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Joseph Liouville, le bicentenaire (1809-2009)

20,00 

Nombre de pages : 73

Avoir la chance de croiser Liouville sur son chemin, c’est chose rare et heureuse. Et le rencontrer, c’est lui rester irrésistiblement attaché – Liouville fait partie de ces rares personnages qu’on a par la suite l’impression d’avoir connus personnellement… Bien qu’ayant manqué cette rencontre en classes préparatoires – je n’ai alors jamais entendu parler de la théorie de Sturm-Liouville1 –, il m’a été donné d’arriver à Liouville beaucoup plus tard, par deux voies finalement assez différentes. L’une des ces voies devant me dévoiler la face lumineuse de Liouville – ses travaux, son dynamisme ; l’autre une face cachée, où il apparaît plein d’ambition et autoritaire à l’excès – mais finalement tout personnage marquant n’a-t-il pas sa face cachée, quelle qu’elle soit ?

Commençons par cette face-là, alors. C’est en poursuivant un travail académique consacré à Gaspard Gustave de Coriolis (1792-1843, X1808) que je l’ai découverte, à travers les passages que ce dernier, directeur des études de Polytechnique de 1838 à sa mort, consacre à son collègue. S’en plaint-il de Liouville, à mots couverts et avec sa réserve toute aristocratique, Coriolis, peu ambitieux et pas politique pour un sou, lui ! C’est que Liouville, professeur d’analyse à l’École, mène la vie dure à son camarade des Ponts, de dix-sept ans son aîné ! Le Conseil d’instruction de l’École n’est pas une sinécure, à ce moment-là (mais l’est-il jamais ?), et le brave Coriolis est démuni face aux accès impétueux de Liouville – celui-ci représentait à l’École, avec d’autres, le « clan Arago », très politique, gardien d’une doxa sur l’enseignement, restant à l’affût des vacances de poste de répétiteur ou de professeur, à la manœuvre contre Auguste Comte2 à partir de 1840 – j’en passe. Joseph défend avec fougue ses positions, au point que Coriolis en perd sa réserve : il lui arrive de désigner Liouville comme « le petit rageur3 », et surtout en écrivant une fois, une seule, de rage lui aussi sans doute, « Liouville » et non « Mr Liouville » comme à l’habitude !

Où l’on voit aussi que l’arrivée de Liouville comme professeur à Polytechnique correspond à un infléchissement vers un enseignement plus théorique, faisant la part belle à l’analyse, à la pointe des derniers développements mathématiques – Comte stigmatisera cette dérive vers un « enseignement monotechnique » (à Polytechnique !) dû au « couple algébrique4 ». Un infléchissement que le directeur des études Coriolis voudra corriger, à sa manière, en proposant une réforme des programmes d’admission et d’enseignement à l’École. Ce projet avortera en 1840, sous la pression du clan Arago, fort conservateur sur tout ce qui touchait à Polytechnique. Finalement, cette part belle à la théorie, à l’analyse mathématique, c’était un peu la fin d’une époque, un changement de génération, la fin de « l’École de Monge » ou de ce qu’il en restait.

Liouville y restera attaché, à Polytechnique, de 1832 (il devient répétiteur d’analyse) à 1851 ; il démissionne quand l’honni Le Verrier (1811-1877, X1831), député sous le Second Empire, met en place une réforme Coriolis-like (ou light) à l’École – il est vrai que Liouville venait d’être élu professeur au Collège de France – çà aide.

La face glorieuse, lumineuse, radieuse, à présent. Celle pour laquelle Liouville devrait figurer au Panthéon des polytechniciens : curieusement, il est méconnu dans la mémoire polytechnicienne, et bien sûr celle du grand public – entre Cauchy (X1805) et Poincaré (X1873) elles ont oublié Liouville et Jordan.

