Dans la liste des premiers instituteurs de l'Ecole polytechnique figurent trois chimistes qui furent, de diverses façons, étroitement associés à la fondation de l'Ecole, à sa mise en route, à son soutien dans les premières difficultés : ce sont Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet. Seuls les deux derniers furent jugés dignes, à l'époque de Colin, d'être admis dans la galerie des portraits. Ils avaient été, c'est vrai, de brillantes figures de l'administration impériale, l'un conseiller d'Etat, l'autre sénateur, comtes d'Empire de surcroît. Tandis que Guyton, dévoué directeur de l'Ecole, fut écarté de sa fonction par l'Empereur lors de la militarisation de celle-ci en 1804, et ne finit que tout juste baron - et encore, sur sa demande quand il prit sa retraite...
Méconnaissance évidente, quand on revoit l'histoire de la chimie française de la fin du 18ème siècle, dominée par Lavoisier et ses expériences cruciales qui fondèrent la chimie moderne en écartant la théorie du phlogistique et en proposant en 1787 la Méthode de Nomenclature chimique. Or, ce manifeste de ce qu'on a pu appeler la Révolution chimique était signé de « M.M. de Morveau, Lavoisier, Berthollet et de Fourcroy » ; l'ordre de présentation des quatre savants était loin d'être insignifiant et suivait leur notoriété du moment, en chimie du moins. En effet, d'une part Guyton pouvait se prévaloir d'une certaine antériorité en matière de nomenclature chimique, puisqu'il avait proposé dès 1782 une certaine rationalisation de celle-ci, et surtout il était probablement à l'époque le chimiste français le plus célèbre auprès des chimistes étrangers, comme les grands suédois Bergman et Scheele, l'anglais Kirwan, les chimistes allemands avec qui il correspondait dans les Chemische Annalen de Berlin. La renommée de Lavoisier s'était faite autour de la chimie « pneumatique », la chimie des gaz, par des découvertes capitales servies par la qualité et la précision de ses instruments, mais il était, dira Kirwan « plutôt grand physicien que chimiste », tandis que le champ d'études de Guyton était beaucoup plus vaste, s'étendant jusqu'aux procédés industriels. Les chimistes réunis à l'Arsenal autour de Lavoisier avaient tenu à associer Guyton à leur démarche pour l'appuyer de sa grande notoriété : d'où la visite prolongée de Guyton à Paris au début de 1787, et le premier rang qui lui fut donné dans l'équipe des « nouveaux chimistes ».
Guyton, comme le montreront les indications biographiques qui suivent, fut, pendant la Révolution, étroitement lié en politique avec Prieur de la Côte d'Or. Celui-ci fut, en tant que membre du Comité de Salut public, le maître d'oeuvre de la fondation de l'Ecole centrale des Travaux publics, où il était tout naturel que Guyton soit nommé instituteur, associé à ses collègues plus jeunes de la Méthode de Nomenclature Fourcroy et Berthollet. Lorsque viendront les difficultés politiques qui faillirent ruiner l'Ecole et que nous avons décrites sous le nom de « crise de l'an V » (Cf. Bulletin SABIX n°8, 1991), Guyton, en l'absence de Monge, prit en mains la direction de l'Ecole, qu'il garda après le 18 brumaire pendant le Consulat. Guyton méritait donc mille fois qu'on accroche son portrait dans la galerie des fondateurs, et on aurait pu le souligner, par exemple, du cartouche suivant :
L'Ecole a dans ses collections un buste de Guyton ; il n'est pas très expressif, et nous lui préférerons la gravure ci-contre. La coiffure et le vêtement sont ceux du conventionnel ; le profil évoque un visage ouvert et satisfait, celui d'un bon vivant, comme il sied à un bourguignon, tranquillement rengorgé dans son double menton.
