieur et Fourcroy.

Lorsque le dijonnais Pierre Jacotot, un ami de Prieur et de Guyton, laissa vacante au bout de deux mois la place de bibliothécaire de l'Ecole centrale des Travaux publics, il était tout naturel que le Conseil de l'Ecole propose le poste à Peyrard, que Monge et Hassenfratz avaient connu à la Commission d'Instruction publique du Département en 1793. Peyrard devait rester pendant presque dix ans bibliothécaire et secrétaire du Conseil, donc une personnalité influente dans l'Ecole.

Son livre De la Nature et de ses Lois ne figure pas au premier catalogue de la Bibliothèque : avait-il été censuré ? Les élèves de Polytechnique que rencontra Peyrard étaient de très jeunes gens, relativement éveillés et intéressés par les sciences, mais plutôt dépourvus de formation philosophique ; on peut cependant présumer que les débats d'idées ne les laissaient pas indifférents et que nombre d'entre eux discutèrent avec Peyrard et se virent peut-être proposer la lecture du petit livre de poche in-16... En attendant Le Génie du Christianisme (1802)!

 

LES « SOUVENIRS DUN OISIF »

L'auteur, Jean-Michel Raimond (ou Raymond-Latour), fait mine de rester anonyme : le livre n'est pas signé et si l'auteur donne maints détails qui permettent de l'identifier facilement, il en masque d'autres, comme s'il ne voulait pas qu'on le suive de trop près. Il fut de fait chimiste, mais il se prétend doué surtout pour le théâtre et se met en scène en se cachant à demi et en adoptant un certain style affecté pour évoquer complaisamment ses frasques de jeunesse, qu'il qualifie d'étourderies - encore que certaines semblent relever plutôt de l'abus de confiance ... Mais l'intérêt du livre n'est pas pour nous dans cette première partie où il nous conte avantageusement comment « il est reçu bachelier sans avoir rien appris » et comment il commence sa médecine à Montpellier où il suit les cours de Chaptal, tout en se dissipant dans le jeu, les duels et les dettes, et en cultivant son goût pour la déclamation, l'opéra et le théâtre. [Sur le tard, Raymond moralisera sur le jeu, toujours sous le couvert de l'anonymat : (Raymond-Latour). Essai sur le jeu considéré sous le rapport de la morale et du droit naturel. 1 vol. in 8°, Lyon : Ayné Fils, 1835. Evoqué dans une note des Souvenirs d'un oisif, t. I, p. 201].

Le voilà, vers 1787, à Paris où il poursuit ses études ; comme c'était le temps « où la médecine venait de signer la paix avec les sciences physiques, jusque là fort décriées par les médecins », il va suivre les cours du physicien Charles, de Fourcroy, de Sage, de Baume. Ces deux derniers sont des phlogisticiens d'arrière-garde, mais Fourcroy « couvert du bouclier des expériences de Lavoisier et armé de la foudre de son éloquence », soulève l'enthousiasme de ce néophyte, fervent du verbe.

Le récit des années suivantes, de 1790 où il croise fortuitement Lavoisier, à 1797 où il quitte Paris définitivement, apporte un éclairage tout-à-fait captivant sur cette période d'histoire de la chimie. Notre homme renonce à la médecine et se met en 1793 aux ordres du Comité du Salut public pour la fabrication du salpêtre : il inspecte les nitrières artificielles des départements pyrénéens, puis tente de monter, avec les conseils de Chaptal, un atelier de blanchiment des textiles par le chlore. C'est l'échec et la faillite - mais il est heureusement désigné à ce moment par son district pour aller suivre les cours de l'Ecole Normale de l'an III qui commencent en janvier 1795. Il retrouve Fourcroy, Berthollet, Vauquelin, et avant même la fermeture de l'Ecole Normale il se fait embaucher comme « artiste-chimiste » chargé de diriger le laboratoire de Fourcroy et de Vauquelin à l'Ecole centrale des Travaux publics. Le chapitre des Souvenirs d'un oisif qui raconte, à sa manière très libre, sa vie d'« instructeur-chimiste » logé à l'Ecole polytechnique, alors au Palais-Bourbon, présente une galerie de portraits des professeurs et de leurs adjoints (Berthollet, Guyton, Vauquelin, Chaussier, Chaptal, Fourcroy surtout ; mais aussi Monge et Lagrange) qui ont une particulière saveur et dont nous avons extrait ci-après les meilleures pages.

