Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.
Si toute l'ambition d'un homme de science devait se borner à recueillir, de son vivant, la plus grande somme de témoignages glorieux, il serait exact de dire que, dans ce siècle, peu de destinées ont été aussi enviables que celle de Jean-Baptiste Biot. Associé à l'enseignement dès son entrée à l'Ecole, chargé tout aussitôt des missions les plus importantes, membre de l'Institut avant l'âge de vingt-neuf ans, appelé à occuper tour à tour les principales chaires de l'Etat, recherché par toutes les Sociétés savantes du monde, il ne devait être atteint par la mort qu'au terme de sa quatre-vingt-huitième année, ayant conservé jusqu'au bout la plénitude de ses facultés, après avoir appartenu, avec des droits incontestables, à trois des Académies de cet Institut de France, dont il était devenu le doyen vénéré.
Tant d'honneurs n'avaient rien que de légitime; car les services rendus au pays par Biot étaient de ceux que les contemporains doivent récompenser. Seulement la postérité, qui mesure sa dette envers les hommes à la grandeur ou à la portée future de leurs œuvres, n'est pas toujours tenue de respecter, autour des figures qu'elle conserve, tout l'éclat dont on s'était plu à les revêtir. Assurément Biot doit continuer à nous apparaître comme un des savants qui ont fait honneur à la France; mais il est permis de garder à son endroit plus de modération dans l'hommage, au profit de ceux qui, moins comblés durant leur vie, ont cependant laissé dans la science une trace plus profonde. Pour être ainsi amoindrie, sa part demeure encore assez belle.
Né à Paris, le 21 avril 1774, Biot, après de brillantes études, s'engagea en 1792 comme canonnier volontaire au bataillon de la Seine-Inférieure, avec lequel il prit part à la bataille d'Hondschoote. Cette épreuve du métier des armes fut de courte durée et, rentré à Paris, le canonnier devenait, le 8 janvier 1794, élève des Ponts et Chaussées. Dès la création de l'Ecole Polytechnique, sa place se trouva marquée dans la nouvelle institution, non seulement comme élève, mais comme moniteur. Aussi fut-il l'un des vingt-cinq premiers chefs de brigade désignés par le suffrage des camarades. Bien lui prit d'avoir su rapidement conquérir l'estime de Monge; car, au 13 vendémiaire, l'intervention du grand géomètre sauva l'imprudent jeune homme, qui s'était laissé entraîner avec les sections à l'attaque de la Convention.
En octobre 1795, il rentrait à l'Ecole des Ponts et Chaussées, pour devenir, en 1797, professeur à l'Ecole centrale de Beauvais. Deux ans après, nommé examinateur d'admission à l'Ecole Polytechnique (fonction qu'il conserva jusqu'en 1806), il entrait en relations avec Laplace, par l'offre d'assister l'illustre géomètre dans la correction des épreuves de la Mécanique céleste. Au cours de ce travail, Biot trouva une méthode nouvelle pour résoudre un difficile problème de Mathématiques, autrefois abordé par Euler. Sans lui dire que, bien des années auparavant, lui-même avait découvert cette solution, qu'il gardait, sans la produire, dans l'espoir de la rendre un jour plus complète, Laplace, avec une délicatesse exquise, voulut que son jeune collaborateur en conservât aux yeux du monde tout le mérite. Sous ses auspices, la solution fut exposée devant l'Institut, dans une séance à laquelle assistait le général Bonaparte, qui lui-même fut désigné parmi les commissaires chargés de l'examen du Mémoire (Le récit de cet épisode a fourni quelques pages charmantes dans les Mélanges scientifiques et littéraires de Biot, I, p. 91). Aussi Biot, félicité par tous les géomètres, se voyait-il confier, à vingt-six ans, la chaire de Physique mathématique au Collège de France. Là, il excitait l'étonnement par son aisance à manier tour à tour la Physique, l'Astronomie, la Chimie et les Mathématiques. La même année, la section de Géométrie le choisissait comme associé, c'est-à-dire comme correspondant; enfin, le 11 avril 1803, avant que ses vingt-neuf ans eussent sonné, le titre de membre de l'Institut récompensait une activité scientifique dont l'exubérance allait s'affirmer encore par treize mémoires lus en séance dans l'espace de quelques mois.
