par Paul Barbier
L'article sur Pierre Jacotot dans "Grands notables du 1er Empire. Côte-d'Or" met en garde contre les confusions existant dans plusieurs biographies entre Pierre et Joseph Jacotot . Malheureusement, cet ouvrage lui-même mentionne Pierre comme "député de la Chambre des Cent jours" alors que c'est Joseph qui fut parlementaire. Certains textes, en particulier ceux relatifs au Collège Godran de Dijon où Pierre et Joseph furent tous deux professeurs en même temps, ne mentionnent pas les prénoms, d'où une source d'incertitudes. J'espère éviter de tomber dans le piège.
Plusieurs biographies mentionnent comme lieu de naissance Dijon, ou Saint Martin du Mont. En réalité, il était originaire de Charencey, petite commune de Côte-d'Or située en bordure de l'Auxois, à mi-chemin entre Saint-Seine L'Abbaye et Vitteaux, au Nord-Ouest de Dijon. Né le 1er septembre 1756, il était fils de François Jacotot et d'Anne Belnot (ou Bellenot). De parents fort pauvres, il ne reçut d'abord que l'éducation sommaire de son village, mais un de ses oncles, "ecclésiastique respectable", se rendit compte de ses capacités et l'envoya à Dijon pour étudier au Collège Godran. Il fit des progrès rapides et était très estimé de ses maîtres pour son application et son intelligence, en même temps qu'il gagnait le cœur de ses camarades "pour sa modestie et sa douceur". Il se distingua particulièrement dans l'étude des matières scientifiques. A la fin de ses études, conformément aux vues de son oncle qui l'avait, dès son enfance, destiné au ministère, il entre au grand séminaire de Dijon en 1778 et y reste deux ans. Mais, au moment d'être appelé aux ordres sacrés, il refuse de se diriger dans cette voie.
Il entre donc au collège Godran d'abord comme professeur suppléant des professeurs de mathématiques et de physique, puis professeur de philosophie. On le donne même comme professeur de langues anciennes... à moins qu'il n'y ait ici une confusion avec Joseph ?
P. Jacotot est également membre de l'Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Dijon. Associé fin 1785, il s'occupe surtout d'astronomie et de l'Observatoire avec l'Abbé Bertrand. C'est Guyton de Morveau qui est alors Chancelier de l'Académie depuis 1781.
En mars 1787, il présente une table des arcs semi-diurnes pour la latitude d'Autun et, à la fin de l'année, il est élu secrétaire de la Section des Sciences. En décembre 1788, il lit un mémoire sur « le calcul de l'éclipse de lune qui arrivera le 2 novembre 1789 ».
La révolution arrive et, bien qu'on le donne plus tard comme un "ardent révolutionnaire", il ne semble pas qu'il ait eu une activité politique marquante à l'époque. Le Collège poursuit son activité, avec des changements inhérents aux circonstances. Un décret de décembre 1789 confie la surveillance de l'instruction publique aux administrations du département. L'évêque, le premier président et le procureur général disparaissent du Conseil d'administration pour laisser la place au maire, marquant ainsi l'emprise de l'autorité municipale et de la bourgeoisie. Le collège conserve son administration intérieure, ses biens propres (très importants suite à des donations) et son autonomie financière. Les biens de l'Eglise sont mis à la disposition de la Nation. Mais les biens des collèges administrés par des ecclésiastiques ou un corps séculier doivent-ils être considérés comme des biens ecclésiastiques ? Au début, la négative semble l'emporter. En juillet 1790, l'inventaire des biens du Collège est effectué par deux administrateurs du district en présence du principal : argenterie, bibliothèque, inventaire des titres de propriété, du cabinet de physique. A l'époque, le revenu des biens du Collège s'élève à 55 000 livres pour 54 000 de charges. Cette situation un peu ambiguë durera jusqu'à la fin de 1793 où des arrêtés du district et du département règlent la question. Le Collège doit rendre les comptes de la régie des biens, déposer tous titres et papiers les concernant, le temps de l'autonomie financière est terminé.
L'administration et le professorat ont été bouleversés par la nécessité de prêter le serment civique (loi du 26 décembre 1790), ceux qui refusent étant considérés comme démissionnaires. Les ecclésiastiques hésitent, cinq démissionnent, tout en continuant d'assurer les cours. En août 1791, Jacotot est nommé membre résidant de l'Académie.
En 1792, le principal du Collège, Bailly, démissionne, et c'est P. Jacotot qui le remplace, tout en continuant d'assurer les cours de physique.
Les élèves manifestent leur exaltation patriotique : en mars 1793 ils offrent à la Patrie le sacrifice des croix d'argent de chaque classe ; l'administration remercie et félicite les élèves, mais ne croit pas devoir accepter "attendu que ces croix sont des signes de distinction servant à exciter l'émulation" ! A la même époque des arbres sont plantés dans les cours, l'un de l'Egalité et l'autre de la Liberté. Le principal fait l'avance des frais pour leur décoration : médaillons, bonnets de la liberté, rubans aux 3 couleurs. Les élèves bénéficient à cette occasion d'un jour de congé. Les distributions de prix sont de véritables fêtes civiques auxquelles participent, outre les professeurs, administrateurs et élèves, la population dijonnaise, qui voit là une occasion de manifester sa ferveur patriotique.
Le 1er septembre, Jacotot assiste à la dernière distribution de prix au Collège. Le doyen des administateurs déclare aux élèves que "le double but de l'éducation est de former des esprits cultivés, mais aussi et surtout des âmes de citoyens. C'est de l'ignorance que naquit la servitude, ce sont les lumières qui, parmi nous, ont fait renaître la liberté ; ce sont les lumières qui vous mettront en état de la conserver et de la défendre". Le Président du Directoire du département constate les succès des élèves et le dévouement des maîtres "qui ne font usage de leurs talents que pour inspirer aux enfants l'amour de la Liberté et de l'Egalité". Il revendique pour Dijon "un de ces grands établissements d'enseignement que la Convention croira devoir former dans les principales communes de la République", première évocation des lycées futurs, et Dijon pose d'emblée sa candidature.
Pendant la Terreur, les fonctionnaires du Collège sont soumis à la surveillance de la Société populaire et des mesures de rigueur sont prises à rencontre de certains. D'autres sont l'objet de certificats élogieux, ce sont des "amis sincères de la Révolution, comme François Devosge (professeur de l'Ecole de dessin), Jacotot fils (Joseph) et Jacotot l'aîné (Pierre) ; Jacotot fils a "la physionomie ouverte et franche", Jacotot Pierre "a une physionomie agréable et douce, il est prudent et sage". "Presque tous ont une fortune médiocre et sont jugés dignes d'exercer des fonctions publiques, soit dans l'instruction, soit dans l'administration".
Le 11 juillet 1792, l'Assemblée législative a déclaré "la Patrie en danger" puis la convention a décrété la levée en masse en février 1793. Pour faire la guerre, il faut de la poudre, qui a pour base le salpêtre, mais le salpêtre manque. Le décret du 28 août 1793 pris sur rapport de Carnot met à la disposition du Comité de salut public "toutes les terres et matières salpêtrées dans l'étendue de la République". Des "cours révolutionnaires sur la fabrication des salpêtres, des poudres et des canons" sont organisés à Paris et donnés par les savants de l'époque : Guyton, Fourcroy, Berthollet, Monge, Hassenfratz entre autres.
C'est dans ces conditions qu'un arrêté du Comité de Salut public du 24 octobre 1793 associe les citoyens Vauquelin et Jacquotot (sic) avec le titre de commissaires du comité des salpêtres, en leur donnant tous pouvoirs pour faire monter des établissements de cuite de salpêtre dans le département d'Indre-et-Loire, et généralement "le pouvoir de mettre en réquisition des hommes propres au travail des salpêtres, les aciers, le cuivre, les chevaux, le bois, le charbon de terre et tous objets nécessaires à ce travail". Un mandat de 4 000 livres pour ses débours et frais de voyage est remis au citoyen Jacotot, étant précisé que ses places de principal et de professeur de physique au Collège de Dijon lui sont conservées avec les appointements correspondants pendant la durée de la mission (le traitement de Jacotot est de 500 livres). Il est permis de penser que les relations nouées par Jacotot au sein de l'Académie avec Guyton et Champy père (lui-même commissaire des poudres et associé de Guyton dans quelques entreprises industrielles), ne furent pas étrangères à sa nomination - sans parler de ses connaissances en chimie.
