A un journaliste, R. Peyronnet de Torres, qui demandait à Albert Caquot : " Quelle est, Monsieur le Président, la conclusion philosophique de votre vie ? ", il répondit : " La faculté d'oubli des hommes ".
Effectivement, un de ses anciens élèves, Jean-Édouard Goby (promotion 1931 de l'École des Ponts), écrivit à l'auteur du présent livre le 4 décembre 1976, quelques jours après la mort d'Albert Caquot : " Au cours du mois de novembre 1976, quatre personnes illustres de notre pays ont disparu : un acteur de cinéma [Jean Gabin], un écrivain à qui l'aventure réussit, un maire d'une métropole, un ingénieur qui appliqua son génie à deux branches différentes de la technique. On a beaucoup parlé des trois premiers, mais à peine du quatrième. "
Et pourtant, si l'on en croit le proverbe arabe " On n 'emporte d'ici bas que ce qu'on y a donné ", Albert Caquot était parti très chargé. Mais il n'avait jamais cherché la célébrité et, en 1947, en prononçant l'éloge du colonel Renard, pionnier de l'aérostation, à l'occasion du centenaire de sa naissance, il avait rappelé cette réflexion du physicien Arsène d'Arsonval : " Le plus grand sacrifice qu 'un savant puisse faire à son Pays, ce n 'est pas de lui donner son sang, c'est de lui donner ses idées et ses travaux sous le voile de l'anonymat. " [cf. Les Ailes, n° 1.147 du 24 janvier 1948, p. 4.]
Pour avoir vécu près de lui dans le cadre familial et amical qu'il aimait tant, il semble que le père, le grand-père, l'ami est encore là, celui, toujours disponible, qu'on peut déranger au milieu des calculs les plus compliqués, pour le plus petit problème : quatre générations réunies tissaient un pont entre le passé, dont il était le témoin, et l'avenir.
Atteint d'un infarctus du myocarde à 78 ans, il s'était imposé une discipline de vie stricte, mettant en échec son médecin, le Professeur Soulié, qui avait prévu pour lui une survie de cinq ans. Celle-ci fut de 17 ans. Voyons là un exemple réconfortant pour ceux qui connaissent cet accident de santé. Avant même cet infarctus, sa vie familiale avait toujours été guidée par deux principes : travailler pour les autres et limiter ses besoins par une vie d'une grande simplicité. Ses dépenses principales se centraient sur ses visites en librairies ou quincailleries bien achalandées, pour choisir avec soin des cahiers d'écoliers, de multiples crayons ou des outils ingénieux.
Il y avait chez lui une impossibilité physique à détruire un quelconque papier ou une enveloppe. Il espérait toujours pouvoir le retrouver et, pour se plonger plus rapidement dans le nirvana des chiffres et le rêve des épures, il laissait les papiers s'amonceler autour de lui et dans les tiroirs de son grand bureau. On y trouvait en bon voisinage les tables numériques de Barlow, une note de plombier, l'annuaire des longitudes, une lettre de la Sécurité Sociale et l'exposé des travaux scientifiques d'un candidat à l'Institut.
Toute cette sédimentation s'accomplissait au gré des allées et venues du facteur et de ses visiteurs, et aboutissait à des murailles de papier, derrière lesquelles on l'apercevait, entouré de dizaines de crayons et pointes Bic, penché vers une courbe savante. Vêtu de façon semblable et aussi chaude, hiver comme été, chaufferette aux pieds, il ne consentait à éteindre celle-ci que lorsque l'été s'était bien installé. Et si sa femme ou sa fille lui représentait que ces énormes tas de papier, s'accumulant un peu partout, menaçaient de rompre guéridons et étagères, il effectuait une grande purge. Les tas disparaissaient dans des serviettes multiples ou quelques valises secrètes.
Albert Caquot s'attelait obstinément à des oeuvres de haute envolée, mais savait également effectuer des tâches manuelles simples ou difficiles, telles que la réparation du vélo d'un arrière-petit-fils, comme autrefois des machines agricoles de sa ferme natale. Il " remettait sur le métier cent fois son ouvrage " jusqu'à ce qu'il ait entièrement abouti. Sur sa table traînaient des règles à calcul, dont il avait une importante collection, et des petites calculatrices, qu'il laissait allumées de jour comme de nuit...
Au gré des grandes réunions familiales ou des plus simples, à Paris, à Vouziers, à Saint-Énogat, réunions qu'il appréciait tant, il était saisissant de l'entendre évoquer, rarement d'ailleurs, certains souvenirs.