      Séances du Conseil de l'Ecole polytechnique où est cité le nom de Raymond :

En avril 1797, il donne sa démission : son père venait de décéder et l'Ecole était contrainte, pour des raisons budgétaires, à des réductions d'effectif. Retourné dans sa ville natale (on sait seulement qu'elle est proche de Tournon, en Ardèche), il réanime son atelier de blanchiment et enseigne à l'Ecole centrale du département, puis à Lyon, d'où il fait quelques excursions dans la capitale pour y visiter Fourcroy, Vauquelin, Thénard - sans oublier le théâtre et la littérature : La Harpe, Talma, Madame de Staël. Il invente un procédé de teinture de la soie en bleu qui lui vaut la médaille d'or de la Société d'Encouragement fondée par Chaptal [Description du procédé de M. Raymond (...) pour teindre la soie avec le bleu de Prusse (...) précédée du rapport à S.M. sur cette découverte et du décret impérial qui en récompense l'auteur. Paris : Imprimerie impériale, 1811, 32 p. (B.N. 8° V pièce 11395) ]. En 1819, il se distingue à l'exposition industrielle et reçoit une médaille d'or et la Légion d'Honneur. Preuve, s'il en fallait, que le titre du livre est évidemment controuvé, puisque Raimond fut un chimiste ingénieux, actif et reconnu, et un bon professeur. Mais sans doute voulait-il attirer son lecteur par l'anecdote sans l'encombrer de sa science, et le persuader que le théâtre l'avait toujours plus intéressé que la chimie...

Notre prétendu « oisif» termine son livre par la longue et fort romantique relation d'un « pèlerinage » à la Grande Chartreuse. Raimond nous décrit par le menu l'histoire de l'ordre des Chartreux et la vie des cénobites ; dans le décor « sauvage » de ces « horribles beautés » devant cet « avenir aux sombres couleurs », « nous interrogeons la mort » : c'est sur ces « mélancoliques pensées » que l'auteur clôt ses Souvenirs. Il mourut l'année qui suivit leur publication.

Souvenirs d'un oisif, pages 47 à 74:

« Mon admission à l'Ecole polytechnique apporta un grand soulagement à ma situation, et fit momentanément cesser mes inquiétudes pour l'avenir. Aucun établissement d'instruction publique n'avait offert, jusque là, un exemple aussi remarquable de magnificence et de libéralité ; rien n'avait été épargné pour rendre cette école célèbre ; on eût dit que le gouvernement d'alors n'avait qu'une seule préoccupation, celle de remplir et de faire entièrement oublier la grande lacune que plusieurs années de cruelles agitations avaient apportée dans l'enseignement. Les professeurs et leurs adjoints étaient commodément logés, bien chauffés et largement rétribués. Les élèves, abondamment pourvus de tout le matériel nécessaire à leur travaux, pouvaient se livrer à l'étude avec plus de fruit. Tous les employés de l'école recevaient chaque jour, dans ces moments où la capitale subissait les tristes effets de la disette ; recevaient, dis-je, des rations de diverses denrées comestibles : le pain seul manquait à toutes ces largesses, c'est cependant celle que j'aurais préférée, étant obligé, pour en obtenir quelques parcelles, de les disputer toute une matinée, à la porte du boulanger, à des malheureux bien plus affamés que moi.

Ma femme qui, pendant les premiers mois de sa grossesse, avait souffert de la faim, accoucha prématurément d'un petit squelette qui ne survécut que peu de jours, malgré les soins que lui donna le célèbre Chaussier. Les enfans nés à cet époque subissaient, en général, le même sort ; mais une chose remarquable, et qui prouve bien que cette calamité n'était que la suite d'un sordide et coupable intérêt, c'est que cette disette factice a été une source de fortune pour les pâtissiers et les marchands d'oublies, dont les boutiques ne désemplissaient pas ; le pauvre seul restait à la porte et regardait...

Les hautes sciences étaient seules enseignées dans cette école, et les chaires en étaient occupées par des hommes choisis parmi l'élite des savans. Il y avait, pour la chimie, trois grands laboratoires destinés aux leçons des professeurs, et un préparateur particulier attaché à chacun d'eux, ainsi qu'un préparateur général de produits chimiques. Un laboratoire était, de plus, affecté à chacune des divisions des élèves. Ils y répétaient, sous la direction et la surveillance de l'instructeur chimiste, les principales opérations qui avaient fait le sujet de la leçon. C'était l'une des principales attributions de ma place. Les matières premières, ainsi que les ustensiles nécessaires à leurs manipulations, leur étaient délivrés sur un bon signé de ma main ; en voyant tant de prodigalités au profit de la chimie, on était tenté de se demander si le règne des adeptes allait recommencer, et si la pierre philosophale devait enfin sortir de tant de fourneaux.

