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Autour de Charles de Freycinet

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Encore aujourd’hui, on parle d’une « freycinet » pour désigner une péniche au gabarit… Freycinet. Mais qui, en dehors de quelques spécialistes, connaît vraiment celui qui a fait adopter cette norme pour la taille des écluses ?

Pourtant, Charles de Freycinet est de ces personnes dont la vie a été si intense que son contenu paraît pouvoir occuper aisément plusieurs existences bien remplies. Dès l’âge de vingt ans, durant sa scolarité à l’École polytechnique, il participe à la révolution de 1848 où il est remarqué par Lamartine qui le décrit en ces termes : « Un jeune élève de l’École polytechnique était là, beau, calme, muet, comme une statue de la réflexion dans l’action ». Avec deux de ses camarades, il est chargé du rétablissement de la circulation ferroviaire, puis est envoyé en Gironde pour mettre en place les nouvelles institutions.

Le calme revenu, tel un moderne Cincinnatus, il reprend la vie ordinaire. D’abord ingénieur des Mines aux arrondissements minéralogiques de Mont de Marsan puis de Chartres et Bordeaux, il devient pendant quelques années chef de l’exploitation de la Compagnie des chemins de fer du Midi. De retour dans l’administration en 1861, il mène diverses études sur l’assainissement industriel et urbain, où il développe des thèses visionnaires en matière de protection de l’environnement (voir l’article de Patrick Fournier sur le sujet). En 1869, son rapport sur le travail des femmes et des enfants en Angleterre reçoit un prix de l’Académie des sciences morales.

À la fin de la guerre de 1870, après la chute du Second Empire, on le retrouve auprès de Gambetta qui le nomme d’abord préfet du Tarn-et-Garonne, puis délégué auprès du département de la guerre, chargé de coordonner les aspects logistiques. À ce poste, il fait merveille en mobilisant sa connaissance approfondie des transports par chemin de fer et en constituant un réseau d’ingénieurs pour appuyer les opérations militaires.

Il devient ensuite journaliste, tout en exploitant un haut-fourneau et une forge qu’il a acquis dans les Landes, et entre en politique. Bien que démarrée tardivement, sa carrière est particulièrement longue, s’étendant sur une cinquantaine d’année, jusqu’à son retrait volontaire de la vie publique à l’âge de quatre-vingt-onze ans (voir à cet égard l’introduction de Jean-Claude Caron et Fabien Conord, et l’article de Julien Bouchet). Véritable homme-orchestre de la Troisième République, il est, entre 1877 et 1916, quatre fois président du Conseil, sept fois ministre de la Guerre, quatre fois ministre des Affaires étrangères et deux fois ministre des travaux publics ! Entretemps, il trouve le moyen de rédiger un traité de mécanique rationnelle et quelques ouvrages sur des sujets aussi divers que l’analyse infinitésimale, l’emploi des eaux d’égout en agriculture, la philosophie des sciences, les planètes télescopiques ou la question d’Égypte. Cela lui vaut de devenir membre de l’Académie des sciences, puis de l’Académie française

La part la plus connue de l’activité ministérielle de Freycinet est constituée par ses plans pour le développement des lignes de chemins de fer, des voies fluviales et des ports (voir les articles de Bruno Marnot et Fabien Conord). Cette œuvre est souvent controversée, d’aucuns déplorant une prise en compte insuffisante des aspects économiques, voire un manque de vision stratégique. Mais d’autres relèvent certains aspects très modernes dans la conception de ces plans, notamment la notion d’aménagement du territoire, dans le cadre d’une vision saint-simonienne, qui attribue à la puissance publique le rôle de promouvoir, dans l’intérêt général, les réseaux de communication, les lois du marché ne permettant pas à elles seules d’en assurer un développement cohérent.

Bien qu’un peu oubliée aujourd’hui, l’action de Freycinet dans le domaine militaire recueille en revanche tous les suffrages (voir notamment l’article de Fabien Conord consacré à ce thème). En 1870, le comte von Moltke lui-même, chef du haut-état-major prussien, avait relevé le rôle décisif joué par Freycinet dans la remise sur pied de l’armée française après la défaite de Sedan. On peut aussi lui attribuer largement la bonne tenue de nos troupes lors de la Première Guerre mondiale. Ainsi, le maréchal Foch a déclaré dans un éloge funèbre : « Freycinet a été et reste à mes yeux, je n’hésite pas à le dire, le plus grand ministre de la Guerre de la République française avant 1914 ». Pour sa part, Georges Clémenceau, qui avait pourtant souvent la dent dure, a pu écrire : « C’est une intelligence puissante. Son rôle a été grand ; plus qu’on ne le sait ».

Comment peut-on alors expliquer qu’un homme ayant reçu de tels témoignages d’estime de la part de ses contemporains, ayant connu une existence aussi exceptionnelle, soit aujourd’hui retombé dans un quasi anonymat ? Pierre Cornu formule une hypothèse fort séduisante pour expliquer ce fait : homme politique resté avant tout un ingénieur, Freycinet serait tombé dans « un point aveugle dans la recherche historique ». Alors que les politiciens exagèrent volontiers leur rôle personnel et leur indépendance par rapport aux contingences de toute nature, les ingénieurs ont souvent tendance à se voir comme de simples courroies de transmission anonymes entre théorie et pratique, minimisant à l’excès leur contribution propre. Telle semble avoir été l’opinion de Freycinet lui-même qui affirmait : « Il est des penseurs, des précurseurs, qui tracent les grandes voies de l’humanité. À côté d’eux, il y a place pour les travailleurs plus modestes qui rendent pratiques leurs idées, qui les appliquent, qui organisent et administrent… ». Ces quelques mots semblent aussi traduire une réelle modestie, qui avait amené les journalistes politiques à le surnommer « la souris blanche ».