"Enfant chéri de l'Ecole polytechnique" ; "un des fils bien-aimés de l'Ecole, une sorte de benjamin" ; "peut-être la plus grande gloire de l'Ecole". Les panégyristes d'Arago n'ont pas été avares de louanges dans leurs biographies et Arago occupe en effet une place unique dans cette sorte de panthéon polytechnicien qu'édifient les ouvrages consacrés aux grands anciens. Et la permanence de son souvenir est attestée par le nom qui fut donné à un amphithéâtre de cours de l'Ecole : "l'amphi Arago" a perpétué sa mémoire pour des milliers de polytechniciens, comme le "boulevard Arago" pour des millions de parisiens.
Mémoire fidèle donc, mais de plus en plus floue, les années passant : dès qu'on veut y regarder d'un peu plus près, surgissent des contradictions multiples. Arago grand physicien et illustre professeur à l'Ecole polytechnique ? Mais c'est la géométrie et les mathématiques appliquées qu'il y enseigna, et jamais la physique. Arago grand savant ? Mais il y a bien des physiciens et même des astronomes plus célèbres que lui et, dès son temps, l'Académie des sciences comptait parmi ses membres des savants, anciens polytechniciens comme lui, dont l'oeuvre et le rayonnement scientifique furent plus illustres.
Sa célébrité n'est-elle pas bien tardive, puisqu'il n'y a guère qu'une soixantaine d'années, lorsque la mode se répandit de baptiser bâtiments et locaux, qu'on lui dédia "l'amphi Arago" ?
Lorsqu'il débuta dans la carrière politique, en 1830, il eut en mains pendant quelques semaines la direction de l'Ecole et prit la responsabilité d'une réforme assez importante de celle-ci - nous y reviendrons longuement ci-après ; mais presque toutes les mesures qu'il fit décréter furent rapportées peu après et, de fait, elles n'étaient pas toutes des plus heureuses. En 1848, ministre puis chef de l'exécutif de la Seconde République, il n'intervient en rien dans la marche de l'Ecole : bien au contraire, celle-ci devait lui tourner le dos au début du Second Empire, sous l'influence hostile de Le Verrier.
Sans doute n'est-il pas inutile donc, avant d'interroger l'histoire d'Arago, de se demander si, après sa mort, il ne s'est pas constitué un "mythe Arago" qui aurait transformé son souvenir et dévié sa mémoire.
C'est à la fin du Second Empire que l'on commence à célébrer le grand homme. La première occasion sera l'inauguration d'une statue érigée en son honneur, devant sa maison natale à Estagel (Pyr. Or.) : nous sommes en 1865 ; Isaac Pereire, le grand banquier, qui s'est fait élire député dans cette circonscription, a monté, pour flatter les électeurs, une brillante cérémonie où figurent les savants les plus illustres du moment : Claude Bernard, Sainte-Claire-Deville. Joseph Bertrand et Michel Chevalier, membres de l'Institut et amis de Pereire, ou anciens polytechniciens, prononceront des discours, sans doute sincères, mais quelque peu sollicités, car le moins qu'on puisse dire est qu'il y avait antinomie totale entre l'héritage politique d'Arago et le régime du moment.
Il faut attendre quelques années, avec encore l'inauguration d'une autre statue, à Perpignan (1879), pour entendre Jules Ferry, alors ministre de l'Instruction publique, apporter à Arago "l'hommage d'un culte reconnaissant". "La République triomphante , dit-il, vient saluer ici les vertus et les épreuves de la République militante" (1). Cette fois, Emmanuel Arago, le fils aîné, absent d'Estagel en 1865, est présent à la cérémonie. Gloire posthume qui va se manifester avec éclat (encore une statue, à Paris cette fois, en 1893) mais, bien sûr, se prêter aussi aux revendications ambiguës. En politique certes - et l'étude en a été faite (2) - mais aussi à l'Ecole polytechnique où se crée une sorte de mythe qui trouve son expression dans les louanges excessives que nous citions au début et surtout dans une gravure (3), datant de 1885 environ (fig. 1), qui a pris une place exceptionnelle dans l'imaginaire polytechnicien : elle représente Arago recevant des mains de l'Empereur, qui porte le costume du sacre, le premier drapeau de l'Ecole sur lequel on a brodé la devise qui vient de lui être donnée : "pour la patrie, les sciences et la gloire".
Par rapport à la réalité historique, cette image est pleine d'erreurs qui ont été relevées récemment par le général Buttner (4).La tenue prétendue d'Arago n'est pas celle des élèves de 1804 et l'Empereur ne remit pas individuellement chaque drapeau. S'il est exact qu'Arago était porte-drapeau de sa promotion (5) - non comme "major des élèves" puisqu'il ne l'était pas (6), mais peut-être comme étant celui des chefs de brigade qui avait la plus haute taille et la plus belle prestance (7) - , on doit l'imaginer plutôt, lors de la distribution des aigles, entraîné et confondu dans la masse des porte-drapeau que représente l'admirable composition de David (fig. 2) : sorte de sacre laïque, salut de l'Empereur à ses régiments. Une clameur semble soulever tous les personnages, tournés soit vers l'Empereur, soit vers la marée des drapeaux qui vient battre les marches du trône, les uns inclinés pour saluer, les autres dressant leurs aigles en une forêt oblique. Si nous sommes loin, ici, de l'image mesquine et du geste médiocre de la gravure du livre de Pinet, néanmoins dans les deux cas, nous sommes en plein mythe impérial, et force est de constater que, dans la seconde moitié du XIXe siècle (était-ce flatterie officielle pour le Second Empire, ou, après la défaite humiliante de 1870, arrivée des hommes "de la régénération et de la revanche" ?), ce mythe impérial connut, à l'Ecole, un lustre certain (8) qui devait aller jusqu'à introduire, dans notre mémoire nationale, une correspondance ambigüe entre l'Ecole polytechnique et Napoléon 1er. Beaucoup français croient que c'est celui-ci qui a fondé celle-là - ce qui est totalement faux, car les rapports entre l'Ecole et l'Empereur furent moins qu'idylliques. Légende qui exprime peut-être que, dans notre inconscient, l'Ecole polytechnique, comme les préfets, la Légion d'Honneur et le code civil fait partie des institutions léguées par le Consulat et l'Empire et dont la permanence témoigne de la solidité. Et remarquons ici, puisque c'est notre propos, comment on réunit Arago et l'Empereur dans cette histoire d'origines. Les sentiments très républicains d'Arago, son opposition à la dictature impériale, son combat politique de 1830 à 1848, tout cela est oublié.
Autre abus dans le culte polytechnicien : on fera d'Arago une sorte d'archétype des polytechniciens, un abrégé des vertus supposées de ceux-ci. C'est Michel Chevalier, déjà nommé, économiste saint-simonien dans sa jeunesse puis converti du socialisme aux affaires, qui lance l'idée lors de la cérémonie de 1865 : "l'ascendant qui lui a appartenu pendant toute sa vie venait de ce qu'il offrait la variété la meilleure du type polytechnicien". Comme s'il y avait un "type", un "produit" de l'Ecole polytechnique, dont Arago serait le modèle vivant.
Il est commode, c'est vrai, de réduire et de schématiser, aussi bien d'ailleurs pour louer que pour détester, et on ne s'en est pas privé dans l'abondante littérature pour ou contre l'Ecole polytechnique. En fait, la diversité des tempéraments, la variété des goûts, le large éventail des vocations des élèves, les grandes différences de tous ordres qu'on constate dans le groupe des anciens polytechniciens récusent heureusement toute tentative de fixer les traits du "polytechnicien parfait" dont les autres se rapprocheraient plus ou moins - un peu comme les propriétés des "gaz réels" se rapprochent de celles du "gaz parfait". Certes il serait absurde de nier l'influence des conditions de recrutement de l'Ecole et de la formation qu'on y reçoit, l'importance des liens de toute sorte que crée la vie en commun, la cohérence de certains traits de caractère ou de certains comportements moraux avec la discipline d'esprit qu'implique l'étude des sciences . C'est en ce sens seulement que nous pouvons considérer le rapport d'Arago à Polytechnique, mais pas pour le statufier mythiquement comme sur l'estampe impériale.
En raison de la stature exceptionnelle d'Arago, tant dans le domaine des sciences que dans celui de la politique (au sens le plus noble de ce terme), sa stèle a été couverte de tant de couronnes, apportées par tant de mains diverses, qu'il fallait d'abord écarter ces hommages tardifs avant de retrouver le personnage authentique et de montrer, en vérité, comment, tout au long de la vie d'Arago, se développa sa relation privilégiée avec l'Ecole polytechnique. Comment il lui est redevable des glorieuses années de sa jeunesse et de l'essor brillant de sa carrière et comment, plus tard, il illustra de son prestige et défendit de sa grande voix "cette chère Ecole polytechnique à laquelle il portait à la fois, s'il est permis d'ainsi parler, un respect filial et une paternelle affection" (9). Affection et respect que lui rend réciproquement la tradition fidèle de l'Ecole.
Conscient qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même et craignant, écrit-il, "les biographes improvisés" capables de donner "des détails complètement inexacts", Arago a rapporté ses souvenirs dans une "Histoire de ma jeunesse" , qu'il rédigea dans les dernières années de sa vie et qui fut publiée après sa mort (10)).
Parmi ses récits, il y en a un qui nous paraît de première importance : c'est celui de sa vocation, qu'il faut situer dans le contexte familial et historique de sa jeunesse.
Le père d'Arago était d'une famille de paysans petits propriétaires d'Estagel. Il avait reçu une bonne instruction - bachelier en droit - et s'était lancé dans la politique locale : patriote "prononcé", comme on disait alors, il avait été élu en 1790 à la tête de sa commune, puis au Conseil départemental, enfin au directoire du département. C'était une notabilité politique engagée qui soutint vigoureusement en 1793 le gouvernement de Salut public et la lutte armée contre l'envahisseur espagnol. Il prit habilement le tournant de Thermidor, resta au directoire départemental, et finit par s'installer en 1796 à Per[ignan avec un petit emploi de fonctionnaire : caissier de la Monnaie du département. Ce père révolutionnaire donna donc à son fils une éducation imprégnée de la philosophie des Lumières et de sentiments patriotes.
François a une quinzaine d'années, il fréquente l'Ecole centrale de Perpignan - l'ancêtre de notre lycée. Passant près de la citadelle il voit un officier du Génie en train de faire des relevés : être officier et mettre sa science en pratique, cela le séduit. "Comment faire pour devenir comme vous ?" - "Entrez à Polytechnique ! ". Pour qu'Arago, cinquante ans plus tard, ait tenu à marquer cet épisode, c'est bien qu'il s'agissait de la naissance d'une vocation bien marquée "pour la patrie et pour les sciences" - bien que la devise de l'Ecole, à l'époque, n'existât pas encore.
Les anecdotes qu'il raconte ensuite sur ses examens et sur les professeurs de Polytechnique ont fait la joie des historiens de l'Ecole et ont été répétées tant de fois que nous nous abstiendrons de les rappeler encore. Elles illustrent assurément la grande aisance d'Arago en mathématiques et justifient son classement brillant sur la liste d'admission de 1803. Elles témoignent aussi de ce que notre jeune élève n'avait aucun complexe vis-à-vis de ses examinateurs et de ses anciens. Premier indice d'une satisfaction de soi qui ne se démentira jamais. Il ne semble pas qu'Arago ait jamais douté de lui.
Dans ces petites histoires d'Ecole, nous en relèverons une, plus méchante qu'amusante : c'est celle dont le professeur de physique d'Arago à Polytechnique, Hassenfratz, est la victime : les élèves profitent de la médiocrité du pauvre homme pour se payer sa tête à l'amphi. Petite cruauté qui sera répercutée indéfiniment en écho dans les histoires anecdotiques de l'Ecole, alors qu'il aurait mieux valu l'oublier, pour l'honneur même d'Arago. Prenons donc, brièvement, la défense d'Hassenfratz.
Sans doute le professeur chahuté, poursuivi par la verve d'Arago, était-il fort médiocre. Sans doute était-il affligeant qu'il ait été préféré au grand René-Just Haüy comme premier professeur de physique de la nouvelle Ecole. Sans doute faut-il regretter qu'en raison de la stabilité du corps enseignant de Polytechnique - ce qui, en soi, était un avantage - il soit resté vingt ans, de 1794 à 1814, dans des fonctions qu'il remplissait assez mal. Mais Hassenfratz avant d'être jugé devrait être mieux connu, autrement que par des moqueries de ses élèves.
L'historien des sciences A. Birembaut - dont un des derniers travaux fut d'établir la généalogie d'Arago - s'était aussi beaucoup intéressé à Hassenfratz et s'apprêtait à écrire une biographie qui, n'en doutons pas, se serait élevée fort au-dessus des jugements sommaires et des méchancetés d'étudiants, et qui aurait éclairé le personnage, avec ses vertus comme avec ses faiblesses, d'un jour plus équitable. La biographie projetée ne fut pas écrite. [Après avoir rédigé le présent article, Emmanuel GRISON a publié en 1996 une biographie de Hassenfratz aux Presses de l'Ecole des mines de Paris, sous le titre de Du Faubourg Montmartre au Corps des Mines : l'étonnant parcours du républicain Jean-Henry Hassenfratz].
C'est un mot de Michelet qui nous situera, de sa manière inimitable, le révolutionnaire de 1793 : "... le métallurgiste Hassenfratz, homme de fer, homme de forge, puissant sur les ouvriers". Meilleur sans-culotte que professeur, c'est probable, et qui dut sans doute sa nomination d' "instituteur" à l'Ecole polytechnique bien moins à ses qualités pédagogiques qu'à l'enthousiasme et à l'efficacité dont il fait preuve en l'an II pour aider le Comité de Salut public à forger les armes de la victoire, sans pour autant qu'on puisse dire avec Maurice Daumas, qu'il serait devenu professeur "par complaisance" (11)).