Un mois plus tard, la mission est élargie à trois départements limitrophes de l'Indre-et-Loire. La société populaire et révolutionnaire de Tours a rendu hommage à l'œuvre de Jacotot et de Vauquelin dans une pétition à la Convention fin mars 1794. "Leur active surveillance et le feu sacré du patriotisme qui les anime ont produit l'effet qu'on pouvait désirer... Une seule once de ce sel vengeur n'échappera pas aux recherches des enfants de la liberté".
Le succès de la mission est confirmé par la nomination de Jacotot le 24 nivôse an II (13 janvier 1794) comme inspecteur temporaire des poudres et salpêtres pour le Centre (départements du Loir-et-Cher, Loiret, Yonne, Nièvre, Cher, Indre, Creuse, Allier, Puy-de-Dôme, Haute-Loire) tandis que Vauquelin reçoit la zone centre-ouest. La mission s'achève en septembre 1794.
En mars 1794, Barère a adressé à la convention un rapport et un projet de décret concernant l'organisation des travaux publics, avec la formation d'une "Commission des Travaux publics". Parmi les objectifs de la Commission figure "l'établissement d'une Ecole centrale de travaux publics, ainsi que le mode d'examen et de concours auxquels seront assujettis ceux qui voudront être employés à la direction de ces travaux".
Je ne reviendrai pas sur la période d'exploration et de gestation de cette nouvelle école, assez complexe, qui a été fort bien décrite dans l'article de Bruno Belhoste : "De l'Ecole des Ponts et Chaussées à l'Ecole centrale des Travaux publics" paru dans le bulletin n°11 de la SABIX, et dans le livre de J. Langins "La République avait besoin de savants" très documenté sur les préliminaires et les débuts de la nouvelle Ecole, avec l'organisation de "cours révolutionnaires" et de "l'Ecole des chefs de brigade" où va officier notre dijonnais Pierre Jacotot.
Il est prévu un maximun de 400 élèves, répartis en 20 brigades de 20 élèves avec à leur tête un élève chef de brigade, devant servir comme personnel enseignant subalterne et recruté parmi les meilleurs élèves ayant effectué les 3 ans d'études prévus. Mais, la première année, il faut bien choisir parmi les élèves désignés par les examinateurs ceux qui joueront le rôle de chefs de brigade.
Le premier concours (à vrai dire plutôt un examen des connaissances et des capacités) se déroule à Paris et dans une vingtaine de villes de province à partir du 1er octobre 1794 pour se terminer le 20, les élèves reçus devant être rendus à Paris au plus tard le 21 novembre. Finalement 350 élèves seulement sont retenus et il ne semble pas que Jacotot soit intervenu dans ce premier concours.
L'école des chefs de brigade, ou "aspirants-instructeurs" (appellation de Langins) est créée par un arrêté du Comité de Salut public du 9 novembre 1794, afin de former 24 "instituteurs chefs de brigade". L'école est établie à la maison Pommeuse, quai Voltaire, qui abrite déjà un laboratoire de recherches militaires sous la direction de Guyton. Parmi les professeurs figurent pour la physique Barruel et pour la physique particulière (chimie) P. Jacotot. Langins précise que "six semaines avant l'ouverture des cours révolutionnaires, l'école fonctionnait à la fois comme centre de formation des futurs chefs de brigade, mais aussi comme une espèce de séminaire avancé où les élèves s'attaqueraient à des problèmes de recherche".
Le nombre de 350 élèves admis au premier concours est jugé insuffisant, et il est décidé le 16 décembre d'organiser à Paris un concours supplémentaire. Les examinateurs désignés pour ce concours qui se déroulera en février 1795, sont Clément Garnier, Jacotot et Barruel. Le nombre officiel d'élèves reçus à la première promotion 1794 passe ainsi à 396, certains des derniers arrivés se trouvant privés de "cours révolutionnaires".
P. Jacotot est nommé bibliothécaire de l'Ecole le 26 novembre. Il donne aussi des leçons d'algèbre aux "cours révolutionaires". Miquel dans son livre : « Les polytechniciens » (Plon : 1994) a parlé de l'ouverture solennelle des cours le 21 décembre par une leçon de physique de Fourcroy en présence des membres du Comité de Salut public, dont Prieur de la Côte-d'Or. "Monge est de loin le professeur le plus populaire... les mathématiciens La Baume et Jacotot sont appréciés. Ce dernier est un ami de Monge, un des membres du clan bourguignon".
Miquel mentionne également que « Monge demanda à son compatriote Jacotot d'initier les élèves à la trigonométrie rectiligne et sphérique de sorte qu'ils puissent par la suite comprendre les leçons d'astronomie. Jacotot est un bon professeur, précis et concret comme son maître Monge. Il plait aux élèves »
Curieusement, Jacotot exprime rapidement son souhait de rentrer à Dijon. En effet, le procès-verbal des séances du Conseil d'administration du Collège Godran daté du 8 nivôse an II (29 décembre 1794) signale que Jacotot, principal et professeur de physique, a écrit à la municipalité pour dire que "le gouvernement le retient encore pour l'examen de l'Ecole centrale des Travaux publics, mais qu'il compte rentrer à son poste au printemps prochain, époque où il ouvrira à Dijon un cours de physique expérimentale et de chimie". Cette lettre montre clairement que Jacotot, dès fin 1794, est bien décidé à rentrer à Dijon, alors que les historiens de l'Ecole polytechnique relient tous sa démission du 30 germinal an III (20 avril 1795) à des motifs politiques suite aux insurrections de germinal et prairial. La décision de P. Jacotot était bien antérieure : pour quelles raisons précises ?
En tant que bibliothécaire, Jacotot reçoit le 22 décembre 1794 de Lamblardie, directeur de l'école, mission de "dresser un état des livres qu'il est nécessaire de rassembler pour compléter la bibliothèque de l'Ecole qui doit servir à l'instruction des élèves". Il établit un état de 1800 ouvrages qu'il va essayer de rassembler avec l'aide de la Commission permanente des Arts, c'est-à-dire en puisant dans les dépôts littéraires de Paris entre lesquels la Convention a fait distribuer les ouvrages des riches bibliothèques des couvents, émigrés et académiciens. L'hiver 1794-95 est très rude, aussi bien à Paris qu'à Dijon, et Jacotot signale en mars 1795 "la rigueur de l'hyver n'a pas permis à la Commission des Arts de faire développer les bibliothèques devenues nationales, mais le retour du printemps doit accélérer cette opération, et nous espérons qu'il sera plus facile de trouver dans quelques décades une partie des livres nécessaires". Un inventaire des livres entrés dans la deuxième décade de ventôse (1er au 10 mars 1795) fait état de 325 volumes entrés, portant le total des ouvrages à 1 345.
P. Jacotot sera remplacé à la bibliothèque par son adjoint Peyrard. A noter que le premier état signé Peyrard pour la période du 20 avril au 5 mai 1795 fait mention, parmi les livres achetés, d'un ouvrage de Scheele (grand chimiste suédois, 1742-1786) intitulé "Elémens de chymie théorique et pratique pour servir aux cours publics de l'Académie de Dijon".
Le dernier compte-rendu de séance du Conseil d'instruction et d'administration de l'Ecole signé de Jacotot, secrétaire, est daté du 25 germinal an III (16 avril 1795). Jacotot va enfin retrouver sa Bourgogne natale après 18 mois d'absence en Touraine et à Paris.
Le 18 germinal (7 avril 1795) paraît le tableau des communes où sont créées des Ecoles centrales (généralement une par département), établissements quelque peu hybrides, se situant à la limite du secondaire et du supérieur (il n'y a plus d'université). Le 17 floréal (7 mai) le représentant du département, Dupuis, organise la mise en place de l'Ecole de Dijon qui occupe "les bâtiments du ci-devant collège, y compris la chapelle, pour servir tant à l'enseignement qu'au logement des 14 instituteurs". Car le département a de grandes ambitions, avec la création de cours "d'arts et métiers" et de "méthode des sciences et analyse des sensations et des idées". Mais le nombre d'instituteurs sera finalement réduit à 9 car le Ministre Benezech a rappelé, dès mars 1795, qu'il fallait appliquer la plus stricte économie.
