Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.
Poinsot appartenait, comme Biot, à la première promotion de l'Ecole Polytechnique. Tous deux étaient destinés à dépasser les limites habituelles de la vie humaine, après avoir rempli les plus hautes fonctions et recueilli d'éclatants témoignages de l'estime publique. Mais là s'arrête l'analogie de ces deux personnages, que les circonstances ont rapprochés sans pouvoir créer entre eux de mutuelle sympathie. Tout paraît normal et régulier dans la carrière de Biot. Dans celle de Poinsot, tout porte l'empreinte d'une rare originalité.
Ce caractère se manifeste, dès le début, par la façon tout imprévue dont se décide l'avenir du futur géomètre. Il faut lire en entier le récit qu'en a fait M. Joseph Bertrand (J. BERTRAND, Eloge de Poinsot, lu dans la séance publique annuelle de décembre 1890). C'est bien un trait de l'époque, que cette résolution subitement éclose dans le cerveau d'un jeune rhétoricien, chez qui la lecture fortuite d'un article de journal fait naître l'idée de se présenter, malgré la défense de son proviseur, à l'Ecole dont l'institution vient d'être décrétée! Il court là un bien grand risque; à peine a-t-il eu le temps de parcourir l'Arithmétique et la Géométrie de Bézout ; son ignorance de l'Algèbre est complète, et la promesse qu'il fait de l'apprendre contenterait mal un examinateur du temps présent; mais le juge de 1794 est moins exigeant. Il lui a suffi de reconnaître, chez le candidat, avec une intelligence ouverte, une réelle aptitude aux choses de la Géométrie, et Poinsot se trouve admis. Qu'importe si c'est avec le dernier rang? Sur près de quatre cents élèves que comprend la liste, six deviendront Membres de l'Académie des Sciences, et Poinsot ne sera pas le moins illustre du groupe.
Le voilà donc entré à l'Ecole. Et hasard le fait attribuer à la brigade de Biot, dont il écoute fort peu les explications. Après trois années d'études, il est admis à l'Ecole des Ponts et Chaussées. Le prix de Mécanique, qu'il y obtient, ne réussit pas à le fixer, et il renonce à la carrière d'ingénieur pour devenir professeur au lycée Bonaparte. Son premier travail eut pour objet la résolution de l'équation du cinquième degré. Bien que remarquable, cette œuvre ne devait pas voir le jour. Par malheur, Poinsot se trouvait, sans le savoir, distancé en la matière par Lagrange, et plutôt que d'affronter le soupçon de plagiat, il aima mieux taire des résultats qui avaient la valeur de découvertes.
Il se dédommageait à 26 ans, en 1803, par la publication de ses Éléments de Statique, fondés sur la théorie des couples, qui lui est propre et fournit aux problèmes de l'équilibre une solution aussi facile qu'élégante. L'ouvrage, où tout était neuf, tantôt le fond, tantôt la forme, produisit une légitime sensation. Fourier ne craignit pas d'en dire : « Il présente cela de remarquable, qu'il renferme des principes nouveaux dans une des matières le plus anciennement connues, inventée par Archimède et perfectionnée par Galilée ». Un important Mémoire sur la composition des moments et des aires, parut presque en même temps que la Statique et, en faisant ressortir ce qui demeure permanent dans toutes les évolutions d'un système libre, apporta la raison profonde de théorèmes algébriques déjà célèbres.
A cette publication succéda bientôt, dans le Journal de l'École Polytechnique, une théorie générale de l'équilibre et du mouvement des systèmes, qui mit Poinsot aux prises avec Lagrange. Le résultat du débat fut de telle nature, que sur la proposition même de son illustre contradicteur, Poinsot se vit nommer, à 29 ans, inspecteur général de l'Université. Trois ans après, en 1809, il devenait professeur d'Analyse à l'École Polytechnique. Enfin, en 1813, l'Académie des Sciences lui donnait la succession de Lagrange, bien que le siège fut simultanément brigué par Ampère et par Cauchy.
L'enseignement de Poinsot à l'École fut de courte durée. Il l'abandonna en 1816, n'aimant pas à fournir, dans la matinée, un labeur dont il n'entendait point s'acquitter à la légère. En revanche, il accepta les fonctions d'examinateur d'admission, qu'il exerça de 1816 à 1820. Son inspection générale lui fut enlevée en 1823, comme punition du peu de goût que cet esprit, si philosophique en réalité, affichait pour la philosophie officielle de l'époque. Du moins, il avait eu le temps, dans ses premiers rapports, de plaider en termes excellents la cause de l'enseignement des Mathématiques. Nul n'a mieux fait ressortir l'utilité de la discipline géométrique, « l'admirable enchaînement des théories, des procédés et des calculs, l'exercice qu'ils donnent à l'esprit, la bonne et fine logique qu'ils y introduisent pour toujours (Rapport cité par J. Bertrand) ».
Nul n'a mieux défini cet « esprit des Mathématiques », qui demeure, même quand on a oublié les opérations et les théorèmes, imprimant à nos raisonnements une justesse et une force durables. De telle sorte « qu'il n'est pas nécessaire de savoir actuellement les Mathématiques pour en ressentir les avantages; mais il suffit de les avoir bien sus ».
Heureux de se sentir libre, et assez riche pour être indifférent à la perte d'un traitement, Poinsot profita de ses loisirs pour suivre à son aise la tendance essentiellement géométrique de son esprit. Déjà, il s'était signalé par un important travail sur les polyèdres réguliers étoilés, autrefois entrevus par Kepler, mais tombés depuis lors dans le plus complet oubli.