Guyton est un notable dijonnais, et la ville de Dijon, métropole provinciale, avait encore en son temps les attributs d'une capitale. L'Académie de Dijon réunit la haute société locale et son renom passe les frontières du royaume ; Buffon, Lalande, Voltaire, en sont membres ; le prince de Condé est son protecteur. Guyton y est élu en 1764, en devient chancelier en 1781, et y publie ses travaux scientifiques jusqu'en 1789. Il y fera élire Carnot et Monge, bourguignons comme lui, et Chaptal. Il a son laboratoire de chimie à Dijon et participe de là, dans les années 1770-1780 à l'essor remarquable de cette science, tant par ses propres travaux que par ses réflexions sur la théorie chimique. Derrière les quatre éléments de la philosophie antique, on découvre ce que nous désignons aujourd'hui d'un seul mot : la matière, et l'on commence à entrevoir les principes de sa constitution. Lavoisier a fait l'analyse et la synthèse de l'eau, Haüy dévoile la structure des cristaux, Dalton ne tardera pas à formuler l'hypothèse atomique. La mathématique, puis la mécanique, avaient atteint, avec Laplace et Lagrange entre autres, un haut degré de perfection, mais la physique devra attendre Ampère, Fresnel et Arago : c'est en chimie que les conquêtes de la science sont, à cette époque, les plus impressionnantes. C'est le printemps de la chimie, comme la fin du 19ème siècle verra celui de la physique moderne, et les décennies contemporaines celui des sciences de la vie.
Guyton y tient une place importante, il fait autorité. Rédacteur des volumes « Chimie » de l'Encyclopédie méthodique, collaborateur du Journal de Physique où il publie beaucoup, traducteur des articles les plus importants des chimistes étrangers, il donne des cours publics à l'Académie de Dijon et les édite en 1778 : ses Eléments de chimie théorique et pratique rédigés dans un ordre nouveau ont un grand retentissement dans le monde des chimistes. C'est ensuite le début de la controverse autour du phlogistique : Guyton, comme la plupart de ses collègues chimistes, reste d'abord réservé et ne partage pas l'enthousiasme des mathématiciens Monge et Laplace, dont le bagage chimique, plus léger, se laisse pénétrer plus facilement par les idées nouvelles. Il adhérera finalement à la théorie de Lavoisier peu après Fourcroy et Berthollet : véritable conversion, au plein sens du terme, car elle impliquait la réforme de tout le système d'interprétation, cohérent jusque là, où l'on faisait rentrer les faits chimiques. Le Journal de Physique se montrant réfractaire à la nouvelle chimie, il fondera les Annales de Chimie, dont le premier numéro paraît en 1789, sous l'égide de (dans l'ordre) « M.M. de Morveau, Lavoisier, Monge, Berthollet, de Fourcroy, le baron de Dietrich, Hassenfratz et Adet ». Mis à part, hélas, Lavoisier et Dietrich, victimes de la Terreur, et Adet qui sera ambassadeur puis préfet, les autres seront tous « instituteurs » à l'Ecole polytechnique.
Mais la notoriété de Guyton ne s'impose pas seulement dans les milieux savants : cinq mois après le premier vol libre de Pilâtre de Rozier, il fait en 1784 deux ascensions dans un ballon gonflé d'hydrogène, au milieu de l'émoi populaire qu'on peut imaginer. Premier aéronaute dijonnais, le voilà grande vedette.
Prieur - « Monsieur du Vernois » - frais émoulu de Mézières et auquel le corps du Génie laissait des congés abondants, assiste à ces prouesses aéronautiques. Il va fréquenter le salon, puis le laboratoire de Guyton qui est un lointain cousin et qui devient le mentor du jeune homme. Prieur, coeur dévoué et fidèle, restera attaché à son maître jusqu'à la mort de celui-ci. Tous deux sont, bien sûr, adeptes des idées nouvelles. Guyton est le premier président du Club patriotique de Dijon ; en 1791, il est, avec Prieur, candidat heureux à la députation pour l'Assemblée Législative. Ils « montent » à Paris et c'est le début de leur carrière politique ; elle sera rapidement ascendante pour Prieur, devenu « Prieur de la Côte d'Or », entraîné dans le sillage de Lazare Carnot ; Guyton sera un des notables de la Législative où il se marque de plus en plus à gauche. Elu à la Convention, il vote la mort du Roi, et entre au Comité de Défense générale, première esquisse, mais bien imparfaite et inefficace, de ce qui deviendra le grand Comité de l'an II : à ce Comité, déconsidéré après les défaites de 1793 et la trahison de Dumouriez, on substitue en avril 1793 le premier Comité de Salut public où siégera encore Guyton, qui en sera même président. Mais c'est l'heure de la grande attaque des Montagnards contre la Gironde : les modérés, dont Guyton, qui constituent la majorité du Comité, se tiennent soigneusement à l'écart des événements qui se concluent le 2 juin par la proscription des Girondins.