L'Ecole ouvre en juin 1795. Pour les matières scientifiques, les professeurs sont Renaud pour les mathématiques, P. Jacotot pour la physique, Vallot, médecin, pour l'histoire naturelle. A noter qu'en mathématiques, deux prix apparaissent dans les palmarès, l'un d' "Analyse, mécanique, calcul différentiel et intégral", l'autre d' "Algèbre et son application aux courbes".
Le cours d' "Arts et métiers" pour lequel on avait pensé à Nicolas Berthot (X 1794 dont on aura l'occasion de reparler) n'existera jamais que sur le papier, et, contrairement à ce qu'affirment les biographes de ce dernier, je suis à peu près certain que Berthot ne fut jamais professeur à l'Ecole centrale, d'autant plus que ses opinions royalistes et religieuses l'auraient fait éliminer irrévocablement ! De même, Joseph Jacotot qui a bien été pressenti pour le cours de "méthode des sciences et analyse des sensations et des idées", ne sera plus professeur de langues anciennes.
Le 19 fructidor an V (1er septembre 1796), le commissaire du Directoire exécutif près l'Administration centrale de Côte-d'Or, Musard, s'exprime ainsi dans le discours de distribution des prix : "Un nouvel ordre de choses a ouvert aux talents une carrière nouvelle : ce ne sont pas des sujets, mais des citoyens qu'il s'agit de former... L'Ecole Centrale sera toujours celle du patriotisme ainsi que des talents ; seule elle présente à tous les citoyens la garantie du gouvernement. L'Europe entière change de face ; ce que le despotisme avait inutilement tenté pendant des siècles, a été exécuté et au-delà dans une seule campagne. Et quels trophées viennent encore orner de si mémorables exploits ! Tous les chefs d'oeuvre que le génie a enfantés dans l'art des Phidias et des Apelle, ont été amenés en triomphe dans la France, comme dans le lieu le plus eminent de l'Europe. La France, devenue le séjour et la patrie des arts, le sera encore de la vraie éloquence : car on sait que la vraie éloquence n'existe que dans les états libres..."
"Jeunesse française, toutes les barrières s'abaissent devant vous, tous ces préjugés de naissance et de fortune qui décourageaient le génie sont détruits, et il n'est plus de place inaccessible aux talents et à la vertu. Quel puissant motif d'émulation ! Pour donner encore plus d'activité à cette émulation, l'Administration vous a proposé des prix ; elle n'a point été arrêtée par cette objection d'un rigorisme outré, que ces prix ne servent qu'à inspirer de l'amour-propre ; la vraie sagesse ne consiste pas à détruire les passions, mais à les diriger ; il faut un mobile à l'homme et surtout à la jeunesse... N'oubliez jamais les obligations que vous contractez envers la patrie ; dès ce moment, vous lui devez le généreux sacrifice de vos talents, de votre vie même. Tous vos soins, tous vos travaux, toutes vos pensées ne doivent avoir pour objet que son triomphe et sa gloire. Respecter les lois, aimer et chérir la constitution, veiller à son maintien, la transmettre à vos enfants telle que vous l'avez reçue de vos pères ; voilà des devoirs, voilà la tâche que vous avez à remplir".
Admirable institution du discours de distribution des prix qui nous fait connaître, deux siècles après, ce qu'étaient les idées du temps, et surtout les idées qu'on souhaitait inculquer à la jeunesse !
Le programme des cours scientifiques est révélé par les connaissances exigées au concours d'entrée à Polytechnique, figurant dans un avis du Ministre de l'Intérieur F. de Neufchateau pour le concours de 1796 : "les candidats seront examinés à Dijon le 9 brumaire (fin octobre) par le citoyen Labbey sur les matières suivantes : arithmétique, algèbre jusqu'aux équations du 2ème degré inclus, la démonstration du binôme de Newton, la théorie élémentaire des progressions et des logarithmes, la géométrie comprenant la trigonomerie rectiligne, la construction des quantités algébriques par la ligne droite et le cercle, la statique avec les applications aux cinq machines simples ; enfin, l'exposition du nouveau système de poids et mesures". On reconnaît ici l'influence de Prieur de la Côte-d'Or qui s'est impliqué à fond dans la mise en route du système décimal. On remarque aussi l'absence de mention de connaissances en physique ; en effet certaines Ecoles centrales ne disposent pas des moyens d'enseignement et des professeurs nécessaires, ce qui n'est pas le cas pour Dijon, grâce aux cabinets de physique et de chimie de l'Académie et de Guyton, et à un professeur éminent comme P. Jacotot.
Bien qu'ils soient mal payés, et souvent avec un retard de plusieurs mois, sinon plusieurs trimestres, les professeurs - et leurs élèves - n'en remportent pas moins de brillants succès relevés dans un mémoire de juillet 1796 : "Que l'on ouvre les registres des écoles du génie, de l'artillerie et de l'Ecole polytechnique, on verra que les élèves les plus capables et les plus distingués sont sortis de l'école de Dijon" ; le mémoire vante également " les mérites des professeurs qui les ont préparés, en particulier le citoyen Jacotot, dont les talents égalent la modestie".
Autre témoignage de satisfaction émanant du Commissaire du Directoire exécutif Musard près l'administration centrale de Côte-d'Or dans une lettre de novembre 1796 au ministre de l'Intérieur : "Les instituteurs ont présenté à l'examen de l'Ecole polytechnique une foule de jeunes gens qui ont répondu avec la plus grande netteté et précision aux questions les plus abstraites de l'algèbre et de la géométrie", avec un final touchant : "la santé des élèves en est presque altérée et ils auraient infailliblement succombé si l'examen eût été différé plus longtemps". Voisin, qui rapporte ce texte dans une étude très documentée sur la fin du collège Godran et l'Ecole centrale de Côte-d'Or, commente : "Ces compliments sont sans doute entachés de quelque exagération, nous conclurons du moins que Dijon était fier de son Ecole centrale qui jouit d'ailleurs de la meilleure réputation au Ministère de l'Intérieur, car le ministre répondit à Musard : "je regarde votre école comme une des plus florissantes de la République".
Autre témoignage intéressant rapporté par Melle Degroise dans une communication sur "Les établissements d'enseignement à Dijon. 1789-1803" présentée au Congrès national des sociétés savantes de 1988 : "La volonté de poursuivre l'enseignement supérieur à Dijon est marquée dans l'action menée par la municipalité pour le recrutement de futurs élèves de l'Ecole polytechnique... en 1797, l'administration municipale, relayée par le Journal de la Côte-d'Or de Vivant Carion dresse la liste des jeunes bourguignons jugés dignes de préparer le concours d'entrée à Polytechnique ; quelques dijonnais très jeunes, âgés de moins de 16 ans parfois, sont élèves des professeurs de l'Ecole centrale, notamment Jacotot. Ces élèves ont fait l'objet d'un examen sérieux par une commission adhoc qui les a interrogés en 3 matières : arithmétique algèbre et géométrie". Il est certain que l'Ecole centrale de Dijon fut en son temps "une boîte à concours" et que les succès indéniables remportés en particulier à Polytechnique (la Côte-d'or se classe 3ème département pour le pourcentage de reçus de 1794 à 1800) résultent d'une incitation volontaire des professeurs vers les grandes Ecoles, et de leur compétence, plus que d'une certaine influence occulte du "clan des bourguignons", comme l'ont insinué des esprits malveillants.
Les difficultés financières de l'Ecole centrale sont bien connues en haut lieu, témoin le dialogue savoureux entre Bonaparte de passage à Dijon le 7 mai 1800 , partant pour la seconde campagne d'Italie, et les professeurs de l'Ecole centrale, rapporté par le journal de Carion : "Le Premier Consul a reçu les personnalités dijonnaises, dont les professeurs de l'Ecole centrale. Il a demandé avec intérêt aux professeurs si leur traitement leur était exactement payé ; sur leur réponse négative, "Continuez, leur a-t-il dit, à faire encore quelques sacrifices à la chose publique, à employer avec autant de succès vos talents à former des hommes à la Patrie, nous saurons bientôt vous indemniser. Le collège auquel vous avez succédé, était-il richement doté ? ses biens sont-ils aliénés ?" Ses revenus, lui répondit-on, s'élevaient à 60 000 F, mais tous ses domaines ont été vendus. "A la paix, répond Bonaparte, nous pourvoirons aux besoins de vos établissements, nous les doterons encore plus"". Réponse qui montre bien que les promesses étaient déjà monnaie courante, et dénote chez les dijonnais une nostalgie certaine de la prospérité financière de l'ancien Collège Godran qui, rappelons le, assurait un enseignement gratuit.