La première leçon de chimie donnée à cette école, l'a été par Chaptal ; elle était sur le règne végétal, et c'est moi qui l'ai préparée. Le professeur m'avait recommandé de faire bouillir dans de l'eau des plantes crucifères, et particulièrement des têtes de choux, en ayant soin de recueillir et de conserver les écumes, afin qu'il pût montrer la présence de soufre dans cette classe de végétaux.

Ayant essayé plusieurs fois de mettre une portion de ces écumes sur des charbons ardens, je n'avais aperçu aucune lueur de cette flamme purpurine que produit le soufre, lorsqu'il brûle lentement, ni senti l'odeur vive et piquante qu'il exhale dans cet état d'ignition.

Rien ne déconsidère autant un maître, auprès de ses disciples, que l'annonce d'un fait matériel qu'il ne peut prouver. Je lui évitai cette mortification en ne mettant pas les écumes sur sa table de démonstration, après l'en avoir prévenu. J'avais d'abord eu la pensée d'y incorporer une pincée de fleur de soufre ; mais cette charlatanerie me parut trop au-dessous de la science, et j'y renonçai.

Le docteur Berthollet professait le cours de chimie, sur le règne animal. Il était né en Savoie, et avait occupé, avant la révolution, une place honorable dans la maison d'Orléans ; c'est aux fourneaux de ce prince, qui possédait un très beau laboratoire de chimie, que ce savant a fait son apprentissage dans cette science qui, par la suite, lui a été redevable d'une portion de son lustre. Savant profond et écrivain distingué, il était timide, et souvent embarrassé, lorsqu'il voulait communiquer sa haute science à ses élèves, malgré qu'il s'énonçât avec aisance dans l'intimité. Je l'ai vu, dans une de ses leçons sur l'ammoniaque, au moment de parler de la décomposition de cet alcali, l'une de ses brillantes découvertes, être obligé de s'arrêter, rougir de modestie, et si fort troublé, que l'illustre Monge, qui avait la parole si facile, crut devoir terminer la leçon en faisant, avec son enthousiasme accoutumé, l'éloge de son collègue.

Berthollet a été un des hommes qui ont contribué le plus aux progrès de la chimie moderne. Le recueil des Mémoires de l'Académie des sciences en renferme plusieurs qui lui appartiennent, et qui joignent au mérite de leur importance celui d'être écrits avec une grande clarté et beaucoup de concision. Ce chimiste a creusé si avant dans les profondeurs de la science, qu'on pourrait dire de lui : qu'il a été le Newton de la chimie transcendante.

J'étais particulièrement chargé de la préparation des leçons de Fourcroy, sur le règne minéral. Après qu'il eut été appelé au Conseil d'Etat, il se faisait fréquemment remplacer par son ami Vauquelin. A dire vrai, je me trouvais bien de ce changement ; ce dernier était si doux, si indulgent. Fourcroy, au contraire, juste, mais un peu sévère, me donnait de vertes semonces pour le plus léger manquement ; hors de là, je n'avais qu'à me louer de lui ; il redevenait tout-à-fait gracieux et presque repentant d'avoir chagriné son aide.

Vauquelin m'a constamment accordé une grande bienveillance. J'ai suivi avec assiduité un grand nombre de ses cours publics et de ses cours particuliers, et toujours avec une nouvelle moisson ; c'est qu'il y a de ces maîtres avec lesquels on est toujours écolier.

Sa famille, pauvre, mais honnête et laborieuse, habitait un petit hameau, dans la Normandie. J'ai connu le père, dans les jours prospères du fils, et je puis dire qu'il n'y avait rien de plus touchant que ce tableau de famille, dans lequel on les voyait tous deux se sourire, pleurer de joie et s'embrasser, comme pour se féliciter d'un aussi heureux changement dans leur position ; car le cher enfant, parvenu aux places et à la fortune, les partageait en quelque sorte avec son père, en allant au devant de tous ses besoins et en le promenant avec complaisance dans tous les lieux de la capitale. Il n'y avait pas jusqu'aux séances de l'Institut où il ne fût heureux de le montrer à ses collègues ; son origine, bien loin d'humilier son amour-propre, était au contraire pour lui une source d'orgueil.