Le premier Comité de salut public a perdu tout crédit. Chabot, un sans-culotte notoire, écrit dans le Journal de la Montagne : « Guyton est un parfait honnête homme, mais c'est un quaker : il tremble toujours ». On élit de nouveaux membres au Comité, dont Robespierre, Carnot et Prieur ; Guyton n'en sera plus. C'est la fin de sa carrière politique active. Il continuera cependant à siéger à la Convention, puis au Conseil des Cinq Cents sous le Directoire jusqu'en 1797, mais de manière fort effacée.
C'est à l'atelier et au laboratoire que Guyton reprend du service, et cette fois comme assistant de Prieur : le « cher maître » vient seconder son disciple. Purification du salpêtre, procédé « révolutionnaire » de fabrication de la poudre, Guyton devient chimiste d'armement. Il enseigne, avec Monge, le « cours révolutionnaire sur la fabrication des salpêtres, des poudres et des canons » qui, en dix jours (ventôse an II) prétend initier les sans-culottes à la conduite des ateliers. Cette méthode d'enseignement accéléré sera à la mode ; les élèves de l'Ecole de Mars, puis ceux de l'Ecole centrale des Travaux publics et même ceux de l'Ecole Normale de l'an III, bénéficieront aussi du même système expéditif.
Parer au plus pressé ne signifie pas qu'on s'interdit l'imagination et la recherche. Il est frappant de constater que Prieur ne se laisse pas enfermer dans les urgences, mais n'hésite pas à encourager la recherche d'armement à long terme : comment qualifier autrement la naissance de l'aérostation militaire à laquelle préside Guyton dans l'établissement de Meudon ? On fabrique un ballon, on prépare de l'hydrogène par réaction de la vapeur d'eau sur le fer, et le 9 germinal (29 mars 1794), Guyton et Prieur font une première ascension. Monge en fait une à son tour, avec sa fille Emilie. Le ballon est expédié sur le front, en Belgique, et fait son apparition le 8 messidor (26 juin) sur le champ de bataille de Fleurus. « Il n'y a pas de choses que ces scélérats n'inventent », peste le général autrichien. Guyton est à Fleurus, en qualité de représentant en mision aux armées et reste, pendant la bataille, aux côtés des aérostiers.
L'aérostation avait conquis droit de cité dans l'art de l'ingénieur militaire. En 1797, dans le rapport sur le projet de décret que proposera Prieur au Conseil des Cinq Cents pour fixer la mission et l'organisation de l'Ecole polytechnique, il prévoit que « l'Ecole continuera de former des élèves pour les services désignés ci-après : l'artillerie, le génie militaire, les ponts et chaussées, la construction des vaisseaux, l'inspection des mines, les travaux topographiques et l'aérostation ». En fait, deux ans plus tard, dans la loi du 25 frimaire, les mêmes services seront retenus, sauf l'aérostation, dont Guyton, Conté et Prieur avaient été les promoteurs. Elle aura disparu de Part militaire pour un siècle.
Guyton, après Fleurus, n'était pas pressé de revenir à Paris où l'atmosphère politique était devenue irrespirable, jusqu'à ce qu'il reçoive cette lettre de Prieur, datée du 10 thermidor, que nous avons déjà citée : « La République, mon cher maître, vient encore une fois d'être sauvée... »
Guyton, qu'on qualifiait déjà de « vénérable vieillard » bien qu'il n'eût pas encore la soixantaine, pourra rejoindre tranquillement l'équipe de Prieur, fort occupée alors à définir les programmes de l'Ecole centrale des Travaux publics dont la Convention avait prescrit la création. Monge dirigeait les affaires et s'apprêtait à donner à la géométrie descriptive une place prépondérante. Venait ensuite la chimie à laquelle Berthollet, Fourcroy, Chaptal et Guyton devaient donner aussi une large part.