Jacotot ne se contente pas d'être un bon professeur ; en ventôse an IX (début 1801), il publie un « Cours de physique expérimentale et de chimie à l'usage des Ecoles centrales » dont le journal de Carion du 20 ventôse (10 mars 1801) fait l'éloge et la publicité : "Ceux même qui n'ont point étudié la géométrie, ne rencontreront aucune difficulté dans cet ouvrage. Il est encore à leur portée. Ceux qui, dans cette partie des mathématiques, comptent des succès, trouveront dans les notes qui terminent le cours de physique, une série de problèmes extrêmement intéressants. Cet ouvrage honore autant son estimable auteur que la ville dans laquelle il professe ; il se vend à Dijon chez Coquet, libraire rue Bossuet, au prix de 12 F". Vous pouvez le consulter encore aujourd'hui à la bibliothèque de l'Ecole polytechnique, ou à la bibliothèque municipale de Dijon. C'est un document précieux pour l'histoire des sciences car il comporte de nombreuses figures représentant les appareils et les expériences de physique de l'époque, et se situe au moment où la physique et la chimie s'érigent en véritable science. Ajoutons que Jacotot publiera une nouvelle édition en 1805, édition revue et augmentée pour tenir compte des dernières découvertes scientifiques ; nous en reparlerons.
Plusieurs auteurs (Chabeuf, Fyot) ont prononcé sur l'Ecole centrale des opinions désabusées et laconiques : "Celle-ci ne répondait qu'imparfaitement aux désirs et aux besoins des populations ; l'Ecole centrale périclita ; une réforme était nécessaire, elle se matérialisa par la création des lycées". C'est vite dit, mais c'est oublier que la Côte-d'Or envoya à l'Ecole polytechnique, de l'an III à l'an VIII (1794 à 1800) pas moins de 33 élèves, ce qui n'est pas si mal pour 6 ans. Certes, ils ne sortaient pas tous de l'Ecole centrale, car certains (surtout dans les débuts) avaient été éduqués par des précepteurs, et d'autre part, Nicolas Berthot déjà cité, de la première promotion X 1794, était "parti sans congé" de l'Ecole polytechnique en juin 1795, et avait fondé en août 96 une école privée qui faisait concurrence à l'Ecole centrale.
La loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) sonne le glas des Ecoles centrales et un arrêté du 16 floréal an XI (6 mai 1803) annonce la création d'un nouvel établissement à Dijon : "Dans le courant de l'an XII sera installé un lycée dans les bâtiments de l'hospice Sainte-Anne (situé dans l'ancienne rue Saint-Philibert, qui devient pour l'occasion rue du Lycée et enfin, après être redevenue Saint-Philibert, rue Condorcet en 1905). Les écoles centrales de Côte-d'Or, Saône-et-Loire, et Haute-Saône seront fermées à la date du 1er brumaire an XII (22 octobre 1803)."
Dijon s'était mis très tôt sur les rangs pour bénéficier d'un lycée ; dès février 1795, les 6 sections de la commune, lors d'une séance du Conseil Général, demandent à la Convention l'établissement d'un lycée à Dijon. Nouvelle démarche en 1802, la municipalité n'hésitant pas à se prévaloir de tout ce dont la Révolution a privé la ville : "un gouverneur, un intendant, un Parlement, une Chambre des comptes et du trésor, un baillage, une faculté de droit, une Académie richement dotée, une école de dessin, un collège formé de 15 professeurs qui jouissait d'un revenu de 60 000 F, un cours de chimie minérale, de matière médicale et d'anatomie ", et des avantages qu'offre la situation de la ville : "Dijon sert de point central à plusieurs départements qui n'ont pour chefs-lieux que de petites villes. Il est éloigné des frontières exposées au bruit des armes et aux dangers de la guerre. Ses habitants ne se livrent point aux spéculations commerciales qui absorbent la pensée, provoquent l'agitation et bannissent le calme si cher aux Muses". Quelle belle dissertation pour dire que Dijon est la capitale de la Bourgogne, une ville bourgeoise mais de bon aloi, le tout assorti de protestations d'attachement au régime consulaire, pétition qu'on fait appuyer par les bourguignons montés à Paris qui ont réussi dans la politique !
Un autre document intéressant, de la main même de Jacotot, présente sa candidature pour le poste de proviseur du futur lycée et donne des renseignements professionnels et familiaux intéressants. Jacotot s'y présente comme un "notable national", membre du Conseil général, ayant consacré 25 années à l'instruction publique, depuis le collège Godran jusqu'à Polytechnique et l'Ecole centrale de Côte-d'Or. "Il est sans fortune, chargé d'une sœur avec deux orphelins, d'un père septuagénaire, qui n'ont d'autre ressource que le fruit de son travail. Il prie le citoyen Préfet de le présenter au gouvernement pour être proviseur du lycée".
Une lettre du Préfet Guiraudet au Ministre de l'Intérieur Chaptal, datée du 23 messidor an XI (11 juillet 1803) reprend le texte précédent, en plus fleuri : "ses talents et sa rare modestie lui ont depuis longtemps concilié tous les cœurs, il est environné de l'estime publique, aussi les suffrages de ses concitoyens, et non l'intrigue, le placèrent en l'an XI sur la liste des notables nationaux. Une observation que je dois faire, c'est que ce citoyen, quoique célibataire, n'en doit pas moins être considéré comme père de famille, il est chargé d'une sœur, de deux neveux orphelins et sans fortune, d'un père septuagénaire, qui n'existent que par lui".
La lettre fait aussi une allusion sans autre précision, après la mention de sa mission dans les Poudres : "jaloux de revenir au sein de sa famille, il refuse des emplois éminents et lucratifs, il revient dans ses foyers où il fut choisi pour être l'un des examinateurs de Polytechnique". Ces emplois lucratifs visaient-ils des postes importants dans l'industrie, ou l'administration des Poudres, ou la chimie ? Mystère.
A propos du célibat de Jacotot "père de famille", c'est l'article XVIII du règlement du 20 germinal an XI (avril 1803) sur l'organisation des lycées qui est visé : "Après la première formation des lycées, les proviseurs, censeurs et procureurs des lycées devront être mariés, ou l'avoir été. Aucune femme ne pourra néanmoins demeurer dans l'enceinte des bâtiments occupés par les pensionnaires". Car on ne badine pas avec la morale et la moralité des administrateurs et des élèves, et une circulaire de novembre 1806 précisera même "qu'aucune femme ne pourra loger dans un bâtiment attenant à un lycée à moins qu'il existe une entrée et une sortie particulières, et les logements ne pourront être habités par des femmes qu'autant que les fenêtres ou jours donnant sur l'intérieur des lycées seront murés"!
L'arrêté de nomination de Jacotot est signé le 30 fructidor an XI (16 septembre 1803) par le premier Consul, contresigné par le secrétaire d'Etat Hugues Maret (le futur duc de Bassano, un dijonnais) p.c.c. le ministre de l'intérieur Chaptal et, pour ampliation le conseiller d'Etat chargé de la direction et de la surveillance de l'instruction publique Fourcroy (cf. reproduction ci-dessous).
Les difficultés commencent avec les problèmes financiers pour l'aménagement des locaux de l'ancien hospice saint Anne, avec 8 salles de classe et des dortoirs dans les combles, le tout prévu pour recevoir au début une centaine d'élèves. Les travaux avancent lentement, le maire lance une souscription, mais les dijonnais ne sont guère généreux. Fourcroy tempête et menace de priver Dijon de lycée si tout n'est pas terminé pour le 1er brumaire an XII (22 octobre 1803). Les travaux sont loin d'être terminés et Jacotot est un proviseur sans lycée.