" J'ai vécu dès mon plus jeune âge entraîné dans l'évolution rapide de la société et pourtant mon enfance est toute proche de l'antique façon de labourer, de moissonner, de se nourrir, des mœurs des paysans sous Louis XVI. "
Comment ne pas s'enchanter à l'entendre raconter la cuisson de la galette au lard dans la chaleur retombée du four après la fournée de pains, l'entendre parler du saloir et de l'attelage des huit magnifiques bœufs se découpant sur la ligne d'horizon, ou dire sa passion pour le jouet entre tous, " sa boîte à outils ".
Qui dira comme il savait accueillir chacun, se placer au cœur de ses problèmes, écoutant, mot si vrai mais curieux quand on imagine combien sa surdité eût pu dresser un mur entre lui et visiteurs, amis ou enfants. Les petits défauts d'un grand homme sont souvent attachants pour ses disciples : il entendait étonnamment bien les conversations scientifiques et perdait subitement l'audition pour des propos critiques concernant ses projets d'envergure. C'était le cas lorsque ses petits-enfants, adeptes de la navigation dans la baie du Cotentin, venaient, avec respect, lui souligner la beauté et le caractère sauvage des îles Chausey. Mais, quelques jours après, sans liaison apparente, il aimait à souligner les progrès énormes depuis Louis XIV dans la technique des écluses et la brièveté actuelle de leur franchissement.
Nombreux sont les élèves, inventeurs, jeunes ingénieurs et chercheurs qui lui ont demandé conseil. Il se montrait d'une bienveillance extrême. Sa générosité et son goût d'instruire et de convaincre, conjugués avec sa bonté naturelle, lui faisaient accueillir toutes les demandes, donner des conseils, toujours désintéressés, à tous ceux qui les sollicitaient.
Albert Caquot avait longuement médité sur le fait que Pasteur, modèle de tout homme de science, paralysé du côté gauche à 46 ans, avait accompli alors ses plus fécondes découvertes. Combien de silhouettes chères dont il retraçait la vaillance, le rôle de précurseur : Le Brix, le Colonel Renard, Farman, Voisin, Birkigt, Louis Bréguet, Eiffel, Auguste Perret. Il sortait même de sa réserve habituelle pour parler avec feu de l'admirable inventeur de moteurs, Clerget. Celui-ci avait construit une immense usine pour les besoins de l'aviation en 14-18 et, une fois réglées ses redevances à un fisc dévorant, il partit la tête haute avec, pour toute fortune, sa boîte de compas.
A la sortie de l'église de Saint-Enogat, il avait quelque peu scandalisé certains fidèles. Ayant entendu ces paroles : " l'homme insensé qui ne met pas en pratique les paroles du Christ est comme celui qui a construit sa maison sur le sable, elle s'est écroulée ", il crut nécessaire de souligner que l'apôtre Mathieu n'avait pas des connaissances suffisantes en résistance des sols et que le sable est un fort bon terrain de fondation.
Du reste, personne ne pouvait l'accuser d'aller sur les chemins de la routine. Courageux et souvent seul, il témoigna en faveur de Marcel Dassault sous l'occupation et d'André Coyne au moment du terrible accident du barrage de Malpasset.
Son élixir de jouvence était cet enthousiasme gardé intact pour tout ce qui se passait de nouveau dans l'avancée de la science.
A 95 ans, il écrivait de sa main la lettre ci-après à Pierre Londe, Président du Comité Français des Grands Barrages. Elle montre, avec une fermeté d'écriture assez exceptionnelle, combien il s'intéressait à l'actualité. Il s'agissait de la rupture récente d'un grand barrage aux U.S.A.
L'écriture est la même que celle du jeune ingénieur des ponts et chaussées à Troyes. Elle traduit vitalité et lucidité. Roger Coquand, Vice-Président du Conseil Général des ponts et chaussées, retraçant sa vie dans le grand amphithéâtre de l'École nationale des ponts et chaussées, qui désormais porte son nom, le soulignait : " Parmi toutes les grâces qui furent accordées à cet homme exceptionnel, la plus précieuse fut peut-être qu'au soir de sa longue vie, il n 'eût pas de crépuscule ".
Il avait parlé de son barrage de la baie du Mont-Saint-Michel à la télévision moins d'un mois avant sa mort. Et l'on retrouva dans sa correspondance une lettre écrite l'avant-veille de sa mort, le 25 novembre 1976, par un auditeur qui l'avait admiré et qui exprimait le vœu que la France puisse l'admirer centenaire toujours à son service...
"Au cours de l'ultime entretien dont il me fit très récemment l'inestimable honneur, écrivit Maurice Roy, son collègue à l'Académie, début 1977, je ne pus qu 'admirer son génie de la création et de la réalisation... En sa 96ème année, ce génie restait aussi lucide et précis qu 'il m'avait été donné de l'admirer pour la première fois 49 ans plus tôt. Ce grand serviteur de son pays et de ses compatriotes reste vivant en de très nombreuses et admiratives mémoires. "
Albert Caquot a désiré dormir de son dernier sommeil en terre bretonne, de même âge géologique que le vieux socle des Ardennes dont il est issu. Il repose à l'ombre d'un petit cimetière militaire très émouvant, tout près de ce fjord de Rance où son intervention avait été décisive, à quelques pas aussi de sa villa de Saint-Enogat d'où il contemplait le va-et-vient des marées.