Hassenfratz et Monge, en effet, se connaissaient de longue date et tout porte à croire qu'ils s'appréciaient mutuellement. Tous deux avaient fréquenté, avant la Révolution, le laboratoire de Lavoisier et les chimistes "pneumatistes" ; tous deux figuraient - avec Lavoisier, toujours - parmi les savants fondateurs des "Annales de Chimie" en 1789. Ils s'intéressaient à la sidérurgie (Hassenfratz publiera une "sidérotechnie ou l'art de traiter les minerais de fer") et furent étroitement associés, sous l'autorité de Prieur (de la Côte d'Or), aux fabrications d'armement de l'an II. Ensemble ils firent les "cours révolutionnaires" de ventôse, sortes de cours de formation accélérée destinés à l'encadrement des ateliers de la future Ecole centrale des travaux publics, destinée à s'appeler, un an plus tard, Polytechnique : Monge pour la géométrie, Hassenfratz pour la physique dite générale. Ensemble ils y enseignèrent et les registres ne font apparaître aucune critique, aucune divergence entre les deux hommes. Tous deux, ils durent se cacher après les journées de Prairial, poursuivis par la réaction anti-jacobine. Faut-il enfin, comme un ultime témoignage d'amitié, relever que la tombe modeste d'Hassenfratz est placée tout contre celle de Monge, au Père Lachaise ? Arago a fait un éloge remarquable de Monge, qu'il place au zénith parmi les fondateurs de l'Ecole. Que n'a-t-il épargné celui qui fut le compagnon fidèle de Monge, beaucoup moins génial, plus virulent et même "enragé" peut-être en politique, mais ce titre même n'aurait-il pu lui valoir l'indulgence de son bouillant élève ?.
C'est dans cette période de jeunesse que nous découvrons tout ce qu'Arago doit à l'Ecole polytechnique qui, à l'époque, groupait dans son corps enseignant l'élite savante du moment, élite qui était, depuis plus d'une génération, la plus brillante d'Europe. Arago eut la chance d'être pris dans le mouvement.
Il eut la chance d'avoir Monge comme professeur, il eut la chance de loger chez Hachette, un grand géomètre ami de Monge, et d'y rencontrer Poisson. Il eut la chance d'être distingué par Laplace, alors le grand "mandarin", le savant le mieux en faveur dans tous les milieux, d'être appelé par ce même Laplace à collaborer au Bureau des Longitudes, alors un groupe très restreint, constitué de savants de grand renom : Lagrange, Poisson, Prony. Il y rencontre Biot, son aîné de 12 ans, déjà académicien, avec qui il fera équipe, d'abord pour des travaux de physique sur l'indice de réfraction des gaz (Arago avait à peine 20 ans !), puis pour l'expédition aux Baléares en vue de poursuivre la mesure du méridien commencée dix ans plus tôt par Delambre et Méchain.
En raison de la guerre d'Espagne (1808) et des dangers de la navigation en Méditerranée, cette mission scientifique devint une aventure de dix-huit mois, aussi périlleuse qu'extraordinaire : prisons d'Espagne, corsaires barbaresques, traversée de l'Algérie, le récit valait bien la peine d'être conté. Il occupe une large place dans l'"Histoire de ma jeunesse", pour notre plaisir et notre amusement.
Cet épisode, entouré des anecdotes d'étudiants et des petites histoires d'académiciens rend évidemment la lecture de cet ouvrage très attrayante et on comprend qu'on l'ait réédité récemment (12)). On a précédé les pages d'Arago d'une préface qui colore d'une touche de philosophie l'histoire de la clef du sucre (13)) et on les a accompagnées de textes de divers contemporains. Mais finalement ne faut-il pas regretter qu'Arago risque, à travers ce petit livre, de n'être connu du grand public que par ces anecdotes, cependant que son oeuvre scientifique, dont les contours restent très vagues pour beaucoup et qui intéresse à peine l'historien des sciences dont les recherches se portent plutôt sur ceux qui ont creusé leur sillon plus profond, sombrera dans l'oubli ? Et que ces pages dictées par le vieil homme qui se penche sur son passé après que l'événement - et la maladie - l'aient brutalement mis à l'écart de la vie publique, prennent trop de place dans notre souvenir et nous fassent méconnaître le grand esprit et le grand caractère : le savant de la Société d'Arcueil, le génie intuitif qui précéda, accompagna les grandes avancées de la physique des années 1820, l'homme de coeur qui, sous Guizot, dénonçait avec sa grande autorité l'aveuglement des riches et la misère des ouvriers ?.
De la jeunesse d'Arago, outre l'aventure espagnole, il faut retenir comment, grâce à l'Ecole polytechnique et aux études brillantes qu'il y fit, il fut admis très rapidement, très jeune, dans l'intimité de ces grands savants qui dominaient à l'époque la science française, aussi bien en mathématiques qu'en astronomie, en mécanique ou en physique. Ces grands esprits, à la manière de Laplace et de Monge, n'étaient pas d'ailleurs cloîtrés dans leur étroite discipline et portaient leur intérêt et leur imagination sur tous les problèmes que leur posait l'observation du monde.
Avant même son expédition en Espagne, grâce à eux - et, bien sûr, grâce à son génie personnel -, Arago était lancé. Après l'Espagne, ce fut pour le jeune homme l'entrée triomphale dans sa carrière scientifique.
Après les péripéties de son périple barbaresque, Arago arrive à Marseille le 2 juillet 1809. Quarantaine sanitaire à l'hôpital, mais la renommée de son retour le précède. Humboldt, alors fort ami de Gay-Lussac, lui écrit, sans le connaître autrement que de réputation. Première lettre qui marque le début d'une amitié fidèle, profonde, qui durera toute la vie d'Arago (c'est Humboldt qui, en 1854, peu après la mort d'Arago, écrira la préface de ses oeuvres complètes) (14)). Biot, à Paris, annonce le retour de son collègue astronome. Arago, à son arrivée, est l'homme du jour. A l'Institut il n'est bruit que de lui et de ses travaux de géodésie. Biot avait réussi à faire garder vacant pendant deux ans le siège à l'Institut de l'astronome Lalande, mort en 1807, en vue manifestement d'y présenter Arago à son retour qu'il espérait proche. Laplace hésite à soutenir ce candidat : il est bien jeune, nommons d'abord Poisson, plus ancien ; le tour d'Arago viendra après. Mais notre jeune homme ne l'entend pas de cette oreille et refuse de se désister. Il est élu par 47 voix sur 52 (Laplace lui dira qu'il a voté pour lui... ?) et prend place définitivement, à vingt-trois ans, dans le cercle officiel des savants. En même temps, il est introduit dans la très sélecte Société d'Arcueil, ce groupe privé dont les mentors étaient Laplace et Berthollet qui recevaient dans leurs propriétés limitrophes, à Arcueil, et dans les laboratoires qu'ils y avaient installés, quelques savants distingués et quelques jeunes pleins d'avenir : Biot, Poisson, Gay-Lussac, Thénard, Malus, Chaptal et, bien sûr, Humboldt.
Arago va entreprendre l'oeuvre scientifique, en astronomie, en physique, qui fera sa renommée. Il a désormais l'autorité, l'audience, les relations qui lui assureront les meilleures conditions de travail et donneront à ses résultats ou à ses idées la meilleure notoriété.
Arago n'a plus besoin de l'Ecole polytechnique et n'a pas à y travailler. Mais à l'Institut comme à Arcueil, la grande majorité de ceux qu'il rencontre ou bien y sont professeurs ou examinateurs, - comme Laplace ou Berthollet - ou bien en sont anciens élèves, comme Malus, Biot, Gay-Lussac.
Le vieux Monge, qui fait toujours son cours "d'analyse appliquée à la géométrie", est fatigué. Il a été sérieusement malade en 1809 et va se tourner vers son jeune ancien élève en lui demandant de le suppléer pour l'année scolaire 1809 - 1810. Le gouverneur, le général Lacuée, donne son accord : c'était ce même général, nommé en 1804 par l'Empereur après le décret de militarisation de l'Ecole polytechnique, qui avait eu à naviguer entre la fronde des élèves contre l'Empire, que nous rapporte l'"Histoire de ma jeunesse", et les exigences de l'autocrate. Il s'en était d'ailleurs fort bien tiré, sachant résister sans rien rompre et défendant de son mieux l'Ecole et sa mission.
Mais le Conseil de perfectionnement, responsable des nominations dans le corps enseignant, n'entend pas laisser le gouverneur ou le professeur introniser un successeur sans l'aval du Conseil. Un membre (?) de ce Conseil écrit à Lacuée : pourquoi Monge n'a-t-il pas choisi plutôt Jacques Binet, le répétiteur attaché à son cours ? Dans la séance du Conseil du 2 février 1810, le gouverneur se défend : il ne peut "contester à un savant d'un mérite aussi supérieur que M. Monge le droit de présenter un suppléant pour faire ses leçons, mais il a cru devoir communiquer au Conseil cette affaire, afin qu'il sache qu'il ne s'agit pas d'un choix définitif, pour lequel il serait consulté, mais seulement d'un remplacement provisoire". Et l'on clôt l'incident : "plusieurs membres du Conseil, en reconnaissant la bonté du choix fait par M. Monge, ne peuvent s'empêcher de remarquer qu'il serait à désirer qu'on ne prît pas de suppléant hors de l'enceinte de l'Ecole, lorsqu'elle renferme des sujets capables de remplacer les professeurs, afin de ne pas décourager les répétiteurs en leur ôtant tout espoir d'avancement" (15)).
Petite tempête dans le microcosme, dont Arago nous racontera plus tard la cause : un rapport de police a dénoncé Binet comme affilié à une confrérie pieuse influencée par les jésuites (16)) qui - circonstance aggravante ? - se réunit dans une certaine "maison grise" au bois de Boulogne ! Et Napoléon a colporté la nouvelle à Monge. Celui-ci, toujours aveuglé par sa dévotion envers l'Empereur et peu enclin aux résistances, a laissé tomber Binet, le répétiteur attaché à son cours, qui était pourtant le choix évident, et s'est adressé à Arago.
Certes Arago, bien qu'il ne fût pas spécialement mathématicien, était fort capable d'enseigner un cours dont on peut être sûr qu'il l'avait parfaitement assimilé et dominé quelques années plus tôt. Mais il faut bien reconnaître que rien ne le désignait, sinon sa toute récente célébrité et sa brillante accession à l'Institut, pour suppléer Monge.
Cependant, Arago devait rester vingt ans professeur à Polytechnique, enseignant le cours de géométrie de Monge, auquel s'ajoutèrent la géodésie et même un cours de mécanique appliquée, dit "cours de machines", et enfin ce cours d'arithmétique sociale établi en 1816 qui, fort en avance sur son temps, donnait aux élèves des notions de calcul des probabilités, d'économie mathématique et de démographie.
Dès la rentrée de l'année 1810 - 1811, le Conseil de perfectionnement enregistre un satisfecit du directeur des études (26 octobre 1810) : "M. Arago a fait un cours d'analyse appliquée de seconde année avec la plus grande clarté ; il y a déployé les talents distingués qu'on reconnaît dans ce savant plein de zèle et d'activité". Les termes sont choisis, mais sonnent juste.
Deux ans après, encore un petit drame à propos de la création d'un titre de "professeur-adjoint". Il vaut la peine d'être conté non pas pour l'intérêt de l'affaire en soi, qui est fort mince, mais parce qu'il éclaire les caractères des divers acteurs, à la direction de l'Ecole polytechnique.
Poinsot et Arago remplacent tous deux, d'une manière permanente, des professeurs défaillants : l'un le professeur d'analyse, Labey, âgé et fatigué, l'autre, nous l'avons vu, Monge. Poinsot, constatant "qu'il n'a d'autres titres que la simple désignation que le Conseil a fait de lui [de suppléant de Labey] désirerait obtenir celui de professeur-adjoint". C'est en ces termes que Lacuée présentera la demande de Poinsot à la séance du Conseil de perfectionnement ce dimanche 19 janvier 1812.
Lacuée est un grand personnage : Gouverneur de l'Ecole, il est aussi, depuis 1810, Ministre de l'Administration de la Guerre. On lui donne de l'"Excellence" et du "Monseigneur" (qu'il est loin, le tutoiement de l'an II !), il arrive en retard aux séances du Conseil, "retenu par Sa Majesté". C'est Laplace qui prend alors l'intérim de la présidence, et si Laplace est absent, c'est Monge. Notons cette préséance : elle n'est pas due à l'âge (Laplace est plus jeune) ni à la position dans la cour impériale (tous deux sont sénateurs) mais à la fonction dans l'Ecole : Laplace est examinateur et Monge instituteur, et les examinateurs, juges et critiques des professeurs, ont toujours eu le pas sur ceux-ci, depuis l'origine jusqu'à ce que la loi de 1970 supprime le titre et la fonction officielle d'examinateur. Inaugurée dès le Directoire par la personnalité exceptionnelle de Laplace, cette prédominance de l'examinateur de sortie sur les programmes et la marche des études fut un trait caractéristique de l'Ecole polytechnique qui, plutôt qu'une "république des professeurs", était ainsi un "gouvernement des juges" (17)).