L'entrée de Biot à l'Académie des Sciences marque, dans l'histoire de l'École Polytechnique, une date mémorable ; car c'était la première fois que la savante Compagnie se trouvait en mesure d'ouvrir ses portes à un ancien élève de cette Ecole, fondée sous ses auspices. L'âge de l'élu disait assez avec quelle bonne volonté l'Académie accordait à l'institution nouvelle ce témoignage si flatteur, bientôt complété par d'autres.
Cependant, les titres purement scientifiques ne suffisaient pas à Biot. Il voulut prouver qu'il était en même temps écrivain et, dans cette année 1803, il publia son Essai sur l'histoire générale des Sciences pendant la Révolution française, œuvre où circule un souffle généreux, qui se montrera beaucoup plus contenu dans les productions ultérieures de la même plume. Biot y plaidait en faveur de l'union étroite des sciences et des lettres, union qu'il a toujours pratiquée.
Revenu de son incartade du 13 vendémiaire, Biot n'a cessé de blâmer l'immixtion des hommes de science dans les choses de la politique. C'est à ce titre qu'il protesta contre le vote que l'Institut était appelé à émettre au sujet de l'établissement de la dignité impériale. Onze ans plus tard, il devait refuser son adhésion à l'Acte additionnel. En 1804, Biot prit part à la célèbre ascension en ballon de Gay-Lussac. Devenu, en 1806, astronome-adjoint au Bureau des Longitudes, il partit pour l'Espagne avec Arago, dans le dessein de relier les Baléares au continent et de prolonger ainsi la grande mesure géodésique interrompue par la mort de Méchain. Les longs et patients travaux de cette triangulation, auxquels son compagnon s'adonnait avec toute la fougue de son énergique tempérament, n'absorbaient pas tellement Biot qu'il ne trouvât du temps pour écrire quelques descriptions assez gracieuses, et ne sût porter « une attention tout humaine aux mœurs des populations (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 5 février 1857) ». Revenu seul, un peu rapidement, de cette campagne où Arago allait courir de nouveaux dangers, il repartit en 1808 pour Bordeaux, et y procéda, de concert avec Mathieu, à la détermination de la longueur du pendule. L'année suivante, on le nommait professeur d'Astronomie à la Faculté des Sciences. Ce fut pour lui, en 1810, l'occasion de compléter, en le portant à trois volumes, un traité d'Astronomie physique dont la première édition datait de 1805. Le même Ouvrage devait paraître de nouveau, entre 1841 et 1867, cette fois en cinq volumes; transformation que les amis de l'auteur ont regrettée; car l'œuvre primitive, si elle était moins complète, n'encourait pas le reproche de prolixité, justement adressé à sa dernière forme.
L'année 1815, pendant laquelle Biot devint membre de la Société royale de Londres, marque une date capitale dans la carrière du savant, par la découverte qu'il fit du pouvoir rolatoire moléculaire de certaines substances. Auparavant il avait étudié, avec Malus, les phénomènes de polarisation, mais sans ajouter rien d'essentiel aux beaux résultats obtenus par son camarade d'école. Non seulement le fait constaté en 1815 avait une réelle importance intrinsèque; mais l'esprit merveilleusement ouvert et les connaissances variées de l'inventeur surent en accroître la portée, en suscitant des applications pratiques, soit à l'industrie, pour l'étude des liqueurs sucrées, soit à la thérapeutique, pour obtenir le diagnostic du diabète. Quarante-cinq ans après, dans un mémoire (Annales de Chimie et de Physique, mai-juin 1860) qu'il appelait son « testament scientifique », Biot se plaisait à relater les circonstances de sa découverte, en y rattachant, avec une satisfaction justifiée, les recherches de M. Berthelot sur l'isomérie, ainsi que les mémorables travaux de M. Pasteur sur le pouvoir rotatoirc des tartrates.