Le 10 brumaire (novembre 1803) la municipalité et les journaux s'inquiètent car les études vont devoir être interrompues mais, avec un dévouement exemplaire, "les professeurs de l'Ecole centrale qui ont gémi avec tous les parents de cette cessation subite" décident de reprendre les cours le 9 frimaire (début décembre). Le Journal de la Côte-d'Or signale qu'on fait aux bâtiments de l'ex-Ecole centrale des réparations pour les rendre propres à recevoir provisoirement le lycée. Finalement, il semble bien que les cours du lycée aient commencé en avril 1804, mais toujours dans les locaux de l'ex-collège Godran, les professeurs ayant été nommés en février. Le 1er novembre, les docteurs Brenot et Hoin effectuent une visite de la ci-devant maison Sainte-Anne avec Jacotot et le censeur Renaud, à la suite de quoi ils signalent au Préfet "qu'il y a de quoi placer au moins 140 individus et qu'à mesure que le nombre de pensionnaires augmentera, ils trouveront aisément à être placés dans ces dortoirs qui auront le temps de sécher d'ici-là". C'est le 14 frimaire an XIII (début décembre 1804) que le lycée peut donc s'installer dans ses locaux définitifs.
L'ensemble des travaux ne sera achevé qu'en 1806, alors que Napoléon tempête à nouveau que les transformations ont coûté trop cher, que la ville n'a pas respecté les formes d'adjudication, qu'elle a vu trop grand et il refuse d'approuver les comptes... ce qui n'empêche pas le lycée de tourner et le nombre d'élèves d'augmenter : de 130 en 1804, il passera de 230 à 350 entre 1809 et 1813.
Les préfets sont chargés par Napoléon de donner de l'éclat à la vie locale et la première distribution de prix, le 20 fructidor an XII (5 septembre 1804) est un succès populaire
" Les autorités civiles et militaires ajoutaient par leur présence au triomphe de la jeunesse ; une foule immense remplissait la salle ; un orchestre nombreux célébrait l'entrée des corps constitués par des airs d'allégresse ; lorsque le Préfet Riouffe dont la main devait couronner l'assiduité, le zèle et les talents, est venu donner aux élèves le témoignage de la reconnaissance publique, la musique, les applaudissements ont salué l'arrivée du premier Magistrat". Après le discours du Préfet, félicitant les élèves récompensés d'étudier sous des maîtres distingués et dans une ville où tout respire l'air des grands hommes qu'elle a produits, "la trompette de la gloire a sonné le plaisir des spectateurs, le bonheur des élèves".
En 1807, le succès est tel que la cérémonie tourne à l'émeute, si bien que le 23 août 1808, à la veille de la distribution des prix, le maire fait placarder un arrêté rappelant "les désordres dont la distribution des prix a été l'occasion l'an dernier" et informant "qu'il y a lieu de requérir la troupe et mettre sur pied tous les gendarmes disponibles afin d'empêcher les dijonnais de se bousculer, de s'écraser et de se battre pour avoir une bonne place à la distribution des prix".
P. Jacotot, professeur de physique en même temps que proviseur pendant la première année scolaire, reprend la plume en 1805 pour publier une nouvelle édition du manuel de l'an IX, avec des adjonctions importantes concernant l'astronomie, la minéralogie et la partie "physique". Jacotot tient compte des dernières découvertes en électricité avec un chapitre "électricité des métaux que l'on met en contact", c'est-à-dire les débuts de la théorie de la pile de Volta.
Un événement important intervient dans la vie de Jacotot en septembre 1807, le décès de son ami Damien Degrenaud, propriétaire, veuf sans enfant, qui lègue sa fortune à Pierre Jacotot, fortune importante puisqu'elle est estimée à plus de 200 000 F. Ainsi son revenu passe brusquement de 3 000 F sous le consulat à 10 000 F, certains disent même 20 à 25 000 F. Le nom de Degrenaud (ou à l'origine, de Grenaud) était peu connu à Dijon : c'était un descendant d'une famille noble du Bugey et du pays de Gex. Il habitait l'hôtel de Malain, rue du petit Potet, que P. Jacotot occupera dorénavant et ce, jusqu'à sa mort en 1821. On peut s'étonner de voir la grande amitié qui unissait un "ci-devant" à un professeur réputé "jacobin et ardent révolutionnaire". On ignore aussi quelle fut l'influence de cette fortune soudaine sur le comportement de Jacotot.
En mars 1808 paraît un décret précisant les règlements de la nouvelle Université impériale avec à la tête un Grand Maître placé sous les ordres directs de l'Empereur. Alors que tout le monde pense à Fourcroy, Napoléon choisit Fontanes comme Grand Maître ; c'est un ancien noble, exilé à Londres où il devint l'ami de Chateaubriand, rentré en France après le 18 brumaire, qui a su gagner la faveur de l'Empereur. Il est, à l'époque, président du Corps législatif et présente sur Fourcroy l'avantage de ne pas être athée, ce qui rentre dans les vues de Napoléon.
L'Université impériale est une et indivisible, avec des académies calquées sur le territoire des cours d'appel. Les onze premiers recteurs sont nommés par décret du 10 mars 1809, dont P. Jacotot pour Dijon dont l'académie couvre les trois départements de Côte-d'Or, Saône-et-Loire et Haute-Marne. Tulard, dans son dictionnaire « Napoléon » cite un commentaire de Coignet : « tout contribua à l'échec de la fonction rectorale dans le cadre du monopole voulu par Napoléon : le manque de moyens attribués aux recteurs, la personnalité des recteurs choisis par Fontanes qui échappaient au contrôle du pouvoir d'Etat et qui agirent dans l'ombre pour sauvegarder la place des ecclésiastiques dans l'Instruction publique ».
Ceci est peut-être vrai en général mais, à part le manque de moyens, ne s'applique pas au cas de Jacotot. On sait finalement assez peu de choses sur son action pendant le rectorat, à part les articles de journaux, le registre des comptes-rendus de séances du Conseil académique et une étude (inédite) de M. Ciry, ancien doyen de la faculté des sciences, sur « les débuts de l'Université Impériale à Dijon ».
L'académie s'installe à Dijon le 2 mai 1810. « La cérémonie s'est faite avec toute la pompe que commandait son important objet. Elle avait appelé un grand nombre de citoyens et tous les fonctionnaires publics ; toutes les autorités constituées s'y étaient rendues. Les membres des trois facultés étaient revêtus de leur costume. Après avoir, dans un discours aussi profondément pensé qu'élégamment écrit, présenté l'analyse des sciences diverses qui allaient faire l'objet de l'enseignement, M. Jacotot a reçu le serment de tous leurs professeurs. L'académie, accompagnée de tous les spectateurs, s'est ensuite rendue en corps à la cathédrale où ont été chantés un Domine Salvum et un Te deum de la composition de M. Travisini (compositeur dijonnais) ».
P. Jacotot est le recteur ; les deux inspecteurs d'académie sont Renaud (ancien professeur de mathématiques puis censeur du lycée) et Brun (ex-oratorien et professeur des lycées de Liège et Douai). Les trois Facultés sont celles de droit, de sciences et de lettres. La faculté de droit reprend les professeurs de l'Ecole de droit (rétablie à Dijon en 1806) avec pour doyen le juriste Proudhon. La Faculté des sciences se compose de Jacotot aîné ( le recteur) pour la chimie, Jacotot puîné (Joseph) pour les mathématiques appliquées, Morland et Vallot pour l'histoire naturelle, Gueneau d'Aumont pour la physique. La Faculté de lettres se compose de Fleury pour l'histoire, Colombot pour la philosophie, Billot pour la littérature française, Mathieu pour la littérature latine et Gueneau de Mussy pour la littérature grecque.
A noter que ce dernier, Frédéric Hugues Gueneau de Mussy est le frère cadet de François et de Philibert, X 1795 qui ont refusé de prêter le serment de haine à la royauté et ont dû quitter l'Ecole en février 96. Il sera aussi le père de Victor François (X 1837) et de Joseph François Philibert (X 1838). Avec en outre Jean Paul René Gueneau de Mussy (X 1871) et Philibert Gueneau d'Aumont, fils du professeur de physique, d'une branche de la famille Gueneau originaire de Semur-en-Auxois, on a une véritable famille de polytechniciens.
Les services du rectorat étaient fort restreints et ne comportaient qu'un secrétaire et les deux inspecteurs d'académie. Ils élirent domicile dans la propre maison du recteur, rue du Petit Potet, héritée, comme on l'a vu, de Degrenaud. Seules les réunions du conseil académique, peu fréquentes, se tenaient à l'hôtel de Grandmont dans la salle des séances ordinaires de l'Académie des Sciences Arts et Belles lettres de Dijon, reconstituée en 1802.