En fin de séance donc, le 19 janvier 1812, Lacuée présente au Conseil la demande de Poinsot et propose "de lui accorder le titre de professeur-adjoint. Ce titre serait purement honorifique, mais il assurerait au moins à Monsieur Poinsot la perspective d'obtenir la première chaire d'analyse vacante". Le Conseil approuve et prie "Son Excellence Monsieur le gouverneur de demander à Son Excellence le Ministre de l'Intérieur la confirmation de ce titre" (18)). Monge n'est pas intervenu, ou en tout cas n'a pas parlé du cas, identique, de son suppléant, Arago.
Il n'y avait pas de directeur des études à cette séance. On était d'ailleurs entre deux. Gay de Vernon était sur le point de partir en retraite, le Conseil avait déjà désigné son successeur et lui avait confié l'intérim : c'était Malus, grand physicien, examinateur et membre de l'Institut. Mais, hélas, Malus venait d'être atteint de tuberculose ; tombé malade l'été précédent, il devait maintenant garder la chambre. Le dévoué "quartier-maître secrétaire" de la direction des études, Marielle, allait lui porter les dossiers à son domicile.
Fort ami d'Arago, avec qui il avait fait de très remarquables travaux sur la polarisation de la lumière qui les ont rendus célèbres tous les deux, Malus avait écrit à Lacuée le 18 janvier, veille du Conseil, pour lui proposer de donner à Arago le titre de professeur-adjoint, "simplement comme titre honorifique", disait-il. Cette lettre, conservée dans les archives de l'Ecole, est d'une écriture dont les dernières lignes sont de plus en plus tremblées, révélant de manière émouvante l'épuisement du malade.
Lacuée annota la lettre de Malus (est-ce juste avant ou après la séance ?) à l'intention de Marielle : "19 janvier : N'en parler au Conseil de perfectionnement que lorsque M. Monge en aura parlé lui-même". Marielle, qui a dû rapporter à Malus qu'on avait parlé de Poinsot au Conseil, et non d'Arago, écrivit à Lacuée la note suivante, en date du 22 janvier :
"Monseigneur, Monsieur Malus a pris beaucoup de chagrin de la réponse que Votre Excellence a mise en marge de sa demande relative à M. Arago. [...] On m'a dit que M. Monge s'attendait que vous lui feriez renvoi du rapport de M. Malus pour avoir son avis. Peut-être cette marche nous conduirait-elle à voir tout le monde satisfait". Note en arge de Lacuée : "23 janvier. J'ai cru devoir et je devais à M. Monge de ne lui donner d'adjoint-titulaire que tout autant qu'il le demandera lui-même" (19)).
Malus mourut le 24 février.
Admettons que Monge n'était pas au courant de la démarche de Poinsot, que Malus ne l'avait pas informé de celle qu'il avait faite en faveur d'Arago et, qu'en séance il n'avait pas cru opportun de joindre immédiatement son cas si tant est qu'il y ait pensé. On en retire tout de même l'impression d'une part que Monge ne prenait pas beaucoup de souci de son suppléant et d'autre part que Lacuée tenait Arago "au bout de la gaffe", comme on dit familièrement. Peut-être en souvenir de cet été de 1804 - pas si lointain - où, fraîchement nommé gouverneur militaire de l'Ecole, il avait dû montrer à l'Empereur, fort irrité du refus des élèves " de joindre leurs félicitations aux plates adulations des corps constitués", la liste de ceux qu'on soupçonnait de républicanisme. "L'Empereur n'alla pas au-delà du premier nom, qui était le premier de l'artillerie [c'était Arago]. "Je ne chasse pas les premiers de promotion, dit-il. Restez-en là" (20)).
A la séance suivante du Conseil de perfectionnement - 10 mai 1812 - Monge s'exécute enfin : "M. le comte Monge expose ... que M. Arago qui a été chargé [depis 3 ans] de faire ses cours et qui les a faits de la manière la plus distinguée n'a d'autres titres que le consentement que M. le gouverneur a bien voulu donner à ce remplacement. M. le comte Monge exprime le désir que la personne que le Conseil croira devoir désigner pour le suppléer obtienne le titre de professeur-adjoint qui a été accordé à M. Poinsot, et que le Conseil examine s'il convient de soumettre à la sanction de l'Empereur le choix qu'il a fait".
Mais à cette séance de mai 1812 étaient présents Laplace (qui était absent à la précédente) et un nouveau directeur des études, Durivau, nommé à la place de Malus. Est-ce Durivau, soucieux de ne pas laisser se créer de précédents qui limiteraient sa liberté d'action dans les choix des professeurs, ou Laplace qui n'aimait pas Monge - c'est le moins qu'on puisse dire - et qu'Arago devait agacer ? Toujours est-il que la demande de Monge soulève des objections.
Lacuée, qui avait présenté et soutenu chaleureusement, quatre mois plus tôt, le cas de Poinsot, se montre tout-à-coup très réticent pour traiter celui, pourtant identique, d'Arago : "Son Excellence ...fait observer qu'il importe que le Conseil se montre très réservé sur les propositions de cette nature". Le Conseil va donc établir une règle générale, tant pour les "remplacements provisoires" que pour le choix des professeurs-adjoints, dont il faut éviter de faire "une classe particulière de professeurs [ce qui] gênerait le Conseil lorsqu'il s'agirait de nomination définitive" (21)). On décide donc de confirmer la précarité de la charge d'adjoint : pas de nomination par décret et on rayera du procès-verbal de la séance précédente la demande de nomination par décret formulée pour Poinsot. Ceci dit, on s'empresse quand même, à l'unanimité, de désigner - sous ces réserves - Arago comme professeur-adjoint de Monge.
Il gardera ce titre jusqu'en 1815. Arago s'entendra avec Hachette (son ancien professeur, chez qui il avait logé autrefois avec Poisson), pour se partager le cours de géométrie descriptive, en plus du cours "d'analyse appliquée et de géodésie". Son répétiteur est toujours Binet, mais la carrière de celui-ci, contrariée par Napoléon, va prendre, avec le retour de Louis XVIII et la faveur de la "congrégation", une autre tournure.
En novembre 1815, le Conseil de perfectionnement (22)) fait le ménage, fort décemment il faut bien le dire : sur cinq "instituteurs", deux ne font plus leurs cours déjà depuis quelque temps (Monge et Labey), un a l'âge de la retraite (Lacroix), deux autres préfèrent se faire oublier : Hassenfratz dont nous avons déjà parlé et Guyton de Morveau, conventionnel régicide, qui, âgé et fatigué lui aussi, avait cessé son enseignement en 1812. Ces deux derniers d'ailleurs ne laisseront pas de regrets impérissables à leurs élèves. On les nomme tous "émérites", en leur laissant leur demi-traitement. Et on pourvoit à leur succession : c'est alors qu'Arago est proposé comme "instituteur de géométrie descriptive", et Binet instituteur de mécanique.
Mais l'Ecole, même purgée de ses jacobins, reste fort mal vue dans les milieux politiques. Les élèves ne donnent pas l'exemple de la piété et de la soumission à "l'illustre descendant de Henri Quatre". On prend prétexte du premier incident pour licencier l'Ecole, le 13 avril 1816, et on nomme une commission chargée de réfléchir sur l'avenir de l'Ecole et de proposer une nouvelle organisation.
Notons au passage cette loi, qui ne manquera pas de frapper l'historien : en cas d'alternance politique, il est de règle que le gouvernement nouveau nomme une commission de réorganisation de l'Ecole polytechnique. 1816, 1830, 1850 ... et ainsi de suite jusqu'à 1981 inclus. Arago, nous le verrons, domine de sa personnalité celle de 1830, et fulminera, peu avant sa mort, contre celle de 1850, dont son funeste émule, Le Verrier, fut le dictateur.
Une ordonnance du 4 septembre 1816 réforme donc l'Ecole : on nomme un aumônier, on distribue un paroissien aux élèves. Binet devient "inspecteur des études", nouvelle dénomination du "directeur des études". Le 5 septembre 1816, une ordonnance du roi nomme Arago "professeur d'analyse appliquée à la géométrie, de géodésie et d'arithmétique sociale".
L'introduction de "l'arithmétique sociale" dans le programme de l'Ecole était une innovation, due probablement à l'influence de Laplace, qui fut le grand acteur de la réforme de 1816. Il s'agissait de donner aux élèves quelques notions de calcul des probabilités "propres à former leur jugement et à les habituer aux calculs de la haute administration" : cinq à six leçons suffiraient, en annexe du cours d'analyse appliquée à la géométrie que professait déjà Arago.
On trouvera dans la seconde partie de ce Bulletin une étude approfondie de Pierre Crépel sur l'enseignement des probabilités en France, de Condorcet à Arago, suivie de la transcription des notes prises par un élève au cours de celui-ci. On verra que le cours d'Arago était peu original et d'un niveau assez élémentaire.
Heureusement, il ne manque pas, ni dans le corps enseignant ni dans le Conseil de perfectionnement, de gens sensés pour amortir les excès des ultras. Les élèves iront à la chapelle, mais cela n'empêchera pas Etienne Arago, le frère du professeur, qui était assistant dans le laboratoire de chimie de Gay-Lussac, de constituer secrètement dans l'Ecole même une "vente" de charbonniers. Au Conseil de perfectionnement, où ne siège plus aucun professeur, on s'occupe beaucoup d'administration. Les détails de l'enseignement se règlent au Conseil d'instruction qui réunit professeurs et examinateurs, et où Arago ne semble être intervenu qu'épisodiquement. C'est finalement une période assez stable pour la marche de l'Ecole. Le corps professoral est remarquable : après la première génération des pères fondateurs, voici la brillante pléiade de leurs élèves : Cauchy, Gay-Lussac, Dulong, Petit, Poinsot - sans oublier Fourier et Ampère.
Arago, qu'on imagine, avec son tempérament chaleureux, très proche des élèves, très enthousiaste, excellent professeur, a participé de près, année après année, à la vie de l'Ecole. Son poste, d'ailleurs, était loin d'être une sinécure. Les leçons étaient nombreuses, même s'il semble que le programme ait peu varié au fil des années.
Pendant ce temps, Arago connaît, en dehors de l'Ecole, les années les plus belles et les plus fécondes de sa vie scientifique. Il participe comme acteur, et plus encore comme instigateur, animateur, découvreur, à toutes les grandes avancées de la physique à cette époque : la théorie ondulatoire de la lumière, les phénomènes de polarisation en optique, les débuts de l'électromagnétisme - et, bien sûr, les observations astronomiques et la naissance de l'astrophysique.
Mais nous voilà aux dernières années du règne de Charles X, qui vont marquer un tournant important dans la vie d'Arago. Le jeune prodige a maintenant passé la quarantaine ; les membres de la Société d'Arcueil sont morts et c'est lui qui se trouve sur le devant de la scène, à l'Académie et dans les milieux savants où son autorité s'est affirmée.
Cependant, le gouvernement de Charles X multiplie les maladresses ; la bigoterie du roi et de son entourage excède l'opinion. Arago, par la force des circonstances et suivant ses convictions profondes, va entrer publiquement dans l'opposition et demain dans l'action politique. La mort de son épouse (10 août 1829), qu'Arago chérissait tendrement, aura peut-être accéléré cette évolution et accentué son attirance vers les activités de la vie publique. Enfin, son élection au poste de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences (7 juin 1830) vient sceller, quelques semaines avant les journées de Juillet, son image de grand savant officiel.
Les relations d'Arago avec l'Ecole polytechnique vont en même temps changer du tout au tout.
Les historiens de l'Ecole polytechnique ont abondamment parlé du rôle des élèves de l'Ecole polytechnique dans les Trois Glorieuses. Beaucoup se joignirent aux insurgés, combattirent sur les barricades ; l'un d'eux, Vaneau, fut tué lors de l'attaque de la caserne de Babylone. Explosion de la jeunesse contre un régime confit de piété et de convenances surannées, contraignant ou étouffant les libres expressions : le tableau célèbre de Delacroix, "la Liberté guidant le peuple", symbolise l'événement et parmi les personnages, le peintre a figuré un élève de Polytechnique, dont le bicorne se profile au milieu des insurgés.
C'est à cette époque qu'Arago fait son entrée sur la scène politique. Avant même ses premiers mandats électifs (Conseil général de la Seine en septembre 1830, député des Pyrénées Orientales en juillet 1831) il est déjà un homme d'influence. Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences depuis peu, ayant ses entrées au Palais-Royal d'où Louis-Philippe envoie des récompenses un peu trop voyantes aux élèves de Polytechnique qui ont pris part aux journées, Arago est tout désigné pour faire partie de la Commission, qui, conformément au rite que nous avons évoqué plus haut, fut chargée, par ordonnance du 31 août 1830, de réorganiser l'Ecole. Mais le rôle d'Arago ne se bornera pas à cette tâche : en fait, c'est lui qui va diriger cette Ecole qu'il connaît bien, pendant la période agitée qui commence. Les élèves, heureusement, sont en vacances pour trois mois. Mais il faut régler un premier incident : Louis-Philippe a bousculé les ordres d'avancement en nommant directement lieutenants les 84 élèves qui avaient combattu sur les barricades. Protestations de leurs anciens ; diplomatie d'Arago entre les élèves, tantôt généreux, tantôt réticents, et le ministre ; finalement nouvelle ordonnance (23)) en date du 14 novembre 1830 : "les élèves présents à l'Ecole ..., en faveur desquels l'ordonnance du 6 août dernier avait créé des lieutenances ... ayant exprimé le désir de renoncer à ces avantages, afin de ne pas nuire à l'avancement de leurs prédécesseurs, l'ordonnance du 6 août est révoquée". Mais la rentrée, le 18 novembre, sera chaude.