Le jeune Vauquelin vint à Paris pour y remplir, d'abord, un emploi voisin de celui de la domesticité ; heureusement que son savant maître, M. Fourcroy, devint bientôt son ami et son protecteur, en découvrant en lui de précieuses qualités, et surtout le germe de la chimie, qui se développa rapidement et qui a si bien fructifié, que la place de ce chimiste est, depuis longtemps, marquée au premier rang des savans de l'Europe.

Sa taille était haute et légèrement courbée, comme celle du maréchal Brune, avec la figure duquel la sienne offrait aussi un peu de ressemblance. Sur le déclin de sa vie, il était encore l'enfant de la nature ; ses manières, son regard avaient toute l'empreinte de la timidité et de la modestie ; son tact et son esprit naturel suppléaient à la première éducation, dont il avait été entièrement privé. Les savans de toutes les classes lui ont toujours témoigné la plus grande déférence, et il n'a compté dans leurs rangs que des amis et des admirateurs ; Fourcroy, surtout, avait une sorte de vénération pour les qualités et le savoir de son élève ; de son côté, le disciple ne se montra jamais ingrat ; il lui consacra une partie de ses veilles pour l'aider dans ses travaux scientifiques, et eut pour lui un dévoûment sans bornes.

Sa grande assiduité au travail était récompensée par d'heureux résultats dans ses recherches ; rien n'échappait à sa perspicacité et à ses lumineuses investigations ; l'odorat et le goût étaient tellement exercés en lui, qu'ils étaient devenus les premiers instruments de ses savantes analyses ; avant d'employer des réactifs, il connaissait déjà en partie les principes qui entraient dans la composition de la plupart des substances qu'il avait soumises à l'examen de ces deux sens.

Personne, avec de grosses et lourdes mains, n'était plus leste et plus adroit pour exécuter une opération ou faire une expérience, et c'est sous lui, et en préparant ses leçons pour l'Ecole polytechnique, aidé de ses conseils et souvent de sa personne, que j'ai acquis quelque dextérité en ce genre.

Il s'en fallait de beaucoup qu'il fût orateur, dans sa chaire non plus qu'ailleurs ; son divin maître, Fourcroy, malgré ses efforts, n'avait pu parvenir à lui inoculer le don de sa facile et éloquente parole, et encore moins celui de son assurance ; toutefois, il ne manquait ni de méthode ni de clarté, et quoiqu'il y eût un peu d'obscurité dans ses phrases, il n'en faisait pas moins jaillir assez souvent des jets de lumière qui dissipaient le nuage, et on était tout étonné de la finesse et de la justesse de ses explications, ainsi que de l'importance du fait qui en faisait le sujet.

Sa voix était grêle et presqu'éteinte, et ses yeux, comme ceux de Bourdaloue, dans sa chaire apostolique, demeuraient à demi-fermés lorsqu'il discourait, ce qui était dû probablement, à sa grande timidité. J'ai reçu souvent les confidences des tortures morales et physiques que lui faisait éprouver l'approche d'une leçon qu'il devait donner en présence d'un public nombreux ; je ne comprenais pas bien alors sa peine ; mais, plus tard, en proie moi-même à une incroyable timidité, j'ai deviné toute sa souffrance.

Ce savant, dont le mérite n'avait pu échapper à la juste appréciation de Napoléon, et qui avait ses entrées à la Malmaison, est cependant le seul des illustrations scientifiques, qui n'ait pas été élevé en dignité ; un bout de ruban rouge attaché à sa boutonnière a été l'unique récompense de son mérite. Bonaparte, qui connaissait si bien les hommes, avait-il compris que la place de Vauquelin était marquée autour de ses fourneaux, et que c'était là seulement qu'il était appelé à rendre de grands services ?

Sa promotion à la Chambre des députés apporta une grande lacune dans les travaux de l'illustre chimiste ; une perte prématurée dont il ne s'est jamais consolé, celle de son intime ami Fourcroy, fut pour lui un grand sujet de deuil et de découragement ; une profonde mélancolie, qui l'accompagna jusqu'au tombeau, s'était emparée de lui, et la chimie eut à déplorer, presque en même temps, la perte de deux savants qui avaient si fort contribué à ses progrès.

Les jours où Fourcroy n'était pas remplacé, j'avais le précieux avantage de causer avec Monge, qui venait se chauffer à mes fourneaux, en attendant l'arrivée du brillant professeur, pour le talent duquel il était toujours en admiration. On le voyait, pendant la leçon, manifester son contentement par un claquement de main à la sourdine, de crainte d'interrompre l'habile discoureur par un applaudissement trop bruyant, qui n'aurait pas manqué d'être aussitôt suivi de celui des élèves, qui avaient pour ce que faisait et disait Monge, un enthousiasme qui allait jusqu'au fanatisme. Sa grosse tête offrait toutes les protubérances exigées et décrites par le docteur Gall, pour être un homme de génie, et il le fut en effet, sans qu'il faille inférer de là qu'il dût à cette cause cette rare prérogative.