Il faut dire ici quelques mots de la triste affaire de "la guerre des académies", qui secoua la société dijonnaise pendant de nombreuses années. En décembre 1808, un décret impérial attribue en effet à l'Université tous les biens des universités antérieures, des académies et collèges. On a vu que la séance inaugurale de l'université s'était tenue le 2 mai 1810 dans le salon d'apparat de cet hôtel de Grandmont, propriété de l'Académie depuis 1773. Les membres de l'Académie (des sciences) avaient été invités par "une lettre honnête" et, quoiqu'ils en aient pensé, ils n'avaient pas voulu bouder et assistèrent donc à la cérémonie. A vrai dire, en 1810 et pendant tout le rectorat de Jacotot, la cohabitation des deux académies n'a pas posé de problème majeur, elle paraît naturelle et conforme à l'intérêt général, elle est facile du fait que le personnel universitaire est réduit. D'ailleurs Jacotot a informé Fontanes de la situation et, en août 1810, le Grand Maître indique qu'il ne voit pas d'obstacle à ce que la Société des Sciences et Arts continue de tenir ses séances au chef-lieu de l'Académie, avec une restriction significative : "mais elle devra se concerter avec vous pour que cette disposition ne nuise pas au service de l'académie". Lorsque Berthot remplace Jacotot comme recteur à la Restauration , il ne sera pas aussi accommodant et n'aura de cesse d'évincer l'Académie (des Sciences) de son hôtel. L'affaire traînera en justice pendant des années jusqu'à un arrangement boiteux en 1846.
Il faut réaliser que le rôle joué à l'époque par le rectorat consistait essentiellement à délivrer des diplômes : baccalauréat, licence, capacité. Dans des notes inédites léguées à M. Pauty, président de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-lettres, le doyen Ciry a dressé un tableau de ce qu'étaient les Facultés de lettres et de sciences de Dijon à leurs débuts. L'enseignement se fit pour la plus grande part au Lycée impérial, installé depuis 1804 rue St Philibert (l'actuelle rue Condorcet) où le recteur Pierre Jacotot avait prévu à cet effet l'aménagement de deux salles.
Dans l'hôtel de l'Académie n'eurent lieu que le cours d'histoire professé par le Doyen Fleury "vénérable vieillard" dont les leçons n'étaient suivies " que par quelques élèves du Lycée" dit un Inspecteur général, le cours de Littérature grecque de Gueneau de Mussy, le cours de littérature latine de Mathieu et, enfin, celui d'Histoire naturelle de Morland. Les trois premiers réunissaient leurs auditeurs dans la bibliothèque. Morland, qui enseignait tous les lundis, mercredis et vendredis à trois heures de l'après-midi, utilisait la Galerie d'Histoire naturelle dans laquelle il avait fait placer un meuble de noyer, vitré et garni de rayons, destiné à recevoir les échantillons de ses collections naissantes, qui se juxtaposaient ainsi aux anciennes sans s'y mêler. Seuls les cours faits dans l'hôtel de l'Académie étaient fréquentés par le public, un maître y conduisait les élèves du lycée et les ramenait.
Une fois installées, les Facultés ne firent guère parler d'elles. Elles avaient à s'organiser et, en particulier, à se préparer à assurer la collation du baccalauréat, dont il était prévu deux diplômes : le premier délivré par les Facultés des lettres, ouvrait la porte des Facultés ou des Ecoles de Droit et de Médecine et le second, délivré par les Facultés des sciences, auquel ne pouvaient aspirer que ceux qui possédaient déjà le premier et qui donnait entrée à l'enseignement des lycées et collèges et à la Faculté des sciences. On demandait à ces candidats de répondre "sur l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie rectiligne, l'algèbre et ses applications à la géométrie".
Pour se présenter à l'examen du baccalauréat des Facultés des lettres, il fallait avoir plus de seize ans et justifier de deux années (rhétorique + philosophie) dans un lycée ou collège autorisé, mais dans les villes où existait, comme à Dijon, une Faculté des lettres, la seconde condition était remplacée par celle d'avoir suivi pendant un an, le cours de philosophie et un autre cours, au choix du candidat, de la dite faculté. Comme on le voit, le départ entre la mission des Facultés et celle du lycée n'était pas encore nettement établi : d'autant moins nettement défini que la même matière était enseignée par le même professeur dans les deux établissements.
Cette situation confuse, ambiguë, de la Faculté des lettres, lui amena une clientèle de lycéens auxquels se joignaient, pour certains cours, quelques auditeurs moins turbulents... C'est ainsi que pour la première année scolaire, 1810-1811, une quarantaine d'élèves s'étaient inscrits, et un très petit nombre d'amateurs. L'année suivante, 1811-1812, le nombre des inscrits augmenta jusqu'à 120 dont 26 suivirent le cours de philosophie. Ces chiffres laissaient augurer d'un recrutement facile de bacheliers, or il n'en fut rien. A la première session qui fut organisée dès le 15 novembre 1810, deux candidats seulement se présentèrent, qui d'ailleurs furent reçus. Et par la suite, de 1810 à l'invasion de 1814, qui suspendit les activités universitaires, la Faculté des lettres ne délivra pour toute l'académie (Côte-d'Or, Haute-Marne et Saône-et-Loire) que 35 diplômes de bachelier bien qu'il existât à Dijon une florissante Ecole de Droit, qui en 1812 comptait 240 étudiants et pouvait offrir aux nouveaux gradués des débouchés. Mais il est juste d'ajouter que l'obligation d'être bachelier de la Faculté des lettres pour pouvoir subir des examens à l'Ecole de droit ne devait prendre effet que le 1er octobre 1815...
La Faculté des sciences, sous le Premier Empire, ne fut pas mieux nantie que celle des lettres et accueillit une clientèle de même nature composée pour partie de lycéens, pour partie "d'amateurs". Au cours de la première année scolaire, 1810-1811, les cours furent suivis par une trentaine d'élèves et par environ quarante amateurs. L'année suivante, 1811-1812, il en vint en tout 83. Les mathématiques transcendantes, "tant pour le lycée que pour la Faculté", en réunissaient 14, tous des jeunes. Morland, dans les leçons d'histoire naturelle qu'il professait à l'Académie, comptait 36 auditeurs, dont une vingtaine d'amateurs. Sur ces 83 "étudiants", un seul (Monniez, demeurant au lycée) avait payé les droits d'inscription (3 francs par trimestre et par cours suivi) et pouvait être autorisé à se présenter à un examen de la Faculté. Je n'ai pas trouvé mention qu'il en ait profité.
De 1810 à 1814, ni l'une ni l'autre de nos deux Facultés ne fit un seul gradué à l'exception des bacheliers dont nous avons parlé. Ce fait n'est d'ailleurs pas extraordinaire. Pendant l'Empire, il ne fut délivré, en effet, pour la France entière, qu'une quarantaine de diplômes de licenciés dont 31 à Paris, 4 à Caen, un à Besançon, Grenoble, Lyon, Montpellier et Strasbourg, zéro ailleurs. Au cours de la même période, 10 thèses de doctorat furent soutenues dont la moitié à Paris (L. Liard, l'Enseignement supérieur en France, II, Paris 1894, p.122).
Tout ceci est intéressant mais ne donne guère de précisions sur le rôle joué par le rectorat et le recteur Jacotot en particulier. En découvrant aux Archives départementales de Côte-d'Or les registres de procès-verbaux des séances du Conseil académique, je pensais en apprendre plus sur ce sujet. Hélas, les premières séances sont consacrées presque exclusivement à l'examen des comptes du lycée de Dijon. Les séances ultérieures sont un peu plus instructives.
A la séance du 19 décembre 1811, le recteur lit une lettre de Fontanes, datée du 3, comportant nomination des membres du Conseil : Jacotot, recteur et président ; Renaud et Brun inspecteurs ; le proviseur et le censeur du lycée ; Proudhon, doyen de la faculté de droit ; Berthot professeur de mathématiques à la faculté des sciences ; Baillot professeur de littérature à la Faculté de lettres. Il y a en outre deux membres "honoraires", les principaux des collèges de Chalon-sur-Saône et de Cluny.