Dans son histoire de l'Ecole, Pinet la décrit en détail, mais vue plutôt du côté des élèves - et plus précisément des "anciens" de la promotion 1829 qui avaient fini leur première année en juillet. Les jeunes, frais émoulus du concours, furent beaucoup plus passifs : la "conscience de classe", si j'ose dire, met toujours quelques mois à se former, et atteint son apogée, pour chaque promotion, vers la fin de la première et le début de la seconde année, c'est un fait d'observation courante.
Les "anciens" avaient en outre été chauffés par l'exaltation d'un banquet, le 17 août, où les avaient invités une cohorte d'anciens polytechniciens opposés aux Bourbons et fiers du comportement glorieux de leurs "conscrits" - au nombre desquels Victor de Tracy [X 1797] et Liadières [X 1810], que nous retrouverons. L'affaire des lieutenances, les décorations proposées et refusées avec dignité, avaient encore renforcé la bonne opinion que les élèves avaient d'eux-mêmes. Pinet utilise largement les lettres que le jeune Bosquet (le futur maréchal, élève de la promotion 1829) écrivait à sa mère et qui furent publiées en 1877. L'ambiance de la rentrée nous rappelle curieusement celle de mai 1968 : assemblées générales - où Arago lui-même vient discuter -, remise en cause de la nouvelle organisation qui venait d'être décidée par ordonnance, exclusive jetée contre certains professeurs.
Nous compléterons le tableau qu'en a brossé Pinet, en relatant l'affaire du point de vue de l'"administration" de l'Ecole, c'est-à-dire d'Arago à qui la révolution de Juillet et la faveur dont il jouissait alors au Palais-Royal avaient donné, de fait, tout pouvoir à l'Ecole. Curieuse scène d'histoire qui met un futur "quarante-huitard" en face d'une contestation du style "soixante-huit".
La Commission de réorganisation, composée de deux généraux (artillerie et génie) et de quatre professeurs (Arago, Dulong, Gay-Lussac et Prony) avait travaillé rapidement. L'ordonnance avait été signée le 13 novembre 1830, juste avant la rentrée. En même temps, une lettre du Ministre de la Guerre chargeait Arago "de remplir les fonctions de commandant de l'Ecole, jusqu'à ce qu'il ait été pourvu à cet emploi". En fait, l'intérim ne durera que quelques jours : le général Bertrand, ancien aide de camp de l'Empereur et compagnon de celui-ci à Saint-Hélène, sera nommé sous quinzaine. Mais c'est assez pour qu'Arago ait à présider les trois premiers Conseils de l'Ecole, les 17, 19 et 23 novembre 1830.
Le mercredi 17 novembre, Arago prend ses fonctions. Le Conseil se contente de régler des détails d'emploi du temps ; le professeur d'histoire, Aimé-Martin, légitimiste bon teint, fait obstruction avec véhémence, sans succès. Tout semble calme. La rentrée n'est pas encore faite.
Le surlendemain, à huit heures du soir, nouvelle réunion du Conseil. Voici le compte-rendu (24)) :
"Monsieur Arago informe le Conseil des désordres qui ont eu lieu aujourd'hui à l'Ecole. Les élèves ont, dès le matin, refusé toute obéissance aux officiers chargés de la police intérieure. Cependant, ceux de première année se sont rendus sans difficulté à la leçon de géométrie descriptive et s'y sont bien comportés. Quant aux élèves de deuxième année, plusieurs sont sortis dès le matin sans permission. Le portier n'y a mis aucun obstacle et Monsieur Arago remarque, à ce sujet, que les agents subalternes de l'Ecole ont beaucoup plus de crainte des élèves que des chefs et il a dû menacer le portier de le renvoyer si, à moins de voies de fait de leur part, il leur ouvre la porte sans autorisation [...]
Il est assez difficile de bien démêler les véritables causes de cette insurrection. M. Arago ne doute pas que ce soit l'influence de l'association ou, comme il croit pouvoir l'appeler, du club des anciens élèves de l'Ecole polytechnique, qui occasionne cette effervescence des têtes. Il a rassemblé les chefs de salle et s'est entretenu avec eux pendant quatre heures ; il leur a communiqué les motifs qui avaient déterminé à introduire dans la nouvelle organisation certains articles contre lesquels ils élèvent de vives réclamations. Il a obtenu d'eux la promesse de rentrer dans l'obéissance ; mais il a entrevu qu'ils comptent sur le renvoi de plusieurs personnes ; et, cela étant, il est heureux qu'aucune nomination n'ait encore été faite, car l'autorité aurait peut-être fléchi et ils seraient devenus plus exigeants. D'un autre côté, si elle ne cède pas, que deviendra l'Ecole ? Dans l'ignorance où était M. Arago de leurs dispositions à l'égard de M.M. Lemire et Lordon (25)), il a cru prudent de ne pas faire aller les élèves de deuxième année à la leçon de dessin indiquée pour ce soir et il leur a accordé la permission de sortie. M. Arago termine cette communication en témoignant des inquiétudes pour la journée de demain et en priant le Conseil d'exprimer son opinion sur ce qu'il serait convenable de faire dans le cas où les élèves se mettraient en état d'insurrection. Plusieurs membres, après avoir manifesté l'espoir que le calme serait rétabli demain dans la tête des élèves, émettent l'avis, qui n'est combattu par personne, que, dans le cas d'une nouvelle insurrection, M. le Commandant par intérim devrait se retirer près du Ministre de la Guerre".
Le style n'a pas le caractère compassé qu'ont souvent ces comptes-rendus : on croit entendre parler Arago.
Le mardi suivant, 23 novembre, il n'est plus question des élèves : le Conseil règle calmement un dossier contentieux. Le 1er décembre, la séance sera présidée par le général Bertrand. L'ordre règne. Il n'y eut donc pas "d'insurrection" (on n'hésitait pas devant les grands mots, après Juillet !).
Le général de Charles X, Bordessoule, et son aumônier étaient partis. Cauchy avait disparu, sans même donner sa démission. Binet, l'ancien répétiteur de Monge puis d'Arago, le congréganiste censuré par Napoléon, devenu en 1816 "inspecteur des études", passe à la trappe : il n'y a plus d'"inspecteur des études" dans la nouvelle organisation, mais de nouveau un "directeur des études" (le titre devait subsister dorénavant jusqu'en 1969). Nuance qui permet de remplacer Binet, honni des élèves, par Dulong.
Aussitôt après, Arago va prendre ses distances. Voici en quels termes il annonce au général Bertrand qu'il démissionne de son poste de professeur, en date du 9 décembre 1830 (26)):
" Monsieur le général, dès que l'Académie des Sciences m'eut confié, après la mort de M. Fourier, les fonctions de secrétaire perpétuel, je reconnus que les travaux qu'elles m'imposaient joints à mes devoirs d'astronome, ne me permettaient pas de rester à l'Ecole polytechnique comme professeur. J'annonçai donc que je me retirerais à la fin de 1830. Cette déclaration, je la renouvelai, il y a quelques mois, devant S.A.R. le duc d'Orléans et le Ministre de l'Intérieur, lorsque je fus appelé à faire partie d'une commission qui, par une organisation nouvelle, devait concilier les besoins généraux de l'Ecole, avec les besoins non moins impérieux de divers Services Publics. Pour qu'on ne cherchât pas quelque connexion entre ma retraite et les légers désordres dont la rentrée des élèves a été accompagnée cette année, j'ai différé pendant plusieurs jours à vous entretenir de cet objet ; mais aujourd'hui que ce motif n'existe plus, je vous envoie définitivement ma démission.
Ce n'est pas, je l'avouerai, sans quelque émotion, que je me sépare pour toujours d'une école à laquelle j'ai appartenu 26 années, soit comme élève, soit comme professeur ; mais les devoirs inhérents à ma position actuelle, ne me permettent pas d'hésiter. Veuillez etc ... "
Arago a été élu secrétaire perpétuel de l'Académie le 7 juin 1830 et il est opposé au cumul des fonctions. En 1822, il avait refusé pour cette raison d'être candidat à ce même poste de secrétaire perpétuel, mais l'argument, il est vrai, avait paru alors un peu suspect : n'était-il pas destiné d'abord à contrer la candidature de Biot, avec qui Arago était en froid et qui, lui, acceptait le cumul - et à soutenir celle de Fourier, que préférait Arago et qui d'ailleurs fut élu ?
Ceci dit, l'hostilité d'Arago au cumul des fonctions, et peut-être surtout des traitements qui leur sont attachés est un trait constant de son caractère : il est consciencieux et personnellement désintéressé, il vit simplement et tient sans doute plus à jouer un rôle important et influent qu'à faire fortune. Il avancera encore l'objection du cumul, en 1836, pour refuser le fauteuil qu'on lui offre à l'Académie Française. Et ne dira-t-il pas à Louis-Philippe lorsque, député, il le rencontre après les émeutes de 1832, "qu'il n'acceptera jamais aucun des emplois, grands ou petits, dont le gouvernement dispose" ? (27))
Quoiqu'il en soit, il est bien évident que démissionner, c'est choisir. Arago choisissait donc d'être astronome, secrétaire perpétuel et homme politique plutôt que professeur à Polytechnique. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que, tout en restant très attaché à l'Ecole et à ses relations avec les élèves, il n'était pas passionné par son cours. Le programme, depuis vingt ans, était pratiquement le même, et souvenons-nous qu'Arago, qui n'était pas mathématicien, n'était pas spécialement préparé à succéder à Monge. On y a ajouté la géodésie, qui était bien de son domaine, "l'arithmétique sociale" qui l'intéressait sans doute, mais il n'avait jamais enseigné la physique où pourtant il s'était illustré.
Le Conseil enregistre sa démission dans la séance du 11 décembre 1830, et les registres administratifs mentionnent qu'il fut rayé des états de traitement le 28 février 1831.
Pendant une douzaine d'années cependant, Arago va continuer à participer, de plus ou moins loin, à la vie de l'Ecole.
Si nous avons longuement décrit les péripéties de la rentrée de 1830, c'est parce que ce fut la première manifestation d'une opposition entre les conceptions d'Arago concernant l'Ecole polytechnique et celles de nombre d'anciens polytechniciens : ceux qu'Arago appelle "le club des anciens élèves". C'est à la tribune de la Chambre des Députés où siègent Tracy et Liadières, qu'année après année, de 1833 à 1836, on verra ceux-ci attaquer Arago, toujours sur les mêmes questions : le rattachement au Ministère de la Guerre, le "décasernement", l'élargissement de la mission à l'Ecole et l'augmentation du nombre d'élèves : débat étonnamment moderne, puisqu'à travers les âges et les régimes successifs, on en discute encore. Arago avait pris en 1830 des positions très nettes : il les défendra vigoureusement, et il semble d'ailleurs que, dans ses rapports avec l'Ecole polytechnique, il se soit borné pendant ces années à justifier publiquement ses positions de principe, ce qui montre qu'il les jugeait importantes. Il n'interviendra pas, apparemment, dans les affaires intérieures de l'Ecole, ni dans les modifications qui corrigeront, en 1831 et 1832, les réformes de "son" ordonnance de 1830 et qui restitueront, à peu de chose près, le régime instauré par la loi fondamentale du 25 frimaire an VIII tout en respectant les grandes orientations imposées par Arago en 1830 : rattachement au Ministère de la Guerre, maintien du casernement des élèves.
L'occasion annuelle était la discussion du chapitre du budget du Ministère de la Guerre intitulé "Ecoles Militaires". Le même scénario, pratiquement avec les mêmes acteurs, se reproduisit dans les séances du 3 avril 1833, du 21 avril 1834, du 18 mai 1835 et du 8 juin 1836. C'est toujours Victor de Tracy qui mène l'attaque, soutenu par certains collègues -Liadières notamment, en 1836 (28)) - et parfois par la commission du budget. Il réclame qu'on détache l'Ecole du Ministère de la Guerre, qu'on rende l'Ecole libre comme avant 1804, qu'on rétablisse le "but général" ("répandre l'instruction des sciences mathématiques, physiques et chimiques") qui avait disparu de la définition de la mission de l'Ecole, ne laissant que le "but spécial" ("fournir les besoins des services publics").
On serait tenté de ne voir dans ces discours que le rappel nostalgique d'anciens élèves évoquant l'âge d'or de leur jeunesse, leur propre réussite étant la meilleure preuve de la perfection de l'institution et de la nocivité de tout changement. Mais ce serait rabaisser le débat et minimiser les personnages : Tracy était un esprit original, distingué, très ouvert, fort loin d'être un médiocre "ancien élève" et point du tout conservateur, même lorsqu'il mettait au-dessus de tout "l'école de Monge, de Carnot et de Prieur" qu'il avait connue dans sa jeunesse six ans avant Arago. En face de son "honorable collègue", il convient de le présenter.
Victor de Tracy était le fils de l'académicien Destutt de Tracy [1754 - 1836]. Celui-ci, aristocrate réchappé de la Terreur, eut sa belle époque sous le Directoire où il était célèbre dans les salons philosophiques de Paris, chef de file des "Idéologues", école qui eut le don d'irriter Napoléon et dont il faut bien dire que l'oeuvre et l'influence sont restées jusqu'à nos jours assez confidentielles. A sa mort, en 1836, Arago, pressenti pour occuper son fauteuil à l'Académie Française, refusa (29)).
Le fils Tracy était entré à Polytechnique en 1797. Il avait donc connu Monge et Berthollet avant leur départ en Egypte, au début de 1798. Il avait dû entendre parler, élève, des débats au Corps Législatif pour et contre l'Ecole, alors fort attaquée (30)).
