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Lors de ce colloque, la SABIX est entrée en contact avec des descendants de Gabriel Lamé, qui détenaient un ensemble important de lettres de leur illustre ancêtre. Grâce à l'entremise de Dmitri et Irina Gouzévitch, historiens bien connus de la SABIX, notre association a pu obtenir que les documents fassent l'objet d'un don à la Bibliothèque centrale de l'École polytechnique, où ils sont désormais conservés (Voir Blog Sabix). Dans cette volumineuse correspondance (environ 200 lettres), un ensemble revêt un intérêt tout particulier: il s'agit de trente-cinq lettres adressées à Lamé par Émile Clapeyron (1799-1864, X1816) sur la période 1833-1835, durant laquelle les deux ingénieurs ont travaillé en étroite collaboration sur des sujets scientifiques, techniques, industriels voire politiques. Cette correspondance régulière et suivie sur plusieurs années est publiée intégralement dans ce bulletin avec les analyses et commentaires d'Évelyne Barbin. Cette mise en contexte fait revivre de manière extraordinairement vivante la révolution industrielle qu'a connue la France sous le règne de Louis-Philippe, avec l'essor des mines et le développement des machines et des chemins de fer à vapeur, qui vont bouleverser l'échelle des distances et transformer ainsi la géographie économique du pays. Au premier abord, le rapprochement des noms de Lamé et de Clapeyron apparaît un peu surprenant. Comme moi, beaucoup associent sans doute le premier aux mathématiques et à la physique mathématique, avec les cordonnées curvilignes et la théorie de l'élasticité, alors que le second est surtout connu pour ses importantes contributions à la thermodynamique, avec le « diagramme » et la « formule » qui portent son nom, et pour les perfectionnements qu'il a apportés aux locomotives. La constitution de ce « binôme » Lamé-Clapeyron, pour reprendre le terme employé par Évelyne Barbin, est décrite dans la première partie du bulletin. Jeunes ingénieurs au Corps des mines, ils rejoignent tous deux Saint-Pétersbourg en 1820, dès la fin de leurs études, pour enseigner les mathématiques, la mécanique et la physique à « l'Institut des voies de communication ». Ils y resteront onze ans, devenant des amis intimes et écrivant des articles scientifiques sur des sujets très variés, allant des bateaux à vapeur à la stabilité des voûtes en passant par le problème des moindres distances et les angles des cristaux. Évelyne Barbin a analysé dans le détail 11 articles écrits par le binôme sur la période 1820-1833, soit individuellement, soit conjointement, afin de cerner ce qu'est la « méthode Lamé-Clapeyron ». Elle a ainsi identifié deux démarches différentes, l'une qualifiée de « mécanico-géométrique », l'autre de physico-mathématique ». Les deux auteurs attachaient eux-mêmes du prix aux aspects méthodologiques, et en faisaient souvent état dans leurs articles. De leur côté, les académies et sociétés savantes auxquelles étaient soumis ces textes scientifiques faisaient volontiers des commentaires élogieux sur les approches utilisées, soulignant leur « élégance ». En effet, une caractéristique de cette méthode Lamé-Clapeyron est de faire appel simultanément à plusieurs disciplines scientifiques - géométrie, mécanique, calcul différentiel, etc. - afin d'arriver rapidement et de manière intuitive aux résultats. Dans tous les articles apparait le souci d'offrir aux ingénieurs des outils commodes pour résoudre leurs problèmes, tout en conservant la plus grande rigueur scientifique et en s'appuyant sur la pratique pour de nouveaux développement théoriques.