En 1813, Biot quitta la chaire d'Astronomie à la Sorbonne pour y enseigner les parties de la Physique relatives à l'acoustique, au magnétisme et à l'optique. Dès la première année, il fit paraître un Traité de Physique expérimentale et mathématique, où plus d'un physicien distingué de ce siècle a déclaré qu'il avait puisé le germe de son savoir. Ce livre devait presque aussitôt obtenir les honneurs d'une traduction allemande. L'auteur devint en même temps membre du Conseil de perfectionnement de l'Ecole Polytechnique, où il siégea jusqu'en 1821. L'année 1817 le vit partir pour l'Ecosse elles îles Shetland, en vue de l'observation du pendule. En 1818, on le retrouve à Dunkerque, procédant, en compagnie d'Arago, à une détermination géodésique, entreprise de concert avec les Anglais. De 1824 à 1825, Biot étudia, entre l'Italie et l'Espagne, les variations de la pesanteur le long d'un même parallèle, puisant dans ce travail les éléments d'un mémoire, publié en 1827, sur la figure de la Terre. En 1826 il revint, dans la Faculté des Sciences, à la chaire d'Astronomie. Quatorze ans après, il était installé au poste de doyen, pour le conserver jusqu'à sa retraite, qu'il prit en 1849. La mort ne devait l'atteindre que le 3 février 1862.
Biot avait toujours ambitionné les fonctions de secrétaire perpétuel à l'Académie des Sciences. On peut dire qu'il posait sa candidature éventuelle en 1812, quand, faisant trêve à ses travaux habituels, il publia son Eloge de Montaigne, qui obtint une mention dans le concours de l'Académie Française. Cependant, après la mort de Delambre, qui occupait ce poste depuis le rétablissement de l'institution, c'est-à-dire depuis 1803, ce fut Fourier qui prit la place en 1822, pour la céder en 1830 à Arago. Assez affecté de ces insuccès, Biot reçut un dédommagement en 1841, quand l'Académie des Inscriptions l'élut comme membre libre, en considération de savantes recherches sur l'Astronomie des Egyptiens. Plus tard, au terme de sa carrière, il devait encore justifier cette distinction en publiant un remarquable ouvrage sur l'Astronomie comme sur l'histoire des Hindous et des Chinois. Cette étude était destinée à former la préface d'un ouvrage posthume de son fils Edouard Biot. De l'aveu unanime, elle éclipsa l'œuvre qu'elle se proposait seulement de recommander.
Auparavant, en 1856, l'Académie Française avait ouvert ses rangs à Biot. Deux ans après cette élection, comme pour mieux justifier de ses titres, il publiait ses Mélanges scientifiques et littéraires, où se trouvaient réunis tous ceux de ses écrits qui n'exigeaient pas, pour être compris, la préparation spéciale des initiés.
Sainte-Beuve a dit (Nouveaux lundis, 1862) que « la littérature de Biot, toute classique, était fine, délicate, triée, mais un peu menue et minutieuse ». L'intention s'y laisse trop apercevoir. Cependant l'éminent critique rend à l'écrivain cette justice, d'être arrivé à la fin à une sorte de « perfection dans sa manière ». Les remarquables éloges de Gay-Lussac et de Cauchy, que Biot s'est plu à faire, ont montré que, si l'Académie des Sciences l'avait mis au poste où il aspirait dans son âge mûr, la mémoire des confrères décédés n'aurait pas eu à en souffrir.