Le budget prévisionnel pour 1812 donne des renseignements sur les traitements annuels des fonctionnaires : le recteur 6 000 F, les inspecteurs 3 000, le secrétaire 2 400, les professeurs entre 1 500 et 3 000 sans qu'on sache d'où vient cette différence ; le doyen a droit à un "préciput" de 1 000 F. Elément pittoresque, une rubrique "messes solennelles, illuminations, frais d'orchestre pour distribution des prix" comporte un montant de 300 F. On voit que les éléments festifs, dirait-on aujourd'hui, et religieux jouent un rôle non négligeable.
Le 9 avril 1812, Berthot lit un projet présentant "diverses idées utiles à l'instruction publique sur la succession des études" : examen remis à une séance ultérieure, dont on n'entendra plus parler.
A la fin de l'année, la Faculté des sciences se dote d'appareils de physique : appareil galvanique à 2 colonnes et 80 paires, un "grand condensateur galvanique en cuivre et taffetas gommé pour obtenir des étincelles" et d'appareils pour expériences de chimie (flacons, capsules, bacs en verre...) le tout pour 250 F.
A la séance du 5 mars 1813, une question d'importance considérable est examinée. Le proviseur du lycée indique que, conformément aux dispositions d'une lettre du Grand Maître du 13 novembre relative aux renouvellements de l'habillement des élèves en drap bleu, teint à l'"indigo pastel", il a consulté plusieurs fabricants et présente les propositions accompagnées d'échantillons. Après un examen soigneux, c'est M. Bouet (ou Bruet) fabricant de drap à Dijon, qui est retenu.
Les défaites se succèdent malgré quelques sursauts, la France est envahie et Napoléon doit abdiquer à Fontainebleau le 11 avril 1814 ; le 12 le Comte d'Artois (frère du roi Louis XVIII et futur Charles X) fait son entrée à Paris. Louis XVIII qui rentre en France en passant par l'Angleterre, ne mettra le pied sur le sol français que le 24.
A régime nouveau, idées nouvelles, c'est humain, et la France est lasse des guerres napoléoniennes continuelles. On est tout de même un peu surpris de lire, dans le procès-verbal du Conseil académique du 16 avril, l'adresse envoyée par Jacotot à S.A.R. Monseigneur le comte d'Artois, lieutenant-général du royaume : "Nous nous empressons d'adresser à Votre Altesse Royale et nous la supplions de mettre au pied du trône nos respectueuses félicitations pour le rétablissement de la monarchie française, en la personne de son Roi légitime, et pour le retour de la famille auguste qui, pendant tant de siècles, a fait le bonheur et la gloire des français...". La République et l'Empire sont vite oubliés ! Un peu plus loin l'allusion aux guerres apparaît :"Nous pourrons désormais, sous l'égide d'un prince magnanime, juste, et ami de la paix, appeler la jeunesse dans le temple des muses, sans crainte de la voir enlevée de nos écoles pour être immolée dans les combats". A noter que l'adresse, à part les protestations de loyalisme et de fidélité de rigueur (sinon de servilité) met l'accent sur le retour de la paix, mais ne fait aucune allusion à la religion.
Jacotot ne parait pas avoir été inquiété pendant cette première restauration, pas plus que le proviseur du lycée, Blot de Chauvigny, qui sera lui-même remplacé en janvier 1815 par de Lespin, d'origine vendéenne, bon royaliste, qui sera révoqué en mai 1815. Le censeur est l'abbé Tardy, ancien membre de la Doctrine chrétienne et professeur dans divers collèges ; il a émigré en Angleterre à la Révolution. Rentré en France en 1811, il est aumônier du lycée jusqu'en 1813, où il est promu censeur. Royaliste et intrigant fervent, il a sollicité à la Restauration le poste de proviseur (mais sans succès) en intervenant auprès du maire et du préfet. Mais c'est de Lespin, plus ancien, qui est désigné par le Grand Maître. On dit même que Tardy aurait sollicité le poste de recteur ! Il se manifestera à nouveau lors de la seconde Restauration.
A une séance du Conseil, le 18 novembre, intervention de Jacotot , certainement sur intervention de Tardy, à propos de l'achat d'objets du culte. En effet l'abbé Margnier d'Eaubonne, censeur avant Tardy, est parti comme proviseur au lycée de Besançon et il a emporté les objets "les plus essentiels au culte, qui lui appartenaient". Jacotot présente le devis des "objets à se procurer rapidement afin de pouvoir célébrer dignement l'office divin". Il y en a pour 850 F, auxquels il faut ajouter 350 F à rembourser à d'Eaubonne pour une croix et des chandeliers.
Coup de tonnerre dans un ciel apparemment serein, le 26 février 1815, Napoléon quitte l'île d'Elbe et débarque au golfe Juan. La remontée du Rhône et le passage à Chalon-sur-Saône enfièvrent les esprits dijonnais. Napoléon arrive à Paris le 20 mars, Louis XVIII a quitté la veille les Tuileries pour rejoindre la Belgique.
Des troubles éclatent au lycée, opposant les élèves, en majorité bonapartistes et soutenus par les maîtres d'études, au proviseur et au censeur, royalistes, qui veulent interdire le port de la cocarde tricolore. Cette fois, pas d'adresse pour le retour de l'Empereur, pas de trace tout au moins dans le registre du Conseil d'académie qui est d'ailleurs blanc pour toute la période de janvier à septembre 1815. On sait tout de même que Jacotot prête le serment d'obéissance à l'Empereur, alors que le proviseur, le censeur, l'aumônier du lycée et 5 professeurs des Facultés (dont Berthot) sur 13 refusent. L'inspecteur d'académie Renaud a une position ambiguë, il prête le serment mais avec restriction : " sous condition que Napoléon sera réélu par le peuple et que, de toutes les constitutions qui existent, il en sera fait une digne de la nation française".
En avril, Napoléon déplace le proviseur de Lespin, et suspend le censeur Tardy. Le nouveau proviseur, Lefebvre, nommé le 15 mai fait reprendre le tambour et le fifre pour les promenades, il forme même une petite compagnie de canonniers destiné à aider les "fédérés" pour la défense de la ville, canonniers qui ne recevront d'ailleurs jamais de canon.
La défaite de Waterloo (18 juin 1815) entraîne le départ, définitif cette fois, de l'ex-Empereur pour Rochefort et l'île de Sainte-Hélène, et le retour des Bourbons.
Dès le 27 juillet, l'abbé Tardy, redevenu censeur, écrit au préfet M. de Choiseul pour se plaindre du proviseur Lefebvre (destitué le 31). Le maire Durande intervient aussi en proposant de confier provisoirement à Tardy les fonctions de proviseur et de censeur. Tardy fait régner la Terreur blanche au lycée, chassant les employés et maîtres d'études dévoués à Napoléon. Il finit par indisposer le personnel et est à son tour dénoncé à l'autorité universitaire par les fonctionnaires qu'il a chassés, et même accusé d'avoir fait enlever le proviseur Lefebvre par les autrichiens début août. Les désordres prennent fin à l'automne, Tardy quitte d'ailleurs Dijon en octobre, avec avancement, pour aller au collège royal d'Angers comme proviseur.
Que devient Jacotot en ces heures certainement pénibles pour lui ? Fin août, il assiste à la distribution des prix du lycée devenu collège royal. Le Journal de la Côte-d'Or, royaliste, qui rend compte de la cérémonie, cite Jacotot sans mentionner son titre de recteur. Il est destitué le 12 septembre et remplacé par Berthot. La fin de l'année à Dijon est marquée par le procès des "fédérés" (bonapartistes) qui seront d'ailleurs acquittés. Suspecté, Jacotot, qui a certainement eu des sympathies pour ce mouvement, se défend en des termes dignes d'un révolutionnaire : "Je jure sur mon honneur et devant l'Etre Suprême que je n'ai pas été du nombre des fédérés".
Le remplacement de Jacotot n'est pas très apprécié de la population dijonnaise, il part "au grand regret de ses nombreux administrés et par une mesure contre laquelle devaient l'abriter son eminent savoir et l'estime générale" (biographie bourguignonne Muteau Garnier).