Sorti dans le génie, il fit les guerres de l'Empire, la campagne de Russie où il fut fait prisonnier. Il quitta l'armée avec le grade de colonel en 1818 et entra en politique en 1822 comme député de l'Allier, où sa famille avait des propriétés. Il était alors d'"extrême gauche", c'est-à-dire libéral et opposé à la monarchie des Bourbons. On le voit s'occuper de l'amélioration du sort des paysans, lutter contre l'esclavage, participer au mouvement de solidarité en faveur d'un enseignement populaire pour "répandre dans les classes laborieuses les premiers éléments des sciences positives". C'est le but déclaré de l"'Association polytechnique" qui sera fondée le 18 août 1830, et dont il sera, avec Auguste Comte, vice-président. La veille, au banquet d'élèves et d'anciens élèves dont nous avons parlé plus haut, on l'a applaudi, on a porté un toast en son honneur, preuve de l'enthousiasme que soulevaient alors l'Association et les idées de Tracy.
Il restera député encore vingt ans, évoluant progressivement du centre libéral à la droite conservatrice, mais sans renier l'essentiel de ses idées : il accepte, quelques mois, le poste de Ministre de la Marine de la Seconde République en 1849, (Arago l'avait occupé en 1848), proteste contre le coup d'Etat du 2 décembre 1851 et se retire de la vie publique.
Ses opinions sont, comme on le voit, loin d'être contraires à celles d'Arago - même si leur évolution politique se fit plutôt en sens inverse -, et ils partagent assurément les mêmes idées dans leur volonté de progrès social et de lutte contre la misère. Mais Tracy nous paraît plus marqué par l'idéologie révolutionnaire (plutôt girondine que jacobine) dont il a connu, avant l'Empire, les derniers enthousiasmes. Arago, lui, est encore en 1830, avant tout, savant et professeur. Et, sous l'Empire, tandis que l'un avait trouvé en face de lui les héros de Tolstoï de "Guerre et Paix", l'autre avait fréquenté Laplace et la Société d'Arcueil.
Ecoutons d'abord Tracy évoquer l'âge d'or de la république des professeurs.
"Quand nous avions pour chef l'illustre Monge, l'Ecole polytechnique était administrée avec la plus grande simplicité ... [Son état-major] se composait de quatre personnes qui étaient en même temps professeurs. M. Monge, qui en était le directeur, faisait lui-même un cours et je ne pense pas qu'à cette époque l'Ecole polytechnique allât plus mal" (31)). Les souvenirs l'abusent, assurément, car il y avait plus de quatre personnes ... mais que l'Ecole était belle,alors : "l'Ecole polytechnique était libre au départ, pendant onze ans [...], elle a fait un honneur infini à la France tant dans les services publics que dans les sciences et les arts". Or "d'une école vraiment nationale, elle est devenue une école militaire ; son caractère primitif, essentiel, a disparu" (32)). C'est le leit-motiv de Tracy : décasernons et détachons l'Ecole du Ministère de la Guerre (de son temps, l'Ecole dépendait du Ministère de l'Intérieur) pour en faire non pas seulement une Ecole de futurs ingénieurs - civils ou militaires - mais un foyer d'éducation scientifique supérieure, de rayonnement des lumières. "A cette époque, on regardait comme nécessaire de créer un réservoir où la société, soit pour les services publics, soit pour les services particuliers, pût trouver des hommes capables de remplir ses besoins. C'est cette pensée qui est digne de la nation" (33)).
Et Tracy d'avancer une idée, qu'il fait cautionner par les grands ancêtres, et qui, par-dessus un siècle, rejoint l'ambition actuelle de l'Ecole d'y développer la formation par la recherche : "qu'on ajoute à l'Ecole une sorte d'addition, une sorte d'école normale, c'est-à-dire qu'après les trois ans accomplis [Tracy voulait une scolarité de trois ans - comme de son temps ... - au lieu de deux] ceux des élèves qui auraient une vocation particulière pour les sciences physiques et mathématiques pourraient s'y consacrer sous les savants chargés de l'instruction de cet établissement. C'est ainsi que cela existait lorsque j'en faisais partie" (34)).
A ce discours répété d'année en année et soutenu par quelques épigones, Arago va répondre sur le fond, en se répétant, bien sûr, lui aussi. A tel point que, lorsqu'il réunit les textes à publier dans ses Oeuvres Complètes, il se contenta de son discours de 1834, jugeant inutile de reprendre ceux de 1833, de 1835 ou de 1836.
Sur le rattachement au Ministère de la Guerre, Arago donne des explications un peu embarrassées : c'est le résultat d'un compromis, d'une "transaction" au sein de la Commission de 1830 : les deux généraux qui en étaient membres ont fait état de l'irritation des militaires constatant que "les élèves qu'on leur envoyait étaient toujours à la queue des promotions". Pour y remédier, on a accepté d'obliger les élèves à choisir leur corps de sortie avant la fin de la première année. Mais, du coup, on risquait d'avoir des élèves qui sortent sans emploi (si trente avaient demandé les Ponts et Chaussées et qu'il n'y eût finalement que vingt places ?) : pour ceux-là, les militaires offraient des sous-lieutenances d'infanterie ou de cavalerie, mais la loi exigeait alors qu'ils viennent d'une école militaire ; il fallait donc donner ce statut à Polytechnique en la rattachant au Ministère de la Guerre (35)).
Constatant d'ailleurs que le Maréchal Soult, alors Ministre de la Guerre, est parfois intervenu de façon fâcheuse dans les premières années de sa tutelle (n'avait-il pas envisagé de déménager l'Ecole à Versailles !) et que surtout l'objet de la "transaction" s'est évanoui - dès 1831, on était revenu à l'ancien système du choix des corps à la fin de la seconde année -Arago se déclare finalement neutre quant à la tutelle, regrettant plutôt la décision de 1830. A l'Intérieur ! réclament certains députés ; au Ministère du Commerce et des Travaux publics ! disent d'autres. Ou encore : à l'Instruction publique ! Mais là, Tracy s'oppose : l'Université, dit-il, ne rappelle "que des souvenirs antiques, et même gothiques". De toute manière, le président de la Chambre fait remarquer que la question n'est pas à l'ordre du jour... L'Ecole polytechnique reste rattachée à la Guerre et le sera sans interruption (sauf pendant l'occupation de 1940) jusqu'à aujourd'hui.
Dû un peu au hasard des circonstances - et Arago en fut l'instrument - ce rattachement était relativement logique, puisque la majorité des élèves entrait dans les services militaires et seulement une minorité dans les services civils dont les tutelles variaient au gré des gouvernements. On aurait pu le remettre en cause un siècle plus tard après 1950 lorsque le "but général" (former des cadres supérieurs de la nation) en vint à primer, du moins pour le nombre d'élèves qu'il touchait, le "but spécial" (fournir les services publics). Il n'en fut rien, heureusement : la stabilité institutionnelle du Ministère de la Guerre (ou de la Défense), le respect par celui-ci de l'indépendance de l'Ecole et d'une certaine autonomie, permettent à l'institution de garder sa spécificité, et sa liberté d'évoluer sans trop de contraintes pour s'adapter à son temps tout en restant fidèle à sa mission.
Sur le casernement, en revanche, Arago se montre catégorique : il a connu l'Ecole libre, mais "l'instruction moyenne y était extrêmement faible ...Il y avait bien anciennement quelques élèves d'élite, mais la masse ne travaillait pas ; elle n'était même pas assidue" (M. de Tracy avait-il été dans l'élite ou dans la masse ... ? ) Et de passer à l'argument politique, fort approuvé par ses collègues de la Chambre : "ce serait une immense faute que de jeter, au milieu d'une population agitée par tant de passions politiques, les élèves de l'Ecole polytechnique (Mouvement - adhésion prolongée). Aujourd'hui ils vivent en très bonne intelligence. Faites que, chaque soir, les élèves puissent entendre débattre, dans un sens ou dans un autre, les questions politiques qui divisent le pays et dites-moi si le lendemain ils ne rapporteront pas dans les salles des germes de discorde et de division (Très bien ! Très bien ! ) Dites-moi s'ils auront l'esprit assez libre pour se livrer utilement au travail ! " (36)).
Sur cette dernière phrase, il n'y a plus d'applaudissements, et pourtant, c'est bien ce qui tient à coeur à Arago : de toute sa fibre de professeur, il veut que les élèves se consacrent d'abord à leur travail. Il a d'ailleurs consulté les élèves sur ce point en 1830 ... mais la question qu'il leur pose a été bien tournée : "travaillerait-on aussi bien si l'Ecole était décasernée ? l'immense majorité répondit négativement". Les élèves ont donc plébiscité le casernement ... Il est vraisemblable, d'ailleurs, que les élèves préféraient la sécurité et la tranquillité d'un internat aux aléas d'une vie d'externe, d'ailleurs finalement plus coûteuse. A Tracy champion de la liberté, c'est le professeur qui répond : il fut lui-même brillant élève et veut qu'on se consacre avant tout à l'étude. Le prétexte de l'agitation politique est sans doute second, et d'ailleurs Tracy réplique fort justement que "de son temps celle-ci était bien plus grande".
De nos jours, et sans qu'aucune décision spectaculaire vienne annuler celle de 1804, l'Ecole a été, de fait, décasernée : les permissions de sortie, de plus en plus étendues à partir des années 1960, ont transformé très progressivement l'ancien internat en une Ecole "libre" conforme, sur ce point, aux voeux de Tracy.
La discussion sur le "but général" et le "but spécial" de l'Ecole touche une question de fond sur la mission de l'Ecole. Il n'est pas inutile d'en faire l'histoire brièvement.
La Convention, en créant en l'an II l'Ecole centrale des Travaux publics, devenue un an plus tard l'Ecole polytechnique, s'était assignée un double but : former les ingénieurs civils et militaires dont la nation avait besoin, mais aussi "répandre les lumières" grâce au rayonnement scientifique d'un établissement dont les professeurs seraient parmi les premiers savants du moment.
Cet objectif est clairement exposé dans le décret de création du 7 vendémiaire an III. Il ne fut pas modifié sous le Directoire et la loi fondamentale du 25 frimaire an VIII le confirma dans son article premier :
"l'Ecole polytechnique est destinée à répandre l'instruction des sciences mathématiques, de la physique, de la chimie et des arts graphiques, et particulièrement à former des élèves pour les écoles d'application des services publics ci-après, savoir etc ..."
Et cette rédaction fut reprise en 1816.
C'est le décret du 13 novembre 1830, celui de la "Commission Arago", qui, pour la première fois, supprima le but général, remplaçant même "former des élèves pour ... " par "fournir les élèves des ... ". Devant l'inquiétude et les protestations que souleva cette rédaction, on revint, un an après, au double but - mais finalement un nouveau décret de 1832, intervenu après les troubles de juin 1832 et le licenciement qui s'ensuivit, reprit de nouveau le but spécial seulement.
Depuis 1832, constamment, jusqu'en 1956, huit décrets d'organisation échelonnés de 1844 à 1930 se bornent tous au seul but spécial. La seule différence est que les uns parlent de "former", les autres de "fournir"...
C'est le décret du 28 janvier 1957, et surtout la loi du 15 juillet 1970 qui rétablit enfin l'ambition initiale des fondateurs de l'Ecole. La dernière loi est particulièrement explicite :
"l'Ecole polytechnique a pour mission de donner à ses élèves une culture scientifique et générale les rendant aptes à occuper, après formation spécialisée, des emplois de haute qualification ou de responsabilité à caractère scientifique, technique ou économique dans les corps civils et militaires de l'Etat et dans les services publics et, de façon plus générale, dans l'ensemble des activités de la Nation".
Il faut donc bien constater que, durablement, et sous l'impulsion initiale d'Arago, l'Ecole polytechnique a renoncé - au moins sur le papier des textes officiels - à servir, de manière générale, le développement des sciences, pour se limiter au rôle de "fournisseur agréé" des services techniques du gouvernement. D'où la double critique qu'on ne manquera pas de faire à l'institution : privilégier le "pouvoir" sur le "savoir", et détourner vers celui-là ses élèves qui eussent été les mieux doués pour faire progresser celui-ci, tarissant ainsi les élites scientifiques où devraient se recruter savants et chercheurs.
Le tournant pris en 1957 et confirmé par la loi de 1970 a redressé la situation, et la politique affichée est maintenant différente. Quant à la réalité, elle est naturellement bien plus complexe que ne la présentent des jugements simplistes. Le rôle des polytechniciens dans la science, dans les armées, dans l'administration publique, dans les affaires, son évolution sous les divers régimes, sa relation avec les tendances de l'opinion publique dans les diverses époques, tout cela ne saurait s'analyser en quelques phrases. Le débat ouvert déjà sous le Directoire entre la vocation à la science et la vocation au service public se prolonge encore de nos jours et ne dépend pas seulement de la lettre des textes officiels ; ce n'est qu'un épisode, mais significatif, que nous allons évoquer en écoutant Tracy et Arago à la tribune de la Chambre des députés.
Tracy d'abord. "[Dans ses onze premières années], la loi fondamentale de l'Ecole reposait sur une vaste, une immense idée ; c'était celle de créer un enseignement des sciences physiques et mathématiques, un enseignement supérieur, pour que la société pût puiser dans ce réservoir tous les sujets dont elle aurait besoin, et naturellement les services publics avant les autres. Voilà, Messieurs, le principe fondamental tel que l'ont conçu les Monge, les Carnot, les Prieur, les hommes qui ont présidé à la fondation de l'Ecole" (37)). L'année précédente (1835), il avait dit cela presque dans les mêmes termes, ajoutant un argument "ad hominem" : "Je ne comprends pas comment on voudrait priver la France et la société des services que peuvent rendre les élèves qui ne se destinent pas aux services publics. Je prends mon exemple dans notre honorable collègue lui-même. Si tous les élèves de l'Ecole polytechnique eussent été des ingénieurs de l'artillerie et des Ponts et Chaussées, aurions-nous l'avantage de le voir occuper une place si éminente à l'Institut parmi les premiers savants de l'Europe ? ... Ouvrons donc le temple du savoir à qui veut y entrer ; ne fixons pas le nombre des élèves ; disons que tous ceux qui seront jugés admissibles pourront y être reçus " (38).