Sa physionomie offrait quelque chose d'un peu farouche ; ses yeux noirs, enfoncés dans leurs orbites, et ses manières brusques, auraient pu le faire soupçonner d'un peu de dureté de coeur ; et cependant jamais créature au monde ne fut plus aimante, plus sensible, ni plus indulgente. J'ai pu souvent juger de cette dernière qualité chez lui ; je n'en citerai qu'un seul exemple : ceux qui l'ont connu doivent se rappeler qu'il était grand priseur, et que le haut de son gilet avait toujours la bonne part de sa prise de tabac. Chaque fois qu'il ouvrait sa tabatière, il m'en offrait, sans se souvenir que je n'en prenais pas ; mais mon garçon de peine, qui dévorait le sternutatoire du nez et des yeux, s'approchait aussitôt de la tabatière et y plongeait ses doigts crasseux ; l'illustre savant, sans s'offenser de cette extrême liberté, se contentait de me regarder en souriant. Mes représentations pour corriger mon subordonné avaient toujours échoué, et il recommençait cette inconvenance toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Un jour, Monge, pour se divertir lui serra si adroitement les doigts avec le couvercle de la tabatière, que le priseur mal avisé, ne fut pas tenté d'y revenir. Le grave géomètre riait, comme un enfant, de son espièglerie. La joie, de même que les pleurs, est de tous les âges et de toutes les conditions.

Monge possédait, au plus haut degré, le don de l'enseignement ; les images, pleines de chaleur et de vérité, dont il faisait fréquemment usage dans ses savantes leçons, contribuaient beaucoup à faire comprendre les faits et à les graver dans la mémoire de ses élèves. Ses ouvrages scientifiques, surtout sa Statistique et sa Géométrie descriptive, l'ont placé au premier rang des savans de l'Europe. L'Empereur avait beaucoup de prédilection pour son grand savoir, et de bienveillance pour son excellente personne. De son côté, le dévoûment du savant géomètre, son enthousiasme et son admiration pour le grand homme, étaient sans bornes. Lorsque celui-ci revint de l'île d'Elbe, aux acclamations du peuple et de l'armée, Monge se présenta à l'illustre proscrit, les bras croisés sur la poitrine, sans proférer une parole, et dans un état d'extase qui peignait à la fois sa surprise et sa joie d'un événement aussi extraordinaire ; il n'eut que la force de tomber aux pieds du triomphateur, qui le releva en l'embrassant.

La dernière fois que j'ai eu l'avantage de voir ce savant, ce fut au retour du vainqueur de l'Egypte, à la fortune duquel il s'était attaché, ainsi que Berthollet. Ils avaient obtenu tous deux l'insigne faveur de rentrer avec lui en France, en partageant ses dangers. Ma petite ville ayant possédé pendant quelques heures ce grand hôte inattendu, je dus à la protection de ces deux savans l'avantage de saluer le libérateur de la France ; qui pourrait peindre la joie et les émotions des tendres mères, en apprenant de sa bouche même des nouvelles de leurs chers enfans, qui avaient combattu et vaincu sous ses drapeaux, dans les sables brûlants de désert !

Monge, parvenu au faîte des grandeurs, comblé de l'amitié et des faveurs de Napoléon, n'en conserva pas moins ses mœurs simples et douces ; il continua à vivre au milieu de ses élèves qu'il affectionna tendrement, et mourut, en quelque sorte, dans leurs bras ; ils accompagnèrent le cercueil de ce patriarche de la géométrie transcendante à sa dernière demeure, et arrosèrent sa tombe des larmes de la douleur et de la reconnaissance.

Mon laboratoire étant voisin de celui de Guython-Morveau, qui professait à l'école un cours de minéralogie, j'ai eu de fréquentes occasions de me trouver avec ce savant que j'avais déjà connu, lorsqu'il était membre du Comité de salut public ; assez souvent il venait m'emprunter des instrumens ou des matières dont il avait besoin, et parfois aussi me requérir pour lui dresser un appareil, lorsque son préparateur était absent ; ce que je faisais avec empressement, puique c'était pour moi une occasion de plus de m'instruire auprès de cet habile chimiste.