En 1825, il publiait un Mémoire sur la Géométrie de situation. Mais l'œuvre capitale de son âge mûr est la Théorie nouvelle de la rotation des corps, exposée par lui en 1834. Peu satisfait des solutions analytiques qu'Euler, d'Alembert et Lagrange avaient données pour le problème de la dynamique des corps solides, Poinsot chercha une conception géométrique qui permît de suivre un corps dans toutes les phases de son mouvement. C'est ainsi qu'il fut conduit à la notion de l'ellipsoïde d'inertie, roulant sans glissement sur un plan fixe; idée d'une simplicité saisissante, en même temps que d'une merveilleuse élégance, par laquelle, on peut le dire, la Mécanique rationnelle a conquis plus d'un adepte, que la sécheresse des transformations analytiques en eût certainement écarté. C'est là surtout qu'éclate la marque distinctive du génie de Poinsot, habile à illuminer d'un jour inattendu des questions où il ne semblait pas que la lumière dût jaillir pour d'autres yeux que ceux des initiés.
La même préoccupation, d'arriver à rendre intelligibles et presque attrayantes les conceptions mathématiques les plus ardues, l'inspirait sans doute quand, le premier, il sut donner, au moyen des imaginaires, l'interprétation des solutions singulières d'une question de Géométrie.
Le dernier des grands travaux de Poinsot est un Mémoire sur la précession des équinoxes, qui a paru dans la Connaissance des Temps, et où l'un des problèmes les plus difficiles de Mécanique céleste a été traité par lui, selon le mot de M. Joseph Bertrand, « sans s'écarter jamais de la simplicité qu'il aimait et de la rigueur sans laquelle on n'est pas géomètre ». Par là Poinsot, que Biot accusait, paraît-il, d'ignorer le nom des étoiles, justifiait amplement sa présence au Bureau des Longitudes, dont il fut longtemps le Président.
L'année 1840 le vit rentrer au Conseil de l'Instruction publique. Ce n'est pas qu'il lui convînt le moins du monde d'exercer une influence sur le choix des professeurs ou sur les examens. Mais peut-être n'était-il pas fâché de prendre dans le Conseil, à la mort de Poisson, la place du confrère qui l'avait si facilement laissé partir dix-sept ans auparavant. L'élégance et la profondeur de sa parole y furent vivement appréciées, quoique les occasions d'en jouir fussent trop rares au gré de ses collègues. Grand-officier de la Légion d'honneur en 1846, il devint du même coup pair de France, et son nom fut plus tard inscrit, en 1852, sur la première liste du Sénat impérial. La mort le prit en 1859, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, sans que rien eût troublé sa sérénité, ni entravé, sauf pendant le dernier mois, son assiduité aux séances de l'Académie comme à celles du Sénat.
Si Poinsot n'a jamais rien demandé, il n'a eu non plus rien à désirer; et à part de rares moments de défaveur passagère, on peut dire que pleine justice a été rendue ici-bas à cet homme supérieur, chez qui la plus haute valeur scientifique s'alliait à un charme personnel extrême et à de brillantes facultés de causeur. Ennemi de la vulgarité, estimant qu'on se devait à soi-même de ne rien publier de médiocre, répugnant à tout ce qui n'était pas élégant et simple, il avait de plus, à un très haut degré, le sens de la droiture, et l'une des raisons pour lesquelles il aimait les Mathématiques, est qu' « il les regardait comme la science par excellence des honnêtes gens, parce que ceux qui les cultivent ont besoin d'un langage franc et précis, sans réticence ni ambiguité ».
Sa supériorité, a dit M. Joseph Bertrand, apparaissait même aux esprits les moins clairvoyants, et quiconque l'avait approché ne pouvait manquer de reconnaître en lui « une de ces intelligences d'élite, appelées par leur nature même à occuper les premiers rangs de la société, et qui, sans aucun effort, se trouvent posséder les dons précieux que le travail le plus opiniâtre ne saurait accorder à d'autres ».
A cet éloge autorisé, quelques-uns voudront peut être ajouter une réserve, ou plutôt l'expression d'un regret; celui qu'une nature aussi richement douée n'ait pas été plus libérale encore dans l'expansion de ses dons. La faute en est, sans doute, à la façon dont Poinsot a débuté dans la vie. Orphelin de bonne heure, sans proches parents, privé de tout souvenir d'enfance, au point qu'on n'est pas certain du lieu de sa naissance (les actes de son baptême ayant été brûlés), en possession d'un patrimoine qui le garantissait amplement contre le besoin, il ne s'est pas marié et n'a connu ni l'aiguillon de la nécessité, ni les charmes de la famille. Sa clairvoyance à l'endroit des faiblesses humaines, loin de provoquer en lui de bienfaisants entraînements, l'a déterminé à observer une sorte de scepticisme aimable, et les succès constants d'une carrière, à laquelle aucun témoignage n'a manqué, n'ont jamais pu entamer le rempart d'indifférence derrière lequel il s'abritait.
Cependant, s'il est sage de ne pas gaspiller son activité, et de la concentrer sur une spécialité où l'on excelle, c'est trop de se plaire, comme faisait Poinsot, à ignorer systématiquement les plus grandes découvertes scientifiques de son temps. N'eût-il pas mieux valu aussi épargner à son panégyriste lui-même l'obligation de constater que Poinsot « acceptait les honneurs, saisissait volontiers l'occasion de prouver à tous ce qu'il aurait pu faire et se plaisait ensuite à ne rien faire » ? Certes, son œuvre et son caractère n'en restent pas moins dignes d'une grande admiration. Mais ce sentiment serait plus vif encore si le grand géomètre n'avait pas aussi obstinément fermé sa porte à toutes les illusions, même généreuses; car ceux-là seuls qu'elles ne trouvent pas rebelles accomplissent de ces actes qui engagent la reconnaissance de la postérité.