On sent bien que celui qui parle, c'est le vice-président de l'Association Polytechnique, dédiée à l'enseignement populaire, peut-être influencé par les saint-simoniens et sans doute disciple de Rousseau. En face de cet idéaliste, Arago oppose - malgré l'emphase oratoire - le froid réalisme d'un professeur et d'un examinateur. Nous l'avons vu dire son agacement, au Conseil de l'Ecole du 19 novembre 1830, en face de cette "association,... de ce club des anciens élèves de l'Ecole polytechnique, qui occasionne cette effervescence des têtes". Il est bien probable qu'il visait alors l'Association Polytechnique, Tracy et les siens. Il a réussi à calmer l'agitation qu'ils avaient semée. Trois ans, six ans après, les voilà qui reviennent à la charge, profitant de la tribune de la Chambre. Il va leur dire leur fait, avec toute l'autorité - on la sent en lisant le débat - que lui confère sa position éminente à l'Institut. "Avant de recevoir tous les admissibles, il faudrait résoudre un autre problème : ce serait de rendre admissibles tous les élèves qui sont admis : qui ignore, en effet, que, chaque année, dix, douze, quinze élèves sont renvoyés de l'Ecole polytechnique parce qu'ils n'avaient pas eu une instruction suffisante pour suivre tous les cours ? " (39))
Et une autre année : "je déclare que dans la masse des candidats, il n'y en a jamais 150 [on proposait de porter l'effectif de chaque promotion de 120 ou 130 à 150] qui puissent suivre fructueusement les cours multipliés et extrêmement difficiles de l'Ecole polytechnique ... Rien n'est plus distingué qu'un élève dont le nom est inscrit à la tête ou vers la tête d'une promotion de l'Ecole polytechnique ; mais aussi rien de plus médiocre que celui qui reste à la queue" (40)). Quant à prendre des élèves libres externes, non candidats aux services publics, c'est une utopie : alors que la possibilité réglementaire existait, avant 1830, on n'en a compté que 18 en 14 ans. Et d'ailleurs, si l'on en admettait trop, ils gêneraient l'étude des élèves sérieux. Et de s'attaquer même aux illusions sur l'âge d'or : "Le cours de Lagrange, outre qu'il portait sur des questions assez faciles ( ? sic ) n'était pas obligatoire. C'était un cours d'amateurs. Il se donnait ordinairement aux premières leçons ; à la fin, ce n'était plus qu'une conversation, très instructive sans doute, mais de huit à dix élèves en profitaient" (41)).
Le point de vue d'Arago apparaît donc étroit - élitiste, si l'on veut - sans illusion sur les capacités ni sur l'ardeur de l'élève moyen. Sans illusion sur les motifs des candidats et de leurs familles : "je crois que généralement on n'arrive à l'Ecole polytecnique que pour avoir un emploi. Je regarde donc comme nécessaire que tous les élèves qui se montrent assidus et rangés, que tous ceux qui satisfont aux examens, puissent être placés" (42)). Aucune envolée sur le service de la nation : Arago voit bien le rôle de l'Ecole comme limité à "fournir" les services publics. Une telle attitude, a priori, surprend, car, dans les faits, il est, tout comme Tracy, un homme d'ouverture : n'est-ce pas lui qui fait entrer la presse et le public aux séances de l'Académie des Sciences ? N'est-il pas passionné de progrès scientifique et technique ? Inquiet de l'amélioration du sort des ouvriers ? C'est lui qui, dans les faits, abolira l'esclavage dans les colonies. Et quant à l'enseignement populaire, il le pratique depuis des années à l'Observatoire et lui donnera le titre significatif d"'Astronomie populaire". Entre Tracy et Arago, il y a opposition des mentalités plutôt que des intentions : le savant exigeant d'un côté ; le notable aux idées généreuses, de l'autre.
Depuis ces années de la monarchie de Juillet, l'effectif des promotions s'est gonflé au fil des ans, passant des 120 de 1835 aux 300 de 1965. Mais la question reste posée, à peu près dans les mêmes termes, de l'ouverture plus ou moins grande de l'Ecole et de l'augmentation du nombre des élèves. Il est piquant de voir le ministre socialiste de 1983 reprendre les idées du député libéral de 1835, Victor de Tracy ("Ouvrons le temple du savoir ! ") et, en face, la classe polytechnicienne (le "club des anciens élèves", disait Arago) manifester ses réticences - de façon d'ailleurs moins catégorique qu'Arago à l'époque (43)).
Sous la Restauration, nous l'avons dit plus haut, le Conseil de perfectionnement -créé par la loi du 25 frimaire an VIII - avait été réformé, sous l'influence de Laplace ; les professeurs en avaient été exclus ; ils siégeaient seulement au Conseil d'Instruction, subalterne. Rien d'étonnant à ce que la Commission de 1830 dont quatre membres sur six étaient des professeurs, réagisse en supprimant le Conseil de perfectionnement, jugé trop extérieur, pour rétablir la "république des professeurs" qu'avait été l'Ecole au temps de Monge, avant l'an VIII : un seul conseil donc, le Conseil de l'Ecole - celui qu'a présidé Arago, nous l'avons vu, en novembre 1830. En fait, la mesure n'était pas heureuse, car s'il n'est pas normal que les professeurs n'aient pas voix au chapitre, il faut aussi que le Conseil soit ouvert à des personnalités extérieures et aux dirigeants des organismes qui recrutent à l'Ecole. On ne tarda pas d'ailleurs à corriger l'initiative d'Arago : un an plus tard, le 25 novembre 1831, une nouvelle ordonnance rétablissait un Conseil de perfectionnement, mais avec la composition adoptée en l'an VIII, et notamment quatre professeurs et trois académiciens. Arago y est nommé, au titre de l'Académie, et y sera reconduit jusqu'en 1844.
C'est ainsi qu'Arago, même après qu'il eût quitté l'Ecole, va continuer encore pendant une douzaine d'années, à y exercer son influence.
Indirectement déjà, de son poste d'académicien : "sa" Commission de 1830 avait fait adopter une innovation : les nominations de professeurs à l'Ecole devaient être faites sur présentation d'une liste établie par l'Académie des Sciences : un rôle décisif était ainsi dévolu à celle-ci pour le recrutement du corps enseignant, car le Conseil de perfectionnement, qui transmettait ensuite ses propositions à la nomination du Ministre, n'avait garde de réformer le jugement d'une instance aussi compétente et aussi prestigieuse. Il est peu probable qu'Arago se soit désintéressé de ces choix.
Quant à ses interventions directes au Conseil de perfectonnement, où, rappelons-le, il est nommé dès 1832, elles se feront attendre. Arago commence par le bouder, n'assistant qu'à une seule (celle du 25 juillet 1834) des 18 séances que tient le Conseil de 1832 à la fin de 1835. Est-ce dépit qu'on ait ressucité cet organisme qu'il avait supprimé ? toujours est-il qu'il écrira plus tard (44)) "cette institution n'était point nécessaire, elle n'a fait aucun bien, elle n'a empêché aucun mal ; pour des yeux attentifs et non fascinés, ce Conseil a toujours été un rouage superflu, composé d'éléments hétérogènes sans cohérence et sans force". Aussi se vante-t-il ailleurs (45)) "de n'avoir assisté que très rarement à ses très rares séances". Mais là, il exagère : les séances étaient assez fréquentes, et il y devint, soudainement, fort assidu de 1836 à 1839. Est-ce parce qu'Arago avait enfin surmonté ses déceptions de l'après-1830 ? A la tribune de la Chambre, nous l'avons vu, il avait été constamment sur la défensive, de 1833 à 1835, pour répondre aux attaques de Tracy et justifier les mesures qu'il avait fait prendre en 1830. L'épisode était terminé, les députés ayant d'autres soucis que d'écouter à chaque discussion budgétaire les querelles d'anciens élèves. Plutôt que d'agiter les grands principes, il fallait étudier des réformes plus modestes, mais indispensables à la modernisation de l'Ecole, envers qui, il ne faut pas l'oublier, une certaine fraction de l'opinion se montrait fort critique. C'est le moment où Théodore Olivier - un ancien élève - participait avec J. B. Dumas - professeur à l'Ecole - à la création de l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures, après avoir constaté que Polytechnique était incapable de fournir ces "médecins des usines et des fabriques" indispensables à l'essor de l'industrie naissante. C'est aussi l'époque où Balzac écrivait son Curé de village où les confidences désabusées d'un ingénieur des Ponts et Chaussées remplissent un long chapitre sous-titré : "une erreur du XIXe siècle" (c'est l'Ecole polytechnique).
Pendant trois ans, Arago va de nouveau s'intéresser à l'Ecole et participera aux commissions que constituera le Conseil de perfectionnement - souvent comme rapporteur. Voici quelques-unes de ses interventions.
En 1836, il rapporte au Conseil (46)) une proposition destinée à ouvrir des places de professeur dans l'Université pour les élèves sortants : une ou deux places, à condition qu'ils soient classés dans les vingt premiers. Poisson combat la proposition : que les élèves passent l'agrégation ou le doctorat, s'ils veulent entrer à l'Université ! (c'est d'ailleurs ce que le Ministre de l'Instruction publique avait répondu l'année précédente, en séance de la Chambre, à Arago qui avançait déjà la même suggestion ...) Le Conseil approuve la proposition et la transmet au Ministre, mais l'affaire n'eut pas de suite. Elle montre cependant que le problème des "passerelles" entre les grandes écoles et l'Université était déjà à l'ordre du jour, et qu'Arago s'y intéressait.
En 1837, le Conseil (47)) décide de réformer le concours d'admission. Jusque là, les candidats ne passaient qu'un seul examen oral, en mathématiques, et subissaient des épreuves écrites de français, de latin et de dessin. Tout se jouait donc, pratiquement en une fois, avec un seul examinateur, comme au temps où Arago lui-même s'était présenté en 1803, lorsqu'il avait, à l'en croire, sévèrement remis à sa place le frère de Monge, examinateur délégué à Toulouse. Arago demande qu'on fasse dorénavant passer deux oraux - pour des raisons évidentes de justesse dans l'appréciation du candidat. Il y a cependant des opposants (que fera-t-on si les deux notes sont très différentes ? la moyenne aura-t-elle un sens ?), mais la proposition est adoptée et sera suivie d'effet : le concours d'admission, si simple en 1794, commence à se compliquer. On ne s'en tiendra pas là : les candidats subissent aujourd'hui quinze épreuves différentes qui concourent avec divers coefficients à leur classement sur la liste d'admission !
En 1838 se pose, toujours pour le concours d'entrée, la question d'introduire la physique dans les connaissances exigées au programme d'admission. En effet, si curieux que cela nous semble aujourd'hui, le programme ne portait que sur les mathématiques et l'examinateur d'admission n'interrogeait que sur celles-ci. C'est ensuite, à l'Ecole même, que les élèves, tout en continuant à étudier les mathématiques, apprenaient la physique et la chimie. On pourrait penser qu'Arago allait insister pour cette introduction de la physique, qui obligerait les candidats à l'apprendre dans les classes préparatoires ? Il n'en est rien. Arago était absent le 28 décembre 1838 à la séance du Conseil où avait été adoptée - malgré une certaine opposition - le principe d'interroger sur la physique au concours d'entrée de 1840. Mais il vient à la séance suivante, le 26 janvier 1839, et déclare qu'il est contre cette proposition et, "qu'il la combattra" (les comptes-rendus du Conseil n'emploient pas couramment des termes aussi agressifs !) Le Conseil est très partagé : Coriolis, alors directeur des études, soutient le projet, avec Duhamel le professeur d'analyse et Demontferrand, l'examinateur de physique. Mais le général marquis de Laplace (fils du grand) est contre, avec Poisson et Chevreul. On remet la question sur le tapis deux semaines plus tard. Poinsot cette fois, vient à la rescousse des opposants et Arago développe ses arguments : ceux des candidats qui étudient dans leur famille n'ont pas de "cabinet de physique" et seront donc désavantagés. Le programme d'ailleurs sera nécessairement "vague" et "les examinateurs ne sauront sur quels points poser leurs questions ...La distribution de l'électricité à la surface des corps, les propriétés de l'aiguille aimantée peuvent comprendre tout un monde de découvertes" ... Apparemment, la physique n'est pas encore en état de proposer le fatras de petits calculs et d'exercices auquel se réduira, cent ans plus tard, la curiosité des candidats pour les sciences de la nature.
Nouveau vote : le Conseil, cette fois, rejette le projet d'interroger les candidats sur la physique. Sans doute la majorité estimait-elle qu'il valait mieux admettre des élèves ignorants (sauf en mathématiques dans le maniement desquelles ils devaient faire preuve d'agilité) mais sans idées fausses, et à qui on pourrait enseigner ensuite de la bonne physique. Après tout, cette opinion n'était-elle pas fort respectable ?
Enfin, Arago interviendra plus tard, au début de 1842, sur une question qui sera pendant vingt ans un "serpent de mer" et qui reflète, une fois de plus, les difficiles relations entre une Ecole qu'on pourrait dire alors "sûre d'elle-même et dominatrice" et une Université dénoncée, nous l'avons vu, comme "archaïque et même gothique" : le problème du baccalauréat.