Sa taille était courte ; sa figure, colorée et légèrement bourgeonnée, était spirituelle et un peu satirique ; elle offrait, en cela, quelque ressemblance avec celle de Laharpe ; ses petits yeux, bleus et pétillans, étaient constamment recouverts d'une bésicle verte, et sa voix un peu criarde. Il discourait avec une étonnante facilité, et pouvait, à bon droit, parler de toutes choses. La variété de ses connaissances l'empêchait d'apporter de la méthode dans ses leçons, qui ressemblaient un peu à des conversations décousues, et il était rare de le voir achever un sujet sans être aux prises avec un autre ; c'était chez lui un laisser-aller, un zigzag dans son débit qui empêchait l'élève le plus attentif de le suivre, et le privait en partie du fruit de ses doctes conférences. C'est principalement à lui que le chimie est redevable de l'heureuse réforme qu'elle a subie dans son langage, à l'époque de Lavoisier.

Mon séjour à l'Ecole polytechnique me procurait aussi l'avantage de me rencontrer avec l'érudit Chaussier, qui y occupait la place de médecin ; l'Ecole de santé de Paris l'a compté au nombre de ses professeurs les plus distingués ; les jours de ses leçons, l'espace manquait dans l'amphithéâtre ; son désintéressement était si grand, qu'il est mort pauvre avec une nombreuse clientelle.

Mes occupations me laissaient assez de loisir pour consacrer quelques momens à des expériences de recherches et à quelques écrits de peu d'importance. Le premier Mémoire qui fut le fruit de ces investigations, et que je lus dans l'une des séances de l'administration de l'Ecole, composée des premiers savans, avait pour objet de faire connaître la cause des différences qui existent entre les acides nitrique et nitreux. Cette lecture fut écoutée avec bienveillance et sans doute aussi avec quelqu'intérêt, puisque j'entendis, de la bouche du plus grand géomètre de France, et peut-être de l'Europe, l'immortel Lagrange, ces paroles flatteuses qui vibrent encore à mes oreilles : «Il y a du bon dans ce Mémoire ».

Quelques jours après, il fut inséré dans le Journal des Mines, par les soins officieux de ce savant. Il me serait difficile d'exprimer toute la joie que me fit éprouver cette louange accordée à ces prémices de mes travaux par un homme, dont la simplicité et la modestie égalaient le profond savoir ; elle fut pour moi un grand encouragement, et, par la suite, j'ai rempli quelques lacunes des annales de chimie de mes minces productions. J'avais le goût des recherches, de l'assiduité et même de l'obstination pour le travail qu'elles exigent ; mais je n'avais pas ces aperçus lumineux qui le rendent productif. Une connaissance essentielle qui les résume toutes, celle des mathématiques, me manquait ; et, quoique l'aveu en soit un peu pénible, je suis forcé de convenir que mon savoir, dans la science du calcul, n'a jamais dépassé les quatre règles et un peu d'algèbre ; peut-être pourrais-je me décharger d'une partie de ce tort sur les vices de l'ancien système de l'instruction publique, dans lequel l'enseignement des mathématiques était presqu'entièrement négligé.

Lorsque j'eus appris que mon Mémoire avait obtenu les honneurs de l'impression, par l'extrême obligeance de Lagrange, j'allai lui faire une visite de remercîment ; les seules paroles qu'il m'adressa furent celles-ci : « Z'ai lu attentivement votre Mémoire, et ze me suis empressé de le remettre au rédacteur du Zournal des Mines, pour y être inséré. ». Je le remerciai respectueusement, et je me retirai. La distance, qui me séparait de lui, était trop immense pour hasarder quelques mots sur sa haute science.

La vie et les mœurs de ce savant étaient extrêmement simples ; il lui arrivait assez souvent d'associer les jeux de l'adolescence aux méditations les plus sérieuses, et il passait de ces distractions enfantines aux plus hautes conceptions de l'entendement humain. L'empereur, qui faisait grand cas de son savoir et de sa personne, se plaisait à lui adresser assez souvent diverses questions sur des sujets graves, dans lesquels il désirait connaître la profondeur et l'étendue de sa pensée. Une fois, il lui demanda ce qu'il pensait de Dieu ? le grand philosophe lui répondit, avec sa prononciation d'enfant : « Zolie hypothèse avec laquelle on explique bien des sozes. »

J'eus plusieurs fois l'occasion de me rencontrer avec Lagrange, qui avait la bonté de s'apercevoir de ma personne, chaque fois que j'étais appelé par l'administration, dans ses séances, à lui donner des renseignements concernant les attributions de ma place. Cet accueil bienveillant de la part de ce savant est celui de mes souvenirs, qui s'offre encore aujourd'hui avec le plus d'orgueil à ma pensée.