Finalement que peut-on dire du rectorat de Jacotot ? Force est de reconnaître, à la lecture des documents du Conseil académique, que Jacotot y apparaît plus en super-proviseur du lycée de Dijon qu'en recteur régnant sur les établissements de trois départements. Ceci dû probablement en partie à la personnalité de Jacotot, mais aussi au système centralisé à l'extrême de l'Université impériale. Berthot, qui sera un grand recteur (pendant 33 ans, de 1815 à 1848) mais dur et volontiers qualifié par ses ennemis de "despote" ou de "pacha" l'accusera de ne pas avoir eu, dans ses relations avec ses subordonnés, le ton ferme convenant à son rang. A la première séance du nouveau Conseil académique, présidé par Berthot le 16 octobre, il expose "combien il est important d'inspirer à la jeunesse des sentiments de religion et d'amour pour le roi". Il demande d'adresser une circulaire aux chefs d'établissement pour que les professeurs donnent deux fois par semaine des devoirs ayant pour objet d'inspirer aux élèves l'amour de la religion et de Dieu". Gueneau D'Aumont est chargé de rédiger le texte de la circulaire.
Le 10 décembre, Gueneau D'Aumont propose de faire un don à Sa Majesté par les membres de l'académie royale et les professeurs de Facultés et du collège royal. Berthot propose de verser la valeur d'un demi-mois de traitement. Finalement on enverra 20 000 F le 12, avec un exposé des motifs dithyrambique, à la Commission de l'instruction publique qui transmettra au Ministre de l'Intérieur, lequel adressera les remerciements du roi le 2 janvier 1816.
Mais ceci est déjà l'histoire du rectorat de Nicolas Berthot.
P. Jacotot était introduit depuis longtemps dans les milieux politiques puisqu'il était classé depuis l'an XI (1803) parmi les "notables nationaux" et qu'il avait été nommé l'année précédente membre du Conseil général du département. Après sa destitution, le reste de sa vie va être consacré à sa participation aux affaires publiques, et aussi à des organismes de bienfaisance où il utilise une partie de la fortune léguée par Degrenaud.
En décembre 1810, le Conseil d'arrondissement de Dijon l'élit candidat au Corps législatif. Il joue un rôle important dans les assemblées électorales locales et malgré sa destitution et ses opinions bonapartistes, le préfet Girardin (préfet de la Côte-d'Or en 1819 et 1820), libéral, le propose au Conseil général en 1819. Il reste membre du collège électoral du département et du conseil d'arrondissement de Dijon. D'ailleurs, Girardin qui a des démêlés avec le recteur Berthot autoritaire et cassant, semble apprécier Jacotot qu'il estime "homme de valeur et de caractère facile".
Depuis août 1810, il est également membre du bureau de bienfaisance et, depuis 1813, du bureau de charité du 5ème arrondissement de Dijon. La notice nécrologique publiée dans le journal de Carion après sa mort souligne "Héritier depuis quelques années d'une belle fortune que lui laissa un riche vieillard (Degrenaud) qui estimait les qualités rares de son esprit et de son cœur, on vit M. Jacotot ne l'employer qu'à faire plus de bien encore". Le journal retrace la carrière de Jacotot et termine : "en 1815, au deuxième retour du Roi, M. Jacotot fut privé de ses fonctions de recteur, par suite des événements de cette année mémorable. Quels qu'aient été les jugements du public à cet égard, il est certain qu'on exagéra beaucoup les torts de cet homme estimable. Nous pouvons même assurer que, plus tard, il se rattacha sincèrement à la cause du Roi et qu'il a persévéré dans ces sentiments jusqu'à sa mort. Il est toutefois juste de dire qu'il fut regretté de son académie et qu'il l'eût été davantage si on ne lui eût donné un successeur aussi instruit et aussi religieux (Berthot). M. Jacotot , avant d'être un homme public, ne se montra pas moins estimable dans l'exercice des vertus privées ". L'article est signé E.L.A. Perrot, diacre, et nous rappelions que le Journal de Dijon est de tendance monarchiste.
Jacotot meurt le 14 juillet 1821, "heure de minuit". Le Journal politique et littéraire de la Côte-d'Or publie, dès le dimanche 15, un éloge funèbre du défunt : "la mort vient de ravir à notre département un homme de bien par excellence, et aux physiques et aux mathématiques un de leurs plus habiles professeurs. P. Jacotot a succombé la nuit dernière à une longue et cruelle maladie, la phtisie pulmonaire...".
Ses obsèques ont dû revêtir une certaine solennité, relevée dans le journal du 18 : "les funérailles de P. Jacotot ont eu cette pompe qui doit toujours accompagner les restes de l'homme qu'on vit consacrer ses talents, ses vertus, sa vie entière, à l'instruction de la société. On s'est empressé de lui rendre les derniers devoirs, et un cortège nombreux a suivi sa dépouille mortelle. Il était formé de l'Académie, dont il était membre, des professeurs à la tête desquels il avait été si heureusement placé, de tous ceux qui furent ses disciples ou amis. Son successeur (Berthot) y était venu mêler sa douleur à la douleur commune. Dans la foule des citoyens et fonctionnaires qui honoraient ainsi l'homme de bien, on distinguait presque tous les élèves de l'Ecole de droit qui, spontanément, sans invitation et mus uniquement par le sentiment de respect qu'inspire la vertu, s'étaient joints et apportaient dans le plus grand recueillement, le tribut de leurs regrets à l'ancien et digne chef de l'instruction publique".
La présence d'un grand nombre d'élèves de l'Ecole de droit semble montrer que la cérémonie ne dut pas manquer de certaines arrière-pensées politiques.
Jacotot légua tous ses biens à sa sœur, et 20 000 F aux pauvres, sur la vente de trois bâtiments de la "cour du mouton", (sise rue Saint-Philibert, proche du lycée impérial puis collège royal) qu'il avait acquis en 1817.
En conclusion, que peut-on dire de l'homme Jacotot ? A travers les commentaires stéréotypés caractéristiques de l'époque, il apparaît bien que Jacotot fut une personnalité de la société dijonnaise, depuis l'ancien régime et le collège Godran jusqu'à son accession au rectorat, et même après. Il était apprécié de tous pour ses qualités sociales, son désintéressement, sa modestie. Il était bon, avait un accueil plein de simplicité et une politesse rare. "Il est poli, parce qu'il est bon" a écrit de lui un inspecteur général.
Sans doute, n'était-il pas sans faiblesses : il avait les défauts de ses qualités. Sa modestie lui valut d'être plutôt comparé à ses pairs que mis en valeur pour ses propres qualités. On l'a vu, Berthot l'accusait de ne pas avoir, dans ses relations avec ses subordonnés, le ton ferme convenant à son rang ; il lui reprocha aussi aigrement d'avoir manqué de caractère en n'expulsant pas sur l'heure, de son logis, l'Académie des Sciences lorsque celle-ci en fut dépouillée au profit de l'Université. Berthot, bien que lui-même ancien président de l'Académie, n'aura pas les mêmes scrupules... et la société dijonnaise le lui pardonnera difficilement.
Ciry compare Pierre Jacotot à son "cousin Joseph". La réserve, la modestie paysannes de son cousin le recteur n'étaient pas de son fait. "Aussi spirituel que savant", dit de lui un inspecteur général, Joseph était un brillant causeur, dont la conversation laissait paraître son esprit malicieux, frondeur, et son attachement aux principes de la Révolution. On ne peut probablement pas dire que Pierre Jacotot fut un esprit brillant, mais il fut un excellent professeur et un homme de bien et d'urbanité. Il n'eut pas droit à une rue à Dijon, même modeste, à son nom, comme Joseph Jacotot ou Nicolas Berthot. Presque totalement ignoré des dijonnais, son nom n'apparait que rarement dans les Mémoires de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-lettres, et dans quelques ouvrages sur l'histoire locale, ou sur l'histoire de l'enseignement à Dijon du temps de l'Empire et de la Restauration.
Je remercie tous ceux que j'ai sollicités au cours de mes recherches et qui m'ont obligeamment fourni les renseignements en leur possession, en particulier Patrice Bret (Jacotot aux poudres et salpêtres), Michel Pauty, professeur à la faculté des Sciences de Dijon, président de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-lettres de Dijon qui m'a communiqué l'étude inédite de M. Ciry sur "la première Faculté des sciences", sans oublier Emmanuel Grison, qui a pensé que cette étude était susceptible d'intéresser la SABIX.
Remerciements également aux personnels des Archives de l'Ecole polytechique, des Archives départementales de la Côte-d'Or, des Archives municipales de Dijon, des Archives de l'Académie, ainsi que ceux des bibliothèques municipale et universitaire.