Il faudrait y consacrer un chapitre entier, et ce n'est pas ici le lieu. Rappelons seulement que le Ministre de l'Instruction publique avait demandé dès 1838 à son collègue de la Guerre que le baccalauréat soit exigé des candidats à Polytechnique. Le Ministre de la Guerre demande l'avis des Conseils : unanimité du Conseil d'Instruction et du Conseil de perfectionnement pour refuser d'imposer cette condition inutile. Insistance du Ministre. Nouveau refus. Deux ans plus tard, le Conseil est de nouveau saisi ; il décide de répondre négativement "à une immense majorité" et charge Arago, Mathieu et Liouville de rédiger la réponse au Ministre. Il faudra attendre le Second Empire (1855) pour que l'Ecole se voie imposer - malgré l'hostilité toujours formelle et motivée de ses Conseils - d'exiger de ses candidats "la peau d'âne".
En 1844, Arago est mêlé à un mini-drame comme l'Ecole en a connu bien des fois : les élèves s'insurgent contre une bévue du directeur des études (il prétend faire passer lui-même des examens, enfreignant la règle aussi nécessaire qu'évidente de la séparation des fonctions) ; le général, maladroit, fait signer au Ministre un décret de licenciement de l'Ecole. C'était heureusement le moment du départ en vacances : à la rentrée scolaire, on aura nommé un nouveau général et tout oublié. Cependant, au fort de la dispute, une délégation d'élèves était venue voir Arago qui leur avait d'ailleurs conseillé le calme. Mais un anonyme l'attaque dans le journal "le Constitutionnel", insinuant que c'est lui qui a incité les élèves à la révolte et évoquant de manière critique et mensongère son rôle dans la réforme de l'Ecole en 1830. Arago rédige une réponse véhémente, où il n'a pas de peine à se disculper : elle ne sera pas publiée, mais il l'inclut dans ses Oeuvres complètes qui seront éditées après sa mort : c'était pour lui l'occasion de mettre lui-même les choses au point sur ses rapports avec l'Ecole pendant la monarchie de Juillet.
Simple coïncidence ? Toujours est-il qu'Arago cesse, en cette année 1844, de faire partie du Conseil de perfectionnement en qualité de membre de l'Académie des Sciences.
Mais c'est l'époque où il avait pris ses distances avec l'Ecole, comme aussi avec le pouvoir, et où une question le souciait avant toutes les autres : l'ignorance et la misère de ceux, de plus en plus nombreux, que recrutait la nouvelle civilisation industrielle. Député, homme politique, c'est là qu'il devait exercer son influence.
Déjà, dès 1834, son éloge académique de James Watt (48)), dans lequel il évoquait les incidences sociales du machinisme, nous avait montré un homme bouleversé par le sort de "certaines classes d'ouvriers", de ces "pauvres prolétaires", par l'existence "de ces rudes ateliers [où l'on trouve] le déchirant spectacle de pères de famille, de malheureux enfants des deux sexes assimilés à des brutes et marchant à pas précipités vers la tombe".
En février 1848, au contraire de juillet 1830, les élèves de l'Ecole ne prennent qu'une part marginale à la révolution, jouant plutôt les médiateurs et les chargés de bons offices que les manifestants. Les combats de rue sont d'ailleurs bien moins chauds qu'en 1830.
Quant à Arago, député de gauche, engagé de plus en plus fortement dans l'opposition au ministère Guizot, lié avec les républicains : Garnier-Pagès, Carnot (le fils aîné du grand Carnot), Marie, sa réputation d'académicien et de grand savant, sa forte personnalité, ses dons d'orateur, l'imposent pour la première combinaison gouvernementale, ce "gouvernement provisoire", ce "souverain collégial, chef d'Etat à onze têtes" intronisé à Paris par le mouvement populaire et dont l'autorité va s'imposer sans peine au pays. "Les grandes décisions du gouvernement provisoire seront signées des onze noms, généralement non suivis de titres, à deux exceptions près destinées à marquer avec éclat l'ampleur de l'unanimité acquise : "Arago, de l'Institut" et "Albert, ouvrier"" (49)).
Arago va rester en fonctions un peu plus de deux mois, le temps de faire élire l'Assemblée constituante au suffrage universel. Il aura le portefeuille de la Marine - c'est à ce titre qu'il signe le décret d'abolition de l'esclavage dans les colonies (avril 1848) - auquel s'adjoindra ensuite celui de la Guerre. Le 4 mai, la nouvelle Assemblée se réunit, proclame officiellement la République et délègue le pouvoir exécutif à une sorte de Directoire - la Commission executive - composé de cinq des membres du gouvernement provisoire : Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine et Ledru-Rollin. Arago est celui qui a obtenu le plus de voix : c'est lui qui présidera la Commission executive. Les ministres, agents de la Commission, en sont distincts ; Arago n'aura donc plus de portefeuille.
Après l'euphorie fraternelle et généreuse des débuts, l'atmosphère s'alourdit, le mécontentement populaire s'accroît avec la misère et le chômage, et, corrélativement, l'inquiétude des possédants et du parti de l'ordre. Arago, respectueux de la légalité républicaine, fait figure de modéré ; il s'oppose aux manifestants du 15 mai qui ont envahi l'Assemblée ; Albert, l'ancien membre du gouvernement provisoire, est arrêté ainsi que les principaux leaders de la gauche socialiste : Blanqui, Raspail, Barbes.
Quelques semaines plus tard, c'est l'insurrection ouvrière du 23 juin. Des dizaines de barricades s'élèvent dans les quartiers de l'Est de Paris lorsque la Commission executive, sous la pression bourgeoise inquiète de l'agitation qui règne dans les ateliers nationaux où l'on a regroupé les chômeurs, décrète la dispersion des ateliers nationaux parisiens. Sur une barricade où Arago, courageusement, est venu rencontrer les insurgés, un ouvrier lui dit : "Monsieur Arago, vous êtes un bon citoyen [...] mais vous n'avez pas le droit de nous faire des reproches. Vous n'avez jamais eu faim. Vous ne savez pas ce que c'est que la misère." L'émeute est réprimée par l'armée, commandée par le général Cavaignac. A l'Ecole polytechnique, les quelques élèves qui n'étaient pas encore partis en vacances se rangent aux côtés des "forces de l'ordre". L'un d'eux, qu'interpellent les insurgés, leur répond : "Vous n'êtes pas le peuple"...
Arago, dont la santé devient de plus en plus précaire, se retire définitivement de la vie politique.
Sa dernière intervention en faveur de l'Ecole - et combien émouvante - se situe tout près de la fin de sa vie. Nous sommes en décembre 1852, au lendemain de la proclamation du Second Empire, plébiscité - ô ironie - par le suffrage universel qu'avait établi le gouvernement dont Arago avait été l'éphémère président. Après son coup d'Etat du 2 décembre 1851, le prince-président avait exigé le serment : Arago l'avait refusé. Son frère Etienne était en exil, son fils Emmanuel suspect. Sa santé ne cessait de se dégrader. Il était pratiquement aveugle, mais, aidé de sa nièce, il revoyait, classait, complétait ses ouvrages. C'est alors qu'il écrivit l'"Histoire de ma jeunesse" et la notice biographique de Gay-Lussac (décédé en 1850) où il inséra un long passage sur cette Ecole à laquelle devaient tant Gay-Lussac et lui-même. L'éloge fut lu à l'Académie le 20 décembre 1852, mais publié peu après sous forme de plaquette, avec le titre "Sur l'ancienne Ecole polytechnique" (50)). C'est une défense et illustration de l'Ecole, un palmarès des plus brillantes réussites de ses anciens élèves dans ce que nous nommerions aujourd'hui les "technologies de pointe" : les phares dûs à Fresnel, la découverte des ciments hydrauliques de Vicat, etc ...
Mais ce n'était pas à un triomphalisme sénile que succombait Arago. Il fallait, une dernière fois, monter au créneau pour défendre l'Ecole, l'"ancienne" Ecole. Deux ans plus tôt, en effet, le prince-président (suivant l'usage ...) avait chargé une "commission mixte" de prendre en mains les destinées de l'Ecole. Le résultat avait été fâcheux. Ecoutons le sévère avertissement d'Arago :
Le membre le plus influent - et rapporteur - de cette "commission mixte" était Le Verrier, répétiteur de mécanique à l'Ecole , astronome de l'Observatoire, calculateur des perturbations d'Uranus (sur le conseil d'Arago) et découvreur de Neptune en 1846, ambitieux, vaniteux, grisé par son extraordinaire succès qui avait été considéré comme le symbole de la domination sur l'univers du cerveau de l'homme et de sa seule raison. Arago, toujours enthousiaste, l'avait alors soutenu et acclamé. Il avait été stupéfait d'apprendre, fin 1847, que Le Verrier, poussé par Guizot soucieux d'éliminer un "savant de gauche", intriguait pour le remplacer comme "directeur des observations" au Bureau des Longitudes. La manoeuvre n'avait pas abouti, la révolution étant survenue.
Anticipons la suite : aussitôt après la mort d'Arago, le ministre nomme Le Verrier "directeur de l'Observatoire" - rendu alors indépendant du Bureau des Longitudes. La réaction des astronomes fut unanime. Voici comment Flammarion nous conte l'affaire (51)) :
"La manière d'être des collaborateurs d'Arago ne fut pas équivoque. Au moment où l'on prétendait leur imposer le directeur actuel, où on les engageait à s'entendre avec lui, unanimement tous les astronomes quittèrent l'Observatoire comme un seul homme. C'eût été une scène digne de Molière si le drame ne s'y était pas mêlé, si des hommes illustres n'avaient pas vu leur carrière brisée et si l'un d'eux, hélas, n'avait même mis fin à ses jours ...
Le directeur nommé resta seul dans ce grand bâtiment [...]. Ce fut l'inauguration de son règne absolu. Nulle voix ne se faisait entendre pour combattre ses volontés et l'écho le plus fidèle répondait humblement à ses ordres sonores".
Tel était le dictateur qui avait dominé la "commission mixte", dont le volumineux rapport, rendu en novembre 1850, avait inauguré pour l'enseignement de l'Ecole et dans le corps enseignant, une ère de désorganisation, de méfiance, d'incohérence dont l'institution eut quelque peine à se guérir.
Aussi, avant de procéder à l'éloge de Gay-Lussac, Arago commencera-t-il par celui de l' "ancienne" école, où Gay-Lussac eut son premier laboratoire, s'illustra par ses premiers travaux, se lia d'amitié avec Humboldt, avec lui-même. Et il évoquera quelques uns des grands savants, des grands ingénieurs, qui y avaient reçu leur éducation scientifique.
Ce n'est plus le professeur, ce n'est plus le député de 1835 qui parle. Le voilà, curieusement, qui rejoint son opposant d'alors, Victor de Tracy, même si c'est Gay-Lussac qu'il fait parler : "L'Ecole polytechnique était, aux yeux de Gay-Lussac, sous le point de vue de l'instruction, une des institutions les plus parfaites que les hommes eussent jamais créées. Sa conviction était si entière à ce sujet, qu'il ne voyait pas sans un très vif regret que les seuls jeunes gens destinés aux services publics profitassent d'un cours d'étude si profond, si complet, si bien ordonné. Il aurait volontiers changé de fond en comble le régime intérieur de l'Ecole pour permettre à toute la jeunesse, sans distinction, de profiter des trésors de science qui tous les jours étaient étalés devant des élèves privilégiés".
Toujours ardent, toujours combattant, toujours optimiste, toujours inébranlablement fidèle, tel paraît Arago, aveugle et malade, quand il nous livre ses dernières pensées sur l'Ecole polytechnique et nous dit sa foi en l'avenir : "l'Ecole polytechnique sera prochainement rétablie sur ces anciennes bases et peu de mois suffiront pour faire reconquérir le terrain que des vues systématiques avaient fait abandonner".
Quelques mois plus tard, "le 2 octobre 1853, il s'éteignait. C'était peut-être la plus grande gloire de l'Ecole qui disparaissait".
Le convoi funèbre d'Arago fut suivi par une foule immense - soixante mille personnes, dit-on - une foule que le nouveau régime, qui s'était débarrassé alors de toute trace d'opposition active, non seulement laisse se rassembler, mais au cortège de laquelle il joint aussi un certain hommage officiel, adressé, prétendument "à l'illustre savant que la France regrette". L'un des cordons du poêle est tenu par Lebé-Gigun, "élève de l'Ecole polytechnique, représentant celle-ci" (52)).