Nous occupions, ma femme et moi, un appartement dans une des ailes du palais Bourbon, en face d'un joli jardin ; ce logement, propre et commode, avait été disposé et agencé exprès pour nous, et ce qui nous le rendait encore plus agréable, c'était son voisinage du seul ami que j'eusse alors à Paris, et dont l'esprit, les connaissances, l'excellent cœur et l'enjouement faisaient oublier l'extrême pétulance. Il était alors adjudant employé à l'état-major du génie, répétiteur et sous-bibliothécaire de l'Ecole ; il eut le bonheur, dans le moment de la réaction, après la chute de Robespierre, de donner un refuge à Carnot, à ce grand caractère chez qui l'amour de la liberté était, comme dans les temps antiques, rude, austère, et capable de toutes les vertus civiques. Son vote de la mort du roi a été l'erreur de sa conscience ; ce fut, pour lui, un acte de sévère justice qui rappelle le douloureux sacrifice de Brutus.

La bonne et spirituelle sœur de mon ami, aujourd'hui épouse de l'un des plus anciens et des plus recommandables conseillers-d'état, faisait aussi l'unique société de ma femme ; mais avec elle on pouvait, sans connaître l'ennui, se passer de toute autre ressource.

Nous nous réunissions tous les soirs après le souper, chez nos deux amis ; quelques élèves de l'école se joignaient à nous : le plus grand abandon, sans licence, régnait dans nos joyeux entretiens ; il s'en trouvait, parmi nous, qui exécutaient des scènes de mimologues dans lesquelles ils faisaient figurer alternativement quelques-uns des dignitaires de l'Ecole, avec tant de vérité qu'on croyait les voir et les entendre; nous possédions, pour cela, un petit magasin de costumes qui complétaient l'illusion. La veillée se terminait, le plus souvent, par un concert voco-instrumental à écorcher les oreilles, ce qui achevait de mettre le comble à notre hilarité. Combien de fois nous avons regretté ces délicieuses soirées ! S'il arrive que ce livre tombe sous les yeux de ces deux amis, ils devineront, sans doute, celui qui l'écrit, et prendront part à ces doux souvenirs.

Notre éloignement des théâtres ne nous permettait que bien rarement le plaisir du spectacle ; je m'en dédommageais en déclamant, dans nos réunions, quelques tirades de tragédie ; c'était mon écot, là où les autres payaient le leur avec la monnaie de leur esprit.

De fréquentes promenades sur le boulevard des Invalides, la lecture de quelques ouvrages de choix dont la bibliothèque de l'Ecole était abondamment pourvue, et surtout l'étude de la musique, contribuaient à remplir agréablement nos moments de loisir. Ma femme apprenait à pincer de la harpe, et moi, malgré mon manque de disposition, j'avais un maître de basson. Lorsque nous voulions nous essayer à faire de l'harmonie, nos instrumens se ressentaient rarement de notre accord : l'un pinçait la corde en dièse, l'autre jouait en bémol ; c'était une véritable cacophonie. Nous ne pûmes nous procurer des maîtres un peu plus habiles qu'en payant leurs cachets avec de la farine : l'argent n'aurait pu les tenter ; mais, avec un boisseau de froment, nous aurions pu avoir pour professeur la fauvette de l'époque, le vaniteux Garat. Mon bon père qui, avec raison, craignait pour nous les effets de la famine, nous avait approvisionnés, mais malheureusement trop tard, de plusieurs sacs d'une farine de choix, qui se convertit presqu'entièrement en notes de musique.

Hélas ! ces innocentes joies ne devaient pas durer. J'appris la mort de mon père presqu'aussitôt que sa maladie, et je fus privé de la triste consolation de lui fermer les yeux ; mon chagrin fut du désespoir. Ceux qui ont connu les douceurs de la vie domestique comprendront seuls la douleur d'un fils qui, au moment d'une séparation, peut-être éternelle, n'a pu recevoir de son père mourant la bénédiction et le pardon qui, dans cette heure solennelle, sont ceux de Dieu même. Si quelque chose peut adoucir l'amertume d'aussi cuisans regrets, c'est l'espoir que la mort ne brise pas tous les liens qui attachent à la terre, et que, du sein de l'éternité, ceux qui nous furent chers veillent encore sur nous, lorsque nous les implorons. La prière n'est-elle point la chaîne qui nous fait correspondre avec ceux qui ne sont plus ? rien n'est plus consolant que la pensée de leur douce et mystérieuse assistance.