Avant même de réunir les 400 élèves de la première promotion, on commença à former des moniteurs pour les encadrer ; on recruta pour cela la vingtaine d'élèves de l'Ecole des Ponts et Chaussées qui n'avaient pas encore commencé leurs études, faute d'anciens pour les former, et Monge les prit en mains. On voulut bientôt porter leur nombre à 50, en y joignant les meilleurs candidats déjà reçus aux examens d'admission, mais le local était trop petit : Guyton offrit son laboratoire de Paris, l'hôtel de Pommeuse proche du Palais-Bourbon où devait être logée la future Ecole. C'est là que fonctionnera « l'école des chefs de brigade » dans les mois qui précédèrent l'ouverture de l'Ecole puis pendant les trois mois de « cours révolutionnaires ». Ces chefs de brigade serviront de relais aux instituteurs, notamment à Monge, pour que leurs cours soient bien assimilés ; certains deviendont illustres, comme Biot ou Malus.
Guyton fera le cours de chimie minérale dans la session des « cours révolutionaires », puis commencera, en prairial an III (juin 1795), avec la première année régulière, un enseignement qu'il dispensera jusqu'en 1812. Il ne semble pas que son cours ait enthousiasmé ses élèves ; voici ce que dit l'un d'entre eux, en 1807 : « Pour la minéralogie, Guyton de Morveau, homme déjà âgé, célèbre par son concours à un procédé expéditif pour la fabrication de la poudre à canon (...). Son cours n'était pas de nature à ajouter à cette célébrité ; ce n'était guère qu'une nomenclature aride de petits cristaux qu'il nommait d'une voix faible et à peine perceptible, et qu'il était censé montrer à un auditoire trop éloigné pour en démêler même la couleur ».
Mais Guyton ne se contentera pas, à Polytechnique, de faire son cours et de travailler à son laboratoire : il sera directeur de l'Ecole de 1798 à 1804, après Lamblardie, Deshautschamps et Monge. En effet, ayant été autrefois avocat général au Parlement de Dijon puis procureur syndic de la Côte d'Or avant son passage aux Comités de la Convention, il possédait une longue expérience et avait montré de solides qualités d'administrateur. Eu égard à son dévouement, à son caractère conciliant, et se trouvant en fait le doyen de ses collègues, il était tout désigné pour cette fonction de directeur. Ce fut d'abord par intérim - encore une marque de sa modestie - lorsque Monge partit en Egypte avec Bonaparte en 1798. Il lui rendit sa place au retour d'Egypte, peu avant le 18 brumaire, mais Monge, aspiré au Sénat par le Premier Consul, cessa définitivement ses fonctions en 1800 et Guyton reprit la direction de l'Ecole jusqu'à sa militarisation en 1804.
Un grand savant, sinon des premiers. Il avait su discerner l'importance fondamentale de la nomenclature pour faire progresser la chimie et, en bon encyclopédiste, il avait attaché son nom au premier classement systématique des espèces chimiques. Bon expérimentateur, on lui doit, entre autres la découverte, combien utile, des propriétés désinfectantes du chlore et de l'eau de Javel.
Un homme honnête et, à tout prendre, modeste malgré la célébrité qu'il avait acquise dans sa ville natale. Ses qualités n'étaient pas celles d'un chef et sa modération l'inclinait à s'écarter des turbulences du pouvoir, ce qui ne l'empêcha pas de servir loyalement dans les commissions des assemblées nationales puis auprès du grand Comité de Salut public de l'an II. C'est à lui que l'Ecole polytechnique doit Prieur, et elle doit beaucoup à ce dernier.
Bouchard, Georges. Guyton-Morveau, chimiste et conventionnel (1737-1816). Paris : Librairie académique Perrin, 1938.