Le R.P. François Russo (1909-1998 ; X 1929), s.j., célébra la messe à Saint-Honoré-d'Eylau.
Deux de ses petits-enfants lurent quelques passages de l'épître et de l'évangile de Saint Jean que commenta le célébrant : " Pour porter du fruit, le grain doit mourir, c'est-à-dire qu'il nous faut mourir nous-mêmes et nous donner aux autres si nous voulons vivre vraiment ".
" Vous tous qui êtes ici rassemblés, qui l'avez rencontré, connu en des moments différents de sa longue vie, qui avez collaboré avec lui dans des entreprises très diverses, aérostiers dont le fanion évoque ici les glorieux souvenirs et vieilles tiges de la première guerre mondiale, collaborateurs, élèves qui avez bénéficié de son enseignement, de ses conseils, confrères de l'Institut, les siens dont il fut si proche, vous tous, chacun, à votre manière, vous diriez d'Albert Caquot cette même chose que j'exprime ici comme votre porte-parole : Albert Caquot a vécu conformément à ces appels de Saint Jean que nous venons d'entendre. Il a compris que la vie ne valait que si elle était donnée. Il a consacré sa vie aux autres. Il a été attentif aux autres, tout spécialement à ceux qui étaient en difficulté. Combien nombreux sont ceux qui ont bénéficié de sa bonté, ceux dont il a été le bienfaiteur. Et la vie d'Albert Caquot fut donnée aux grandes causes. Donnée à la France en danger quand, durant la première guerre mondiale, il fit faire des progrès décisifs à l'aérostation, n'y cherchant aucun avantage personnel. Quand, ensuite, à trois reprises, répondant à l'appel des plus hautes instances alors que la nation connaissait des heures si difficiles, il mit sa compétence, sa lucidité, son intelligence exceptionnelle, son sens de l'efficacité au service de notre aviation.
Il est un autre trait d'Albert Caquot que je voudrais évoquer parce qu'il est d'une haute signification humaine et que, dans la perspective plus profonde de la foi chrétienne, il apparaît comme une éminente vertu, c'est son intégrité, son honnêteté au sens le plus radical de ces termes. Albert Caquot fut un homme de devoir, un homme du devoir accompli jusque dans ses derniers achèvements et il fut aussi un homme de justice, un homme qui ne pouvait supporter les situations troubles, qui ne tolérait pas l'iniquité. Évoquant ces tous derniers jours ses souvenirs de jeunesse devant celui qui les a recueillis avec tant de dévouement, il rappelait sa vie à Polytechnique, notant une observation qui pourra faire sourire mais à laquelle j'ai été sensible étant ancien élève de cette même école, qu'il y avait trouvé une " justice absolue " du fait que l'uniforme y effaçait les différences de condition sociale.
C'est tout cela qui nous unit dans cette Messe offerte pour Albert Caquot au moment où nous lui disons adieu. "
A la sortie de l'église, le Ministre des Armées fit rendre les honneurs militaires à la dépouille mortelle de celui qui était l'un des plus anciens haut-dignitaires dans l'Ordre de la Légion d'Honneur.
Quittant Paris à destination de la Bretagne, le cortège funèbre marqua un temps d'arrêt sur le barrage de la Rance où l'attendait une délégation d'EDF Au cimetière de Dinard, devant les représentants du gouvernement et de la commune, l'abbé Brunet, curé de sa petite paroisse de Saint-Énogat, rappela qu'en avant-propos de l'un de ses livres, Pierre Termier, membre de l'Institut, écrivait ces mots que le défunt aurait pu prendre à son compte :
" J'ai exalté la beauté de la science, de toutes les sciences et présenté la vocation de savant comme l'un des plus enviables appels qui puissent retentir à l'oreille d'un homme...
J'ai chanté un hymne, qui constamment monte à mes lèvres quand je contemple les splendeurs de la création, ou quand je réfléchis au merveilleux développement de la condition humaine ".
Il repose à côté de sa compagne fidèle et de sa fille unique ; sur la dalle funéraire ont été scellées les deux palmes des Associations des Vieilles Tiges et des Vieilles Racines.
Une forte tempête était annoncée et ce fut sous un ciel menaçant que le cercueil fut descendu dans le caveau. La tempête se leva dans la nuit, mais les sifflements du vent n'empêchèrent pas tous ceux qui l'avaient connu de l'accompagner par une pensée fervente et d'égrener, au cours de sa première nuit de cimetière, le chapelet de leurs souvenirs.