Les savans et les personnages de marque auxquels se rattachent mes souvenirs n'existent plus, leur renommée seule vit encore l'impitoyable mort a promené sa faulx sur toutes ces têtes qui furent l'ornement et la gloire de la France savante. Cet esprit qui, durant leur vie, s'est si fort et si fructueusement agité, se repose-t-il dans la paix des tombeaux ? quelle sera la durée de ce sommeil ? Ce flambeau du génie, qui a fait briller les jours de tant d'hommes illustres, serait-il éteint pour jamais ? Je m'arrête devant cet abîme de l'avenir que l'œil le plus perçant ne saurait sonder.

Le rôle que plusieurs d'entr'eux ont rempli dans le monde politique, les décorations, les places éminentes et la fortune dont ils ont été rassasiés, sous l'empire, leur transformation, enfin, en hommes d'état, ont été peu utiles à leur gloire, et ont porté un grand préjudice aux sciences ; presque tous ont sommeillé mollement dans leurs chaires curules, et leur indifférence, au sein des grandeurs, pour les progrès de l'esprit humain, a fait vivement regretter l'époque où une noble émulation et une heureuse rivalité, auxquelles étaient admis les savans étrangers, faisaient faire à la science des pas de géant. On se souvient encore avec orgueil qu'un savant chimiste anglais, Cavendisch, ayant annoncé à Berthollet la nouvelle de sa brillante découverte des principes constituants de l'acide nitrique, le chimiste français lui fit savoir, par le retour du courrier, qu'il venait de décomposer l'ammoniaque, et acquitta ainsi, au nom de la France, cette lettre de change scientifique.

C'est envers les célébrités de l'Institut que Napoléon s'est montré prodigue de places et d'honneurs (Le titre que Bonaparte ambitionnait le plus, après celui de conquérant, était le titre de membre de l'Institut (Mémoires de M. Arnault)). Les artistes et les hommes de lettres ont eu moins de part à la munificence de ce dispensateur de toutes les récompenses ; parmi les peintres célèbres favorisés ont surtout figuré ceux dont la souplesse du pinceau adulateur se plaisait à retracer et embellir ses grandes actions ; dans le nombre des hommes de lettres distingués qui ont eu également part aux faveurs, se sont fait remarquer ceux dont l'encens littéraire était toujours prêt à fumer au pied de l'idole, pour achever de l'enivrer. Les basses et dégoûtantes flatteries de quelques-uns de ces derniers ont fait peu d'honneur à leur caractère. Une louange outrée est aussi préjudiciable aux hommes de pouvoir, qu'une critique juste et sévère leur est profitable, et peut-être que, sans cette coupable condescendance à tout admirer et à tout approuver, le colosse serait encore debout. Le dévergondage littéraire a été porté alors à un tel point de démence, que l'un des plus recommandables des sénateurs, par sa belle âme, la noblesse et le courage de son caractère, son talent d'orateur et d'écrivain, n'a pu se défendre de la contagion, en adressant à Napoléon deux discours (1806 et 1809) où l'on remarque ces passages : « Vous être le seul grand homme ; le pacificateur l'emporte encore sur le guerrier ; qui pourrait rester insensible à tant de merveilles, à tant de hauts faits, dont un seul suffirait, sans doute, à l'immortalité d'un homme, et même à l'éclat d'un siècle ? » On voit avec peine que des hommes, doués d'ailleurs de tant de qualités, aient pu oublier leur dignité et méconnaître les convenances au point de dépasser, dans leurs harangues adulatrices, toutes les bornes de la pudeur. N'a-t-on pas vu un préfet oser écrire que « Dieu, après avoir fait Napoléon, se reposa » ?

Bien peu de savans et d'hommes lettrés, parvenus au faîte de pouvoir, y ont figuré d'une manière remarquable. La nature a assigné d'avance à chacun la place qu'il doit occuper. La science de bien gouverner est une science à part, qui ne s'apprend pas dans les livres et qui, presque toujours, est incompatible avec les autres études ; elle est peut-être autant le fruit d'un heureux instinct et de l'inspiration, que celui de la méditation. Napoléon n'a été ni savant, ni littérateur, dans l'acception du mot, et cependant quel homme a su mieux que lui porter le sceptre, et faire mouvoir avec habileté tous les ressorts d'un grand état ? Machiavel, avec tous ses systèmes et ses maximes sur les gouvernemens, n'aurait été, peut-être, qu'un faible potentat. »


Emmanuel GRISON