Les nombres algébriques et les nombres transcendants m’ont conduit vers cette face liouvilienne-là, lors de la rédaction de mon premier ouvrage5. Encore une belle lacune, dans l’enseignement secondaire cette fois-ci – je ne connaissais pas ces notions, à la base de la théorie des nombres. Et ce que trouve Liouville en 1844, dans un domaine qui n’était pas vraiment le sien, c’est justement le premier nombre transcendant. Il est allé le chercher avec les dents, ce « nombre de Liouville » ! On se doutait bien à l’époque qu’il existait des nombres non algébriques, mais on était incapable d’en trouver un ! Double paradoxe. D’abord parce que justement les nombres non algébriques, ou transcendants, sont ceux qui constituent la non-dénombrabilité des réels – c’est dire s’il y en a. La communication verbale de 1884 de Liouville à l’Académie a trait justement à « des classes très étendues de quantités dont la valeur n’est ni rationnelle ni même réductible à des irrationnelles algébriques » : autrement dit « il existe beaucoup de nombres non algébriques ». Second paradoxe, avant 1844 l’être humain n’était capable d’imaginer que des nombres qu’il pouvait construire – sorte de tautologie anthropocentrique qui a un fond de vérité : en 1827, un autre polytechnicien, ingénieur des ponts lui aussi, Wantzel (1814-1848, X1832), apportait un résultat fondamental au sujet ancestral de la constructibilité à la règle et au compas en démontrant que les nombres ainsi constructibles sont nécessairement des nombres algébriques de degré 2n (c’est-à-dire racine d’un polynôme, à coefficients entiers, de ce degré6). Résultat en apparence sans rapport avec les nombres transcendants de Liouville… que nenni, comme souvent en mathématiques, les deux chemins se rejoignent, et la transcendance de  démontrée par l’allemand Lindemann (1852-1939) en 1882 – année de la mort de Liouville…. – prouvait la non-constructiblité de  et condamnait au désœuvrement les sempiternels quadrateurs du cercle… Liouville avait ouvert la voie, et quelle voie, celle du premier nombre transcendant, la voie de Cantor, celle de la théorie des nombres toujours fertile comme nous l’explique Michel Mendes France dans le présent bulletin.

Autre chose qui me trottait dans la tête concernant Liouville : j’avais entendu parler du « champ quantique de Liouville », ou quelque chose d’approchant. Je demandai à un éminent mathématicien, polytechnicien, il me donna une piste : « Tu devrais aller voir du côté des physiciens ». Certes. Je tombe en effet sur un physicien, pas n’importe lequel, un de nos prix Nobel français – Claude Cohen-Tannoudji qui parle le « liouvillien » couramment. Ses cours au Collège de France de 1975 mentionnent l’opérateur de Liouville, ou le liouvillien, en physique quantique. Les outils mathématiques mis en place Liouville dans le cadre de l’équation de la chaleur (et notamment la théorie de Sturm-Liouville) sont utilisés pour trouver des solutions à l’équation de Schrödinger, à la base de la physique quantique. Liouville inventeur de la physique mathématique, alors ? Ou Fourier peut-être ? D’Alembert ? Ne jouons pas à ce jeu-là, mais Liouville faisant le pont mathématique entre l’équation de Fourier et celle de Schrödinger, dans des domaines fort différents de la physique, avec passage de l’une à l’autre par les nombres imaginaires, voilà une idée plaisante !

Et puis on ne saurait s’arrêter concernant son œuvre mathématique, sa sagacité et son dynamisme. Il redécouvre les travaux de Galois (point n’est besoin de rappeler que celui-ci meurt en duel en 1832 à vingt ans) – qui avaient été de manière incompréhensible mis sous le boisseau – et les publie en 1846 dans son Journal de mathématiques pures et appliquées. Car Liouville avait créé, justement, sa revue scientifique en 1836 – gageons qu’elle devait correspondre à un besoin et que le projet a bien été mené, puisqu’elle existe toujours et est une marque de rayonnement de l’école mathématique française : Pierre-Louis Lions, médaille Fields en est le responsable éditorial, digne successeur de Liouville.

Voici donc le troisième numéro de l’année du Bulletin de la SABIX, prêt juste à temps pour le bicentenaire de la naissance de Liouville (2009) et pour le colloque que nous lui consacrerons le 29 janvier 2010. La SABIX est heureuse que Michel Drouineau, descendant de Liouville, ait récemment fait don à la Bibliothèque de Polytechnique d’un certains nombre de notes manuscrites de son ancêtre (voir ci-après l’inventaire réalisé par Olivier Azzola et Norbert Verdier). De nos jours, la marchandisation de la culture – et il n’y a rien de politique là-dedans, c’est un fait de civilisation7 – rend ce type de geste désintéressé éminemment rare et hautement appréciable : au nom de l’École polytechnique et de la SABIX, que M. Drouineau en soit ici remercié.