L'Institut, dont il avait fini par être le doyen, si bien qu'il en était devenu comme la personnification, remplissait une partie notable de sa vie. D'une assiduité exemplaire, recherché pour le charme de sa causerie, écouté dans un silence presque religieux, il donnait en outre une occupation considérable aux bibliothécaires; car, jusqu'au dernier moment, personne n'a plus aimé la lecture. Devenu très religieux et lié d'amitié avec le Père de Ravignan, il n'était, en politique, inféodé à personne. Ses préférences pour la Restauration ne l'avaient pas empêché de blâmer avec énergie la mesure qui excluait Monge de l'Institut. Plus tard, il ne fut ni pair de France ni sénateur. Aussi M. Guizot, répondant à son discours de réception, rendait-il hommage en ces termes à la dignité de sa vie : « A travers tant de secousses sociales qui ont troublé tant d'esprits et abattu tant de caractères, vous avez été, Monsieur, un modèle de cette indépendance généreuse et sereine. »
Très fidèle à la mémoire des grands savants qui l'avaient encouragé, comme Laplace et Lagrange, Biot se montrait bienveillant pour les débutants. Il sut discerner et favoriser de Senarmont, Claude Bernard et surtout M. Pasteur. Il se fit également un plaisir, sur l'indication de M. Joseph Bertrand, d'adresser un témoignage spécial d'estime à un jeune géomètre de grande espérance, Edmond Bour, que la mort allait bientôt ravir au moment où il venait de se signaler avec éclat. On peut regretter cependant que la sympathie de Biot se soit montrée singulièrement réservée à l'égard de quelques-uns de ses plus illustres contemporains, tels qu'Ampère et Fresnel.
Jamais il ne voulut se rendre à la théorie des ondulations, et le refus obstiné d'assister aux expériences qui en consacraient le triomphe montre bien qu'il y avait dans son opposition autre chose qu'un simple doute scientifique. C'est qu'en effet, à travers des qualités exceptionnelles « de curiosité, de finesse, de pénétration, d'exactitude, d'analyse ingénieuse, de méthode et de clarté (Sainte-Beuve) », Biot manquait de cette flamme intérieure qui fait les « héros de la Science ». Il arrivait « en première ligne, mais dans le second rang des savants (Sainte-Beuve) ». Et si, vers la fin de sa vie, il a paru briller de l'auréole du génie, il le devait surtout à ce privilège d'une vigoureuse longévité qui fit de lui, pendant longtemps, le seul survivant de cet âge héroïque vers lequel, au milieu du siècle, le monde savant se reportait avec un légitime respect.
Il faut toutefois reconnaître (et ici encore nous emprunterons les expressions de Sainte-Beuve) que ce n'était pas un mérite vulgaire de savoir, comme faisait Biot, « embrasser l'ensemble des vérités qui constituent les lois des nombres et des mondes », et qu'une juste admiration ne saurait être refusée « à ceux dont la pensée, subtile et ferme tout ensemble, saisit une fois et ne lâche plus ces séries et ces enchaînements de vérités immuables ». Vers la fin de sa longue existence, Biot se plaisait à dire : « J'ai aimé dans ma vie bien des choses. » Il pouvait les nommer avec un légitime orgueil, les objets de ses constantes affections : c'était le travail, c'était la science pure, c'était la totalité des connaissances et des découvertes, de ses devanciers comme de ses contemporains. Qu'il eût à s'occuper des Chaldéens, de Galilée, de Newton, il y mettait le même intérêt, la même profondeur et la même netteté que quand il s'agissait des choses de son temps. Littérature, économie sociale, éducation publique, recherches d'histoire ou de géographie, rien ne l'a trouvé indifférent; tout, à l'occasion, pouvait être traité par sa plume de façon supérieure. Ce n'est pas tout, et l'universalité de ses aptitudes le rendait propre à aborder même les questions industrielles. C'est ainsi que son fils Edouard Biot ayant obtenu, avec les frères Séguin, la concession du chemin de fer de Saint-Etienne, ce furent les calculs de Biot père qui assurèrent la réussite de cette entreprise. Aussi, sans réclamer pour lui une place parmi les géants de la Science, convient-il de ne pas méconnaître l'exceptionnelle distinction de cet homme qui, par une juste récompense de sa sagesse et de ses mérites, « se maintint constamment frais et dispos d'intelligence, et vécut jusqu'à la dernière heure de la vie de la pensée » (Sainte-Beuve, loc. cit).
Un rapport à l'Académie des Sciences rédigé par Biot sur la chute d'un météore :