La deuxième partie est consacrée à l'année charnière 1832, qui voit le retour à Paris des deux ingénieurs. Lamé et Clapeyron font de nombreuses rencontres dans les milieux scientifiques et les milieux d'affaires. En particulier, ils se rapprochent du mouvement saint-simonien, dirigé à l'époque par Prosper Enfantin (1796-1864, X1813), où oeuvraient de nombreux autres polytechniciens. Parmi ceux-ci Michel Chevalier (1806-1879, X-Mines 1823), qui écrivait en 1833 à son collègue Frédéric Le Play (1806-1882, X-Mines 1825):
Le binôme s'intéresse alors de près aux questions industrielles, et notamment à l'innovation « disruptive » de l'époque: le chemin de fer. En 1832, Lamé et Clapeyron s'associent notamment avec le banquier Isaac Pereire pour développer une ligne entre Paris à Saint-Germain. C'est aussi en 1832 que chacun des membres du tandem rédige un mémoire qui sera largement à l'origine de sa réputation scientifique : « Mémoire sur les surfaces isothermes dans les corps solides homogènes en équilibre de température » pour Lamé, qui sera présenté l'année suivante à l'Académie des sciences et recevra immédiatement des éloges flatteurs; « Mémoire sur la puissance motrice de la chaleur » pour Clapeyron, qui fera l'objet au début d'un accueil beaucoup plus réservé de l'Académie. Déployant décidément une activité inlassable, le binôme trouve le temps de publier deux ouvrages, l'un sur les travaux publics (cosigné par les demi-frères Stéphane et Eugène Flachat), et l'autre sur « sur les écoles, générale et spéciales ». Ce dernier, consacré à la formation des ingénieurs, fait preuve d'un sens de l'anticipation vraiment étonnant: à « l'école générale », destinée à prendre la suite de l'École polytechnique, l'enseignement intègre l'économie, les statistiques et les méthodes d'innovation; et les «écoles spéciales» (écoles d'application) proposées annoncent la création des écoles de commerce et d'agriculture, voire celle de l'ENA (école dédiée à l'administration) ! Mais 1832 verra aussi la séparation du binôme: alors que Lamé avait été nommé en mars professeur de physique à l'École polytechnique, Clapeyron est nommé en octobre professeur à l'École des Mineurs de Saint-Étienne. Les deux hommes promettent de s'écrire toutes les semaines. Les courriers seront en fait plus espacés, notamment du fait de Lamé, mais l'ensemble constitue un témoignage exceptionnel sur l'époque, qui justifie que lui soit consacré le présent bulletin. La troisième partie présente les lettres classées en trois liasses. Les deux premières correspondent aux courriers envoyés de Saint-Etienne sur deux périodes séparées par d'assez longues vacances prises par Clapeyron; la troisième à la correspondance envoyée alors que celui-ci avait été nommé au Service des mines d'Arras. Mais ces documents auraient été bien difficiles d'accès au lecteur d'aujourd'hui sans le remarquable travail d'analyse et de contextualisation effectué par Évelyne Barbin. Outre le fait qu'ils nécessitent une connaissance approfondie de l'époque, ces courriers n'étaient pas destinés à être lus par d'autres personnes que leur destinataire, et l'intimité entre Lamé et Clapeyron faisait qu'ils procédaient volontiers par allusion. Chaque lettre est accompagnée d'une introduction détaillée, et le chapitre intitulé « Thèmes et réseaux » analyse de manière détaillée les thèmes abordés - regroupés en quatre catégories : chemins de fer, vie professionnelle, vie scientifique et vie politique et sociale -, ainsi que les principaux noms cités, en distinguant les ingénieurs polytechniciens ou autres, les scientifiques, hommes politiques ou les banquiers. Tout cela permet de naviguer aisément dans un ensemble qui, autrement, aurait été assez inextricable. L'index figurant à la fin du bulletin regroupe plus de 230 noms. Au travers d'une multitude de récits, on sent battre le pouls d'une époque décisive dans l'histoire économique de la France. On participe à des évènements dramatiques comme l'accident de machine à vapeur ayant coûté la vie à Jabin, collègue et ami de Clapeyron à l'École des Mineurs, ou la révolte des ouvriers de rubanerie de Saint-Etienne. On suit les démarches fastidieuses nécessaires à la publication d'articles scientifiques, et les controverses sur des sujets tels que « le principe des forces vives » (qui conduira à la loi de conservation de l'énergie), avec l'avis franc et sincère de Clapeyron : « Dulong ni Poisson ne comprennent pas assez le principe ». « Arago ne le comprend guère ». « Coriolis l'entend bien ». A la lecture de ce numéro, on apprend également que les premiers chemins de fer français étaient à traction animale ou mus par des treuils, avant que la locomotive ne s'impose... Au-delà de ces aspects anecdotiques, on peut être frappé par la construction dramaturgique, digne d'une fable de La Fontaine, sous-jacente à l'échange de lettres: on voit au début Lamé, confortablement installé à Paris, accumuler les honneurs académiques et répondre mollement aux demandes d'aide de son ami Clapeyron qui, exilé dans des provinces inhospitalières, s'épuise à des travaux austères et se démène pour se bâtir une situation. Spectaculaire renversement de situation à la fin: Clapeyron obtient le poste prestigieux au chemin de fer Paris-St-Germain, pour lequel il se battait depuis des années, laissant son ami Lamé quelque peu dépité. En quelque sorte, « Le lièvre et la tortue » à l'époque de la Révolution industrielle... Le bulletin se termine par un épilogue intitulé « La théorie et la pratique dans un discours de Gabriel Lamé à la Faculté des sciences de Paris (1851) », dont le thème reste d'une grande actualité. A l'occasion d'un projet de réforme des programmes de l'École polytechnique, Lamé s'oppose vivement à Le Verrier qui préconisait d'élaguer les programmes de tous les aspects théoriques pour se limiter à la pratique. Lamé soutient au contraire que théorie et pratique doivent aller main dans la main, tant dans l'intérêt de la théorie que de celui des applications: « Ainsi, placez des ingénieurs dans des circonstances telles qu'ils doivent s'occuper à la fois de cours de théorie et de cours d'application, ils travailleront pour ne jamais abandonner la rigueur mathématique, et leur concours accélérera les progrès de la véritable science ». Un point de vue d'une remarquable modernité ! J'espère que vous prendrez comme moi grand plaisir à la lecture de ce numéro, et je remercie vivement Évelyne Barbin pour ce travail remarquable.
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