Dans les pages qui précèdent, on a tenté, à travers les influences réciproques qui s'exercèrent mutuellement entre l'Ecole polytechnique et Arago, de dégager quelques traits du caractère, de la personnalité de celui-ci. Nous nous garderons, en terminant, de l'annexer, de l'emprisonner dans l'amphithéâtre auquel, tardivement, on donnera son nom. Prenons au contraire quelque distance, en citant Paul Bert qui, dans le discours que nous avons cité ci-dessus (9) parle très peu de Polytechnique, mais, en une longue période oratoire, résume admirablement l'essentiel de l'oeuvre et du caractère d'Arago :
" Homme de science, renversant l'hypothèse newtonnienne de l'émission de la lumière, déterminant la constitution physique du soleil, expliquant la scintillation des étoiles, la nature des aurores boréales, découvrant l'aimantation par les courants, origine de la télégraphie électrique, étendant à tous les corps la propriété magnétique, enfin, car je dois me borner aux sommets, signalant au plus éminent de ses disciples, l'astre encore inconnu, encore invisible, dont la découverte a ramené l'ordre parmi les planètes troublées, et demeure encore la marque la plus extraordinaire de la puissance du génie humain ; professeur, devant ses mille auditeurs de l'Observatoire, ou dans son fauteuil de secrétaire perpétuel, écrivant ses incomparables Notices scientifiques ou dictant, devenu aveugle, son astronomie populaire ; toujours, par la parole, ou par la plume, merveilleux de clarté, de sûreté, de puissance et d'ampleur ; agrandissant tout ce qu'il touche ; rendant à l'inventeur surpris sa découverte développée et fécondée ; semant à pleines mains les idées, et se réjouissant lorsque d'autres, amis ou ennemis, s'enrichissaient de la précieuse récolte ; historien scientifique, surpassant Condorcet, égalant Cuvier, balançant Fontenelle, et se caractérisant entre tous par la recherche passionnée des droits de chacun, et un amour jaloux de la justice ; orateur, apportant à la tribune la rigueur et la clarté de la chaire scientifique, vivifiées par l'émotion des maîtres, et dominant l'Assemblée de sa haute stature, avec sa belle tête méridionale et son oeil plein de flamme : homme politique, débutant par refuser sa voix à l'homme de Brumaire, finissant par refuser son serment à l'homme de Décembre, et faisant le premier retentir à la tribune, devant une Chambre plus surprise encore qu'effrayée, les mots fatidiques de suffrage universel et d'organisation du travail : homme, enfin, chez qui la volonté d'agir s'unissait à la conscience de sa force, intelligence merveilleusement compréhensive et puissamment créatrice, si hardie et cependant si prudente à la fois, que jamais elle ne commit d'erreur nécessitant une rétraction, nature ardente, mais loyale, prête pour la domination, mais incapable de haine et affamée de justice, coeur sensible et vaillant, quelquefois entraîné, disait un contemporain " à se montrer sévère envers le fort pour soutenir le faible", âme austère et front serein, père de famille et citoyen digne des légendes antiques, et pouvant, comme Carnot, se rendre en quittant la vie ce noble témoignage : " mes mains sont nettes et mon coeur pur "".
Tel est notre homme, en effet, tel il nous apparaît avec sa personnalité très forte, très extérieure, plutôt encombrante, mais combien chaleureuse. Enthousiaste, plein d'idées, plein d'activité, parfois excessif et torrentueux dans la diatribe comme dans l'éloge. Un grand physicien totalement désintéressé, ne cherchant jamais à s'approprier quelque gloire que ce soit par cette cachotterie mesquine qui défigure tant de chercheurs et qui serait si profondément contraire à son tempérament généreux. La polarisation, la théorie ondulatoire de la lumière, ce ne sera pas lui, mais Biot et Fresnel ; l'électromagnétisme, ce sera Ampère. La découverte de Neptune, ce sera Le Verrier.
"Toute oeuvre grande et belle avait pour Arago un charme irrésistible, et aucun sentiment d'envie n'effleura jamais sa grande âme", dira de lui Joseph Bertrand (53)). Et il ajoute, évoquant ce visage dont le peintre Steuben (fig. 3) a si bien exprimé le rayonnement :
"Mâle physionomie, mine relevée, air d'autorité, yeux altiers, tête admirablement belle et brillante d'intelligence exprimaient, avec une égale énergie, l'amour du beau et du bien, l'indignation contre le mal et la majesté intérieure d'une irréprochable conscience".
Il n'y a rien à ajouter à ces derniers mots. Laissons leur écho retentir, comme le plus bel hommage que peut lui apporter notre souvenir.
III - L'EMPIRE ET LA RESTAURATION
ENTREE DANS LE CORPS ENSEIGNANT DE POLYTECHNIQUE : LA SUPPLEANCE DE MONGE.
PETITE HISTOIRE D'UNE NOMINATION DE PROFESSEUR-ADJOINT : LACUEE, MONGE, MALUS ET LE DEVOUE SECRETAIRE.
DERNIERES PERIPETIES. ENFIN, LA TITULARISATION (1816) !
IV - APRES LA REVOLUTION DE JUILLET
V - DEBATS A LA CHAMBRE SUR LE STATUT DE POLYTECHNIQUE : (1833 - 1836) VICTOR DE TRACY
LE RATTACHEMENT DE L'ECOLE AU MINISTERE DE LA GUERRE
LA MISSION DE L'ECOLE POLYTECHNIQUE
VI - ARAGO ET LE CONSEIL DE PERFECTIONNEMENT DE L'ECOLE POLYTECHNIQUE (1832 - 1844)
VII - " SUR L'ANCIENNE ECOLE POLYTECHNIQUE "
VIII - " LA MAJESTE INTERIEURE D'UNE IRREPROCHABLE CONSCIENCE "
Emmanuel GRISON
(1) Jules Ferry , l'Indépendant des Pyr. Or., 23 sept. 1879.
(2) Michel Cadé, "Variations autour d'un mythe républicain : le regard porté au cours du XXe siècle par le mouvement ouvrier des Pyrénées Orientales sur François Arago" ; Actes du Colloque National François Arago, Perpignan 1986.
(3) Cette gravure fait partie des illustrations composées pour l'Histoire de l'Ecole polytechnique, G. Pinet, Paris 1887.
(4) F. Buttner, Archives de l'Ecole polytechnique, 1972.
(5) L'ordre numéro 68 donnant la "liste des élèves composant la section armée" où Arago est distingué comme "porte-drapeau", est du 10 décembre 1804 (la distribution des aigles eut lieu le 3 décembre). Mais, bien qu'apparemment rien ne l'atteste, il n'y a pas lieu de mettre en doute la tradition qui veut qu'Arago ait pris part à la cérémonie. Arch. Ecole polytechnique.
(6) Arago fut reçu sixième au concours d'entrée de 1803.
(7) La taille moyenne dans la promotion 1803, était de 1 m,696. Arago mesurait 1 m,82 et était le second par ordre de taille.
(8) Par exemple l'image de "la poule aux oeufs d'or", décorant l'amphithéâtre de physique (futur amphi Arago) construit en 1880 et reprenant une parole historique (?) de l'Empereur en 1814.
(9) Paul Bert, discours prononcé lors de l'inauguration de la statue d'Arago à Perpignan (21 sept. 1879). L'Indépendant des Pyr. Or., 23 sept. 1879.
(10) Arago, Oeuvres complètes, Paris 1854, tome 1, p. 1 à 102.
(11) M. Daumas, Arago, Paris 1943, réédition Belin, 1987, p. 93.
(12) F. Arago, Histoire de ma jeunesse, Christian Bourgois, éd., Paris 1985.
(13) Vers 1806, le tout jeune Arago, invité chez le très illustre Laplace, voit au cours du dîner Madame Laplace se pencher vers son mari engagé avec ses convives dans de hautes discussions scientifiques : "Voulez-vous me confier la clef du sucre ?" lui dit-elle. Surprise et "désenchantement" de notre jeune savant.
(14) Le personnage d'Alexandre de Humboldt, un prussien presque français d'adoption, est vraiment une figure centrale de la science française sous l'Empire. Explorateur hardi du bassin du haut Orénoque, il en avait rapporté une extraordinaire collection botanique ; minéralogiste, chimiste, physicien, il s'intéressait à toutes les sciences de la nature avec une curiosité et une perspicacité remarquables. Il fut membre de la Société d'Arcueil et, par elle, par ses amitiés et ses relations, associé de près à la vie académique et à la recherche scientifique françaises, dont cette Société, autour de Laplace et de Berthollet, fut le foyer le plus actif dans les années 1804 - 1814. - Voir M. Crosland, The Society of Arcueil, Londres 1967 et P. Gascar, Humboldt l'explorateur, Paris, Gallimard, 1985.
(15) P. V. du Conseil de perfectionnement. Arch. Ecole polytechnique.
(16) Le prosélytisme à l'Ecole polytechnique du petit groupe de la Congrégation - entraîné par Paul-Emile Teysseyre, un polytechnicien qui devait se faire prêtre et devenir l'ami de Lamennais - a été bien décrit par B. Belhoste dans son "Cauchy, un savant légitimiste au XIXe siècle", Paris, 1984, p. 58.
(17) Cf à ce sujet l'article de Langins : "Sur l'enseignement et les examens à l'Ecole polytechnique sous le Directoire, à propos d'une lettre inédite de Laplace", Revue d'Histoire des Sciences, 1987, XL/2 p. 145-177.
(18) P. V. Conseil de perfectionnement, Arch. Ecole polytechnique.
(19) Arch. Ecole polytechnique
(20) Histoire de ma jeunesse, Bourgois, éd., p. 56
(21) P. V. du Conseil de perfectionnement. Arch. Ecole polytechnique.
(22) Séance du 3 novembre 1815.
(23) Moniteur, 1830, p. 1471.
(24) P.V. du Conseil d'Instruction. Arch. Ecole polytechnique.
(25) Il s'agit de deux maîtres de dessin.
(26) Arch. Ecole polytechnique.
(27) cité par Jules Ferry, note (1) p. 33
(28) On parlera plus loin de Tracy.
Chaumont Liadières ( 1792 - 1858) est une personnalité curieuse. Natif de Pau, sorti de l'Ecole en 1812 dans le Génie, il est capitaine du Génie en 1830 et écrit alors les paroles de "La Polytechnique", chanson dédiée à "S. A. R. le duc de Chartres" et qui fut chantée au fameux banquet du 17 août : "Salut, salut, école citoyenne, etc ..." Devenu officier d'ordonnance de Louis-Philippe, il entra en 1834 dans la vie politique comme député d'Orthez : c'est ainsi que nous le verrons figurer en 1836 aux côtés de Tracy, parmi les contestataires qui attaquent Arago à la Chambre.
Il poursuit parallèlement une carrière littéraire - il avait déjà commis, sous la Restauration, quatre drames en cinq actes et en vers ! - en composant une comédie (toujours en cinq actes et en vers), intitulée "les Bâtons flottants", critique des moeurs politiciennes, qui fut "censurée" en 1844. Ce qui ne l'empêchera pas de dédicacer en 1851 un exemplaire de ses oeuvres littéraires à Guizot (cet exemplaire se trouve à la bibliothèque de l'Ecole) et d'écrire, également en 1851 : "dès les premiers pas de ma carrière politique, je compris qu'il n'y avait point de liberté possible sans un pouvoir fort. Je fus donc le défenseur énergique du pouvoir dans l'intérêt de la liberté [...] Que m'importe le nom de l'autorité qui nous gouverne. Je l'ai dit et je le répète : le pouvoir, pour moi, c'est la liberté". Etrange trajectoire qui se termina, au service d'un "pouvoir fort", comme conseiller d'Etat sous le Second Empire ...
(29) Histoire de ma jeunesse, Bourgois éd., page 158.
(30) Ambroise Fourcy, Histoire de l'Ecole polytechnique, Paris 1828, réédition Belin 1987.
(31) Moniteur, séance du 21 avril 1834, page 995.
(32) Moniteur, séance du 3 avril 1833, page 941.
(33) Moniteur, séance du 19 mai 1835, page 1225.
(34) Moniteur, séance du mercredi 3 avril 1833, page 941.
(35) Moniteur, séance du 3 avril 1833, page 943. Voir aussi, dans le procès-verbal de la séance du Conseil du 1er décembre 1830 l'exposé d'Arago sur cette question : "Les généraux de ces deux corps [artillerie et génie] menaçaient, dans le cas où ce mode [de recrutement -celui qui était en vigueur depuis 1816] serait maintenu, de ne plus tirer leurs élèves de l'Ecole polytechnique et cette mesure eût été la destruction de l'Ecole. Il a donc fallu céder". Etait-ce une "transaction" ou un chantage ? (Conseil d'Instruction, Arch. Ecole polytechnique).
(36) Moniteur, séance du 21 avril 1834, page 996.
(37) Moniteur, séance du mercredi 8 juin 1836, page 1358.
(38) Moniteur, séance du lundi 18 mai, page 1225.
(39) Moniteur, séance du lundi 18 mai 1835, page 1225.
(40) Moniteur, séance du mercredi 8 juin 1836, page 1358.
(41) Moniteur, séance du mercredi 3 avril 1833, page 943.
(42) Moniteur, séance du mercredi 3 avril 1833, page 943.
(43) Cf le dossier présenté par "La Jaune et la Rouge" dans son numéro de janvier 1986.
(44) Oeuvres complètes, XII, p. 653. (45)Ibid,p.661.
(46) P. V. Conseil de perfectionnement, séance du 15 décembre 1836.
(47) Séance du 12 janvier 1837.
(48) Oeuvres complètes, tome 1, p. 419.
(49) M. Agulhon, 1848 ou l'apprentissage de la République, Paris, 1973, p. 32
(50) Arago, Sur l'Ancienne Ecole polytechnique, Paris, Bachelier (1853).
(51) Camille Flammarion, le "Bureau des Longitudes et l'administration astronomique en France", Le Siècle, numéro du 10 février 1866.
(52) Moniteur du 6 octobre 1853, p. 1109. Outre la présence de "l'Académie des Sciences toute entière, ainsi que les autres classes de l'Institut", le Moniteur relève la présence du "Maréchal comte Vaillant, grand maréchal du palais, en grand uniforme, dans une voiture de la cour". Quant à Lebé-Gigun, il était élève de la promotion 1850, et était sorti en 1853 dans les Ponts et Chaussées. Comme l'Ecole n'avait pas encore fait sa rentrée le 5 octobre 1853, on avait sans doute fait appel à un jeune ancien élève.
(53) J. Bertrand, Arago et sa vie scientifique, Paris, Hetzel éd., 1865.
Voir aussi : Biographie d'Arago par H. Faye, publiée dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897
La signature de François Arago
On remarquera le paraphe à droite : vu par transparence ou dans un miroir, il reproduit une seconde fois